Claude le Liseur a écrit :Eliazar, quand vous écriviez dans la rubrique "Prosélytisme" comment je vous ramenais à vos devoirs patriotiques, voilà ce que je trouve dans la biographie de la reine Berthe de Burgondie par le grand écrivain suisse Charles-Albert Cingria, encore plus gallomane que moi:
"(à propos d'Hugues Capet) le chef d'une monarchie qui devait s'avérer, garante pour des siècles de bénédiction des peuples et des races, la composition la mieux réussie qui ait existé en Europe jusqu'à nos temps" (in La Reine Berthe, L'Âge d'Homme 1992, p. 148)
"Il faut penser au duché dit de France, d'où est sortie cette qualité inestimable définie comme française, laquelle devait peu à peu se propager et englober d'autres entités, jusqu'à réaliser finalement la rencontre sur le même tracé du pays politique et du pays géographique." (ibidem, p. 149)
C'est écrit en 1947, et, avec le recul, cela paraît délirant. Mais j'ai eu en lisant un petit pincement au coeur en me disant que la France, aujourd'hui en passe de rejoindre le continent de Mu et l'Atlantide, a vraiment dû être quelque chose, à une époque lointaine (987-1789? ou 1108-1763? ou 1214-1685?), pour qu'un "étranger réputé régnicole" de la Burgondie transjurane en ait gardé, en 1947, un tel souvenir... Et cela m'a remémoré nos discussions sur le forum. :D
Et force est de reconnaître que la monarchie française, pendant les longs siècles où elle fut la puissance dominante en Europe occidentale, a plutôt fait un usage modéré de son pouvoir - du moins à l'extérieur de ses frontières, dans les pays sous la zone d'influence.
Malgré toutes les tentatives de récrire l'Histoire de la Suisse, il n'en reste pas moins que, de 1516 à 1789, la Confédération a vécu sous une espèce de semi-protectorat de la Couronne de France, que Napoléon Bonaparte a essayé de rétablir en 1802-1803 après l'épisode douloureux d'invasion violente de la Suisse par les républicains français en 1798. L'ambassadeur de France auprès de la Confédération, qui avait sa résidence à Soleure, participait aux réunions de la Diète. Et son influence s'exerçait toujours dans un sens modérateur. Même lorsque Louis XIV a révoqué l'édit de Nantes est s'est lancé dans une folle persécution des protestants qui devait mener la France à sa perte, les consignes données à l'ambassadeur auprès de la Confédération ont toujours été d'éviter la guerre entre cantons protestants et cantons catholiques.
Ce qui est important, c'est de se pencher sur la guerre idéologique qui a été menée pendant un siècle pour mettre à bas le régime qui avait eu un rôle plutôt stabilisateur en Europe pendant plusieurs siècles. Au vu de ce qui s'est passé ensuite, l'Europe ne semble pas avoir gagné à cette mise à mort du (relativement) gentil Léviathan remplacé par des dizaines de Béhémoth tous plus violents les uns que les autres. Or, cette guerre idéologique a aussi des implications du point de vue orthodoxe qui nous intéresse ici. En effet, des disciples francophones mal inspirés du génial théologien que fut le père Jean Romanidis (
Ἰωάννης Ρωμανίδης) ont interprété sa théorie de la Romanité orthodoxe (
Ρωμηοσύνη -
Romiosyni) sans se rendre compte qu'ils ne faisaient en fait que se rallier à la conception raciste de l'Histoire de l'Europe occidentale théorisée au XVIIIe siècle par le marquis Henri de Boulainvilliers (1658-1722) et dont la plus pure expression reste l'énorme roman
Les Mystères du Peuple de l'écrivain socialiste Eugène Sue (1804-1857). Roman certes admirable à bien des égards, mais qui mérite aussi d'être analysé, au point de vue de l'histoire des idées, comme un recyclage socialiste, républicain et vaguement nationaliste de la théorie nobiliaire, aristocratique et antinationale du marquis de Boulainvillliers, le point commun entre les deux restant le racisme et l'hostilité à la royauté.
Il y aurait donc beaucoup à dire sur la postérité des idées de Boulainvilliers, qui ont connu à la fin du XXe siècle, via le RP Jean Romanidhis d'éternelle mémoire et surtout ses admirateurs français, un nouveau recyclage, cette fois-ci orthodoxe. Tout n'est bien sûr pas faux dans cette présentation de l'Histoire ecclésiastique de l'Occident qui a au moins le mérite de démolir la désinformation phylétiste et œcuméniste en rappelant les racines orthodoxes de la France (ou des Gaules) et de l'Italie (ou des Italies) et la violence avec laquelle elles furent arrachées. Tout n'est pas faux, beaucoup est vrai, mais les tenants de cette conception a) d'une part ignorent certains faits qui infirment leur thèse, comme le soutien des métropolites d'Allemagne à saint Photius de Constantinople dans sa lutte contre les usurpations de la Papauté romaine et b) ne se rendent pas compte à quel point leur discours est influencé, d'une manière qui me semble pénible, par la conception raciste de l'Histoire présente chez Boulainvilliers et Sue.
Que l'on ne me fasse pas dire ce que je n'ai pas dit. Je n'emploie pas dans une mauvaise intention le terme «raciste», contrairement aux tenants attardés d'un pseudo-antifascisme attardé qui me court sur les nerfs, et qui ont fait de cet adjectif l'arme suprême pour décrédibiliser des idées, détruire des vies et démoraliser des peuples. Je n'ai rien à voir avec la prétendue mouvance antiraciste qui est en train de détruire l'Europe par tous les moyens; cette mouvance, je la rejette, je la condamne et je l'anathématise, et je ne cesse de recommander la lecture du lumineux livre de Renaud Camus,
Le communisme du XXIe siècle (Xenia, Vevey 2007, 112 pages) qui a disséqué cette idéologie porteuse de mort pour les peuples d'Europe. Quand j'écris que Boulainvilliers et Sue ont une conception raciste de l'Histoire, je ne veux pas les vouer aux gémonies. Loin de moi l'idée de pratiquer la
reductio ad hitlerum, ultime refuge du crétin dépourvu d'arguments, mais sûr de se mettre du côté du manche dans la société dominée par le dogme «antiraciste». Il convient d'abord de donner aux mots le sens qu'ils ont, et n'ont pas le sens que voudraient leur donner nos actuels
Propagandastaffel du pseudo-antiracisme. Quand j'écris que Boulainvilliers et Sue ont une conception raciste de l'Histoire, je veux dire qu'ils expliquent toute l'Histoire de l'Europe occidentale par un affrontement entre les Gallo-Romains et les Francs (version Boulainvilliers) ou un affrontement entre les Gaulois et les Romano-Francs (version Sue), divisant leur nation en deux «races» antagonistes et irréductibles. C'est ainsi que, dans
Les Mystères du Peuple de Sue, la famille Lebrenn, de pure race celtique (sans aucun mélange avec les Latins ou les Germains au cours des dix-neuf siècles que couvre le récit du roman !) est, génération après génération, laborieuse, chaste, généreuse, opprimée et rebelle, tandis que les descendants du franc Nerowig, compagnon de Clovis, sont, génération après génération, cruels, paresseux, luxurieux, etc. Le dernier recyclage en date de cette conception raciste de l'Histoire, en milieu orthodoxe, aboutit à l'opposition irréductible entre les Gallo-Romains immuablement orthodoxes et les Francs (qu'on orthographiera Franks pour l'occasion, histoire de reprendre la graphie qu'utilisait Eugène Sue) irrémédiablement filioquistes et papistes.
Sans doute que les invasions germaniques ont joué un rôle dans la chute de l'Europe occidentale hors de l'Orthodoxie. Sans doute que le mythe franc (
Gesta Dei per Francos) a aggravé les choses. Toutefois, il est bien léger de faire de l'opposition entre Germains et Welches le moteur de cette décadence religieuse, en oubliant le rôle propre de la famille carolingienne, les influences juidaïsantes et monophysites, les ambitions individuelles de certains titulaires du siège de Rome. L'opposition entre tenants de la Romanité orthodoxe et tenants du (faux) Empire «romain germanique» dans cette lente mort spirituelle de l'Occident explique certes beaucoup de choses, et explique notamment en grande partie l'alternance d'orthodoxes et d'hérétiques sur le siège de Rome entre le milieu du IXe siècle et le début du XIe. Il y a donc un apport utile dans la théorie des disciples du RP Ioannês Romanidês. Mais elle n'explique pas tout. Et elle se heurte à certains faits gênants comme le soutien apporté par les évêques les plus prestigieux d'Allemagne au saint patriarche Photios de Constantinople dans sa lutte pour défendre les saints canons de l'Église, la foi salutaire reçue des Apôtres et l'organisation divino-humaine de la sainte Église contre les empiètements et les hérésies de Nicolas Ier de Rome. Je suis d'autant plus sensible à ce point que j'avais un jour servi d'interprète à une délégation luthérienne allemande en visite dans une paroisse orthodoxe de Suisse romande et que j'avais insisté auprès de mes interlocuteurs allemands sur cet épisode oublié, qui est pourtant bien présent dans l'incomparable
Histoire de l'Église de l'archiprêtre Wladimir Guettée d'éternelle mémoire.