le patriarcat de Moscou face à la loi sur le voile
Publié : lun. 02 févr. 2004 0:50
Je sais que notre modérateur n'aime pas que l'on reproduise les dépêches d'agences de presse, mais celle-ci me paraît apporter un point de vue intéressant sur un sujet qui fait beaucoup parler de lui en France (et qui ferait aussi parler de lui chez nous si nous avions enfin un début de réaction...). C'est une dépêche du 28 janvier de l'agence Interfax ( www.interfax.ru/e/B/0/28.html?id_issue=8180559 ). Je la reproduis d'abord en anglais, telle qu'elle m'est parvenue, et ensuite dans ma traduction en français.
"Orthodox Church criticizes France on religious symbols
MOSCOW. Jan 28 (Interfax) - The Russian Orthodox Church disagrees with the decision made by the French authorities to ban religions symbols in schools and universities.
"All this very much resembles the Soviet system, where children could not wear crosses in schools, but only pioneer ties could be worn", Vsevolod Chaplin, deputy head of the External Relations Department of the Moscow Patriarchate, told Interfax on Wednesday.
The attempt to ban headscarves, skullcaps, and large crosses indicates a crisis of secularism in France, he said.
"When those who want to drive religion into a ghetto have no more legal and philosophical arguments to prevent believers from openly manifesting their religious convictions, they resort to restrictive tactics", Chaplin said.
Chaplin said secularism is also a religion, which preaches faith in man and puts him at the center of the universe.
"It is unclear why representatives of this religion, the religion of freedom and emancipation, can wear their symbols, for example, bow-ties and heavy makeup, in schools, and believers cannot wear their symbols", he said.
"In this system, there is no equality of rights or true pluralism, but only ideological dictatorship", he said. Chaplin expressed his solidarity with most religions leaders of Europe and the world who have opposed the French initiative."
Ma traduction:
"L'Eglise orthodoxe critique la France à propos des symboles religieux
MOSCOU, 28 janvier (Interfax) - L'Eglise orthodoxe russe est en désaccord avec la décision des autorités françaises d'interdire les symboles religieux dans les écoles et les universités.
"Tout ceci ressemble beaucoup au système soviétique, où les enfants ne pouvaient pas porter de croix à l'école, mais seulement les foulards des pionniers (des Jeunesses communistes - NdL)", a déclaré Vsevolod Tchapline, vice-directeur du département des Relations extérieures du patriarcat de Moscou, mercredi (donc le 28 janvier -NdL) à l'agence Interfax.
Il a dit que la tentative d'interdire les foulards, les calottes (kippas? -NdL) et les grandes croix est le signe d'une crise du laïcisme en France.
"Quand ceux qui veulent enfermer la religion dans un ghetto n'ont plus d'arguments juridiques et philosophiques pour empêcher les croyants de manifester ouvertement leurs convictions, ils ont recours à des tactiques restrictives", a dit Tchapline.
Tchapline a déclaré que le laïcisme est lui aussi une religion, qui prêche la foi en l'homme et le place au centre de l'univers.
"On ne sait pas pour quelle raison les représentants de cette religion, la religion de la liberté et de l'émancipation, peuvent arborer à l'école leurs symboles, par exemple leurs noeuds papillon ou leur maquillage exagéré, et pourquoi les croyants ne peuvent pas arborer leurs symboles", a-t-il dit.
"Dans ce système, il n'y a pas d'égalité des droits ou de pluralisme réel, mais seulement une dictature idéologique", a-t-il déclaré. Tchapline a exprimé sa solidarité avec la plupart des chefs des religions en Europe et dans le monde, lesquels se sont opposés à l'initiative française."
Mon commentaire, et mes interrogations sur cette question si délicate et brûlante:
1. Le patriarcat de Moscou, qui a une nombreuse diaspora en France (laquelle sera encore plus nombreuse après la prochaine réunification de l'émigration russe, quand l'Eglise russe hors frontières et l'Archevêché de la rue Daru retourneront dans le sein de leur Eglise-mère), a sans doute dû la consulter avant de prendre position par rapport au projet de loi français. On peut donc supposer que cette déclaration de Vsevolod Tchapline (que je suppose prêtre, mais la dépêche ne l'indique pas) reflète une opinion sinon majoritaire, du moins répandue dans l'émigration russe en France. Cette opinion est-elle différente de celle de la majorité des Français? Ceux-ci sont-ils sensibles à la question du prosélytisme islamique à l'école publique? Y a-t-il un soutien quelconque de la population en général à ce projet de loi?
(Pour ma part, je comprends d'autant mieux la position du gouvernement français que, lorsque j'étais assistant dans une université suisse, j'ai été confrontée à une provocation de ce type en plein milieu du couloir sur lequel donnait mon bureau. Je n'ai pu m'en sortir qu'en invoquant la laïcité, alors que celle-ci est incomplète chez nous; je me suis alors dit que nous nous étions placés dans une situation encore plus précaire que celle des enseignants français désireux de ne pas voir les établissements scolaires transformés en lieu d'endoctrinement religieux.)
2. La réflexion de Vsevolod Tchapline sur l'injustice d'un projet de loi qui ne vise que les symboles religieux me semble en adéquation avec les propositions de certains ténors du parti socialiste français qui réclamaient que la loi sur la neutralité s'étende aussi aux symboles politiques. Que ceux qui n'ont jamais été agacé à la rencontre du n-ième étudiant bombant le torse avec son ticheurt "Che Guevara" leur jettent la première pierre... Et aussi, pourquoi le gouvernement français ne s'attaque-t-il qu'aux provocations religieuses ou même politiques, sans voir qu'il y a aussi des problèmes de décence, de laisser-aller vestimentaire et d'indiscipline?
3. Si, comme le rappelle la dépêche d'Interfax, la plupart des "chefs religieux" du monde ont condamné la démarche du gouvernement français pour construire un début de digue contre la marée montante du communautarisme et du prosélytisme agressif, il n'en reste pas moins que la France a reçu le soutien du cheikh d'Al-Azhar, considéré comme l'autorité la plus respectable de l'Islam sunnite, qui a déclaré que la France avait parfaitement le droit d'interdire le port du foulard islamique dans les établissements scolaires publics, et que les musulmans de France qui ne voulaient pas respecter la loi du pays n'avaient qu'à partir vivre dans un pays du Dar-al-Islam. Le point de vue du cheikh d'Al-Azhar est intéressant, mais je crains que le peu d'autonomie dont il dispose vis-à-vis de l'Etat égyptien en limite l'impact: certains pensent déjà que son jugement lui a été imposé par son gouvernement.
"Orthodox Church criticizes France on religious symbols
MOSCOW. Jan 28 (Interfax) - The Russian Orthodox Church disagrees with the decision made by the French authorities to ban religions symbols in schools and universities.
"All this very much resembles the Soviet system, where children could not wear crosses in schools, but only pioneer ties could be worn", Vsevolod Chaplin, deputy head of the External Relations Department of the Moscow Patriarchate, told Interfax on Wednesday.
The attempt to ban headscarves, skullcaps, and large crosses indicates a crisis of secularism in France, he said.
"When those who want to drive religion into a ghetto have no more legal and philosophical arguments to prevent believers from openly manifesting their religious convictions, they resort to restrictive tactics", Chaplin said.
Chaplin said secularism is also a religion, which preaches faith in man and puts him at the center of the universe.
"It is unclear why representatives of this religion, the religion of freedom and emancipation, can wear their symbols, for example, bow-ties and heavy makeup, in schools, and believers cannot wear their symbols", he said.
"In this system, there is no equality of rights or true pluralism, but only ideological dictatorship", he said. Chaplin expressed his solidarity with most religions leaders of Europe and the world who have opposed the French initiative."
Ma traduction:
"L'Eglise orthodoxe critique la France à propos des symboles religieux
MOSCOU, 28 janvier (Interfax) - L'Eglise orthodoxe russe est en désaccord avec la décision des autorités françaises d'interdire les symboles religieux dans les écoles et les universités.
"Tout ceci ressemble beaucoup au système soviétique, où les enfants ne pouvaient pas porter de croix à l'école, mais seulement les foulards des pionniers (des Jeunesses communistes - NdL)", a déclaré Vsevolod Tchapline, vice-directeur du département des Relations extérieures du patriarcat de Moscou, mercredi (donc le 28 janvier -NdL) à l'agence Interfax.
Il a dit que la tentative d'interdire les foulards, les calottes (kippas? -NdL) et les grandes croix est le signe d'une crise du laïcisme en France.
"Quand ceux qui veulent enfermer la religion dans un ghetto n'ont plus d'arguments juridiques et philosophiques pour empêcher les croyants de manifester ouvertement leurs convictions, ils ont recours à des tactiques restrictives", a dit Tchapline.
Tchapline a déclaré que le laïcisme est lui aussi une religion, qui prêche la foi en l'homme et le place au centre de l'univers.
"On ne sait pas pour quelle raison les représentants de cette religion, la religion de la liberté et de l'émancipation, peuvent arborer à l'école leurs symboles, par exemple leurs noeuds papillon ou leur maquillage exagéré, et pourquoi les croyants ne peuvent pas arborer leurs symboles", a-t-il dit.
"Dans ce système, il n'y a pas d'égalité des droits ou de pluralisme réel, mais seulement une dictature idéologique", a-t-il déclaré. Tchapline a exprimé sa solidarité avec la plupart des chefs des religions en Europe et dans le monde, lesquels se sont opposés à l'initiative française."
Mon commentaire, et mes interrogations sur cette question si délicate et brûlante:
1. Le patriarcat de Moscou, qui a une nombreuse diaspora en France (laquelle sera encore plus nombreuse après la prochaine réunification de l'émigration russe, quand l'Eglise russe hors frontières et l'Archevêché de la rue Daru retourneront dans le sein de leur Eglise-mère), a sans doute dû la consulter avant de prendre position par rapport au projet de loi français. On peut donc supposer que cette déclaration de Vsevolod Tchapline (que je suppose prêtre, mais la dépêche ne l'indique pas) reflète une opinion sinon majoritaire, du moins répandue dans l'émigration russe en France. Cette opinion est-elle différente de celle de la majorité des Français? Ceux-ci sont-ils sensibles à la question du prosélytisme islamique à l'école publique? Y a-t-il un soutien quelconque de la population en général à ce projet de loi?
(Pour ma part, je comprends d'autant mieux la position du gouvernement français que, lorsque j'étais assistant dans une université suisse, j'ai été confrontée à une provocation de ce type en plein milieu du couloir sur lequel donnait mon bureau. Je n'ai pu m'en sortir qu'en invoquant la laïcité, alors que celle-ci est incomplète chez nous; je me suis alors dit que nous nous étions placés dans une situation encore plus précaire que celle des enseignants français désireux de ne pas voir les établissements scolaires transformés en lieu d'endoctrinement religieux.)
2. La réflexion de Vsevolod Tchapline sur l'injustice d'un projet de loi qui ne vise que les symboles religieux me semble en adéquation avec les propositions de certains ténors du parti socialiste français qui réclamaient que la loi sur la neutralité s'étende aussi aux symboles politiques. Que ceux qui n'ont jamais été agacé à la rencontre du n-ième étudiant bombant le torse avec son ticheurt "Che Guevara" leur jettent la première pierre... Et aussi, pourquoi le gouvernement français ne s'attaque-t-il qu'aux provocations religieuses ou même politiques, sans voir qu'il y a aussi des problèmes de décence, de laisser-aller vestimentaire et d'indiscipline?
3. Si, comme le rappelle la dépêche d'Interfax, la plupart des "chefs religieux" du monde ont condamné la démarche du gouvernement français pour construire un début de digue contre la marée montante du communautarisme et du prosélytisme agressif, il n'en reste pas moins que la France a reçu le soutien du cheikh d'Al-Azhar, considéré comme l'autorité la plus respectable de l'Islam sunnite, qui a déclaré que la France avait parfaitement le droit d'interdire le port du foulard islamique dans les établissements scolaires publics, et que les musulmans de France qui ne voulaient pas respecter la loi du pays n'avaient qu'à partir vivre dans un pays du Dar-al-Islam. Le point de vue du cheikh d'Al-Azhar est intéressant, mais je crains que le peu d'autonomie dont il dispose vis-à-vis de l'Etat égyptien en limite l'impact: certains pensent déjà que son jugement lui a été imposé par son gouvernement.