L'autocéphalisme, maladie sénile de l'Orthodoxie

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Claude le Liseur
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L'autocéphalisme, maladie sénile de l'Orthodoxie

Message par Claude le Liseur »

Revenons deux cents ans en arrière, à la chute de l'éphémère Empire de Napoléon.

En 1815, la quasi-totalité des chrétiens orthodoxes du monde étaient les sujets de trois empires, l'Empire russe, l'Empire ottoman et l'Empire d'Autriche. L'annexion de la Géorgie par la Russie avait entraîné la suppression, tout à fait injustifiée, de l'antique autocéphalie de l'Eglise de Géorgie.

Il restait donc six Eglises locales autocéphales - Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem et Chypre depuis l'Antiquité, et Moscou depuis 1448 de facto et 1589 de jure.

La lente agonie de l'Empire ottoman a donné naissance, entre 1815 et 1912, à cinq Etats sur le sol européen: Serbie, Grèce, Roumanie, Bulgarie et Albanie. A l'exception de l'Albanie, tous ces pays avaient une population à majorité orthodoxe (au moins nominale). Dès le départ, les pressions des gouvernements des Etats nouvellement indépendants ont été constantes pour détacher l'Eglise orthodoxe présente sur leur territoire de la juridiction du patriarcat de Constantinople. Ce processus s'est étalé entre 1833 (proclamation de facto de l'autocéphalie de l'Eglise de Grèce) et 1945 (reconnaissance de jure de l'autocéphalie de l'Eglise de Bulgarie), le cas de la Bulgarie ayant été particulièrement compliqué du fait que la proclamation de l'autocéphalie s'était accompagnée d'une revendication sur tous les Bulgares de l'Empire ottoman (et non sur un territoire en particulier), attitude condamnée en 1872 sous le nom d'ethnophylétisme.

La cas de l'Albanie, où le christianisme orthodoxe était minoritaire (20% de la population à l'époque), était marqué par le très violent antagonisme entre nationalisme albanais et nationalisme grec, de telle sorte que la création d'une Eglise autocéphale, en 1937, apparut comme le seul moyen de préserver la minorité orthodoxe d'Albanie.

Avec le recul, on peut se demander si la création des quatre autres Eglises autocéphales découlait d'une demande réelle du peuple ou du clergé, ou s'il ne s'agissait pas d'une volonté des nouveaux gouvernements de mettre l'Eglise en coupe réglée. Toujours est-il que seules deux de ces autocéphalies ont connu un succès durable (Grèce et Roumanie); les deux autres (Serbie et Bulgarie) se sont effondré devant la marée de l'athéisme dès avant la deuxième Guerre mondiale. Pour mémoire, l'Eglise orthodoxe de Bulgarie, supposée être la religion majoritaire de ce pays, n'arrive même pas à mener à bien la publication des textes liturgiques en bulgare.

Quant à l'Eglise d'Albanie, elle a été rayée de la carte par le pouvoir communiste en 1967, ressuscitée avec l'aide des Grecs en 1992, et connaît une existence très menacée.

La chute de l'Empire des Habsbourg en 1918 n'a pas vraiment modifié le paysage ecclésiastique, puisque les territoires de cet Empire où vivaient des populations nominalement orthodoxes ont été rattachés à la juridiction de la Serbie ou de la Roumanie.

En revanche, la chute de l'Empire russe, en 1917-1918, a bouleversé le paysage, dans la mesure où les autorités des pays détachés de l'Empire russe ne voulaient pas voir des minorités parfois importantes (environ 10% de la population de la Pologne de 1930) dépendre sur le plan religieux d'une Union soviétique qui était à la fois un pays hostile et un laboratoire de l'athéisme. Outre la résurrection de l'autocéphalie géorgienne (qui n'a pas été remise en cause par la conquête soviétique de l'éphémère Géorgie indépendante en 1921), sont ainsi apparues des Eglises autonomes en Finlande, Lettonie et Estonie, et une Eglise autocéphale en Pologne, seuls les orthodoxes de Lituanie restant rattachés à un patriarcat de Moscou qui fut tout de même sans titulaire de 1925 à 1943. Dans ce cas, contrairement aux événements du XIXe siècle, il y avait une certaine volonté d'autonomie de la part du peuple et du clergé, tout simplement pour échapper à la persécution soviétique.

Les autonomies lettone et estonienne ont été liquidées en 1944-1945, mais pas l'autonomie finlandaise, ni l'autocéphalie polonaise.

Or, en 2023, rien ne justifie plus l'autocéphalie de l'Eglise de Pologne. Les territoires de la Pologne de l'entre-deux-guerres qui avaient des populations orthodoxes importantes (au moins sur le papier) ont été rattachés à l'Union soviétique en 1945 et font aujourd'hui partie du Bélarus et de l'Ukraine. Soviétisées à partir de 1945, ces populations sont aujourd'hui en majorité athées. Les territoires restés à la Pologne ne contiennent plus aujourd'hui de population orthodoxe appréciable (assimilation à la majorité catholique romaine oblige) et il ne reste que 156'000 orthodoxes sur 38,5 millions de Polonais (recensement de 2011).

Il en va de même pour l'autocéphalie de l'Eglise de Tchéquie et Slovaquie, promulguée en 1951 après le rattachement forcé à l'Orthodoxie de la minorité uniate de Slovaquie. Ce rattachement a été annulé en 1969 et les uniates ont fait leur retour au catholicisme romain. Les effectifs orthodoxes de Tchéquie et Slovaquie aujourd'hui ne représentent même pas 40% de ceux de 1951.

Pourquoi cette insistance sur les chiffres ? Parce qu'une Eglise autocéphale, pour fonctionner, a besoin de quatre évêques au minimum, et que les évêques sont recrutés parmi les moines. Vu les effectifs squelettiques des autocéphalies albanaise, polonaise et tchécoslovaque, on se doute bien que cela aboutira à un moment à ce que n'importe qui soit consacré évêque pour peu qu'il soit célibataire. On imagine quel sera le niveau d'un tel épiscopat. C'est d'ailleurs par réaction lucide à cette situation que l'Eglise de Bulgarie avait soulevé la question de l'élévation à l'épiscopat de prêtres mariés, mais ceci est une autre question.

En tout état de cause, dans la situation actuelle, les autocéphalies albanaise, polonaise et tchécoslovaque ne sont pas viables, et les autocéphalies serbe, bulgare et macédonienne (celle-ci une pure création du régime de Tito en 1967) sont en très grande difficulté face à la déchristianisation à peine imaginable de leur population. Le nationalisme extrême qui prévaut en Albanie fait que cette autocéphalie devra être maintenue à tout prix, vraisemblablement grâce à l'aide de Constantinople et des orthodoxes américains. En revanche, je ne pense pas que le nationalisme polonais, tchèque ou slovaque se sente le moins du monde concerné par le maintien ou la suppression de l'autocéphalie de deux Eglises orthodoxes qui ne touchent qu'un nombre infime de fidèles. Je me doute bien que, dans les circonstances politiques actuelles, un retour de l'Eglise de Pologne dans le giron du patriarcat de Moscou, comme avant 1924, est impossible. En revanche, les orthodoxes de Tchéquie et Slovaquie se trouvaient sous la juridiction serbe avant 1942 (date à laquelle l'Eglise orthodoxe fut, dans ces pays, liquidée par les nazis).

Il me semble donc que la seule solution raisonnable serait de transformer l'Eglise de Pologne en un diocèse du patriarcat de Serbie et l'Eglise de Tchéquie et Slovaquie en un autre diocèse de ce même patriarcat. On peut même supposer que la présence d'un évêque polonais et d'un évêque slovaque dans le synode du patriarcat de Serbie apporterait un souffle nouveau et renforcerait celui-ci.

Maintenant que l'on sait que le nombre d'orthodoxes en Ukraine ne représente qu'une fraction dérisoire de celui qui était annoncé aussi bien par le patriarcat de Moscou que par les partisans de l'autocéphalie ukrainienne, il n'est pas déraisonnable de penser que la proclamation avortée d'une autocéphalie en Ukraine en 2018-2019 procédait d'une manœuvre du gouvernement ukrainien pour mettre la main sur un certain nombre de monuments historiques.

Inutile de dire que l'on peut se faire du souci quant à l'avenir de l'Eglise orthodoxe de Lettonie, qui a encore moins de fidèles que les autres Eglises locales mentionnées ici, et dont l'autocéphalie a été imposée par le Parlement letton en 2022 en représailles à la guerre entre l'Ukraine et la Russie. Là, on est vraiment dans la caricature des interventions de l'Etat dans les affaires ecclésiastiques: pour "punir" la Russie, un Etat à majorité luthérienne organise la mort par asphyxie d'une minorité orthodoxe qu'il pourrait tout aussi bien laisser en paix vu son peu d'importance dans la population lettone.

Toutefois, les différents exemples historiques rappelés ci-dessus laissent supposer que ce n'est pas la première fois qu'une Eglise se voit accorder l'autocéphalie dans le but à peine caché de la liquider.
Claude le Liseur
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Re: L'autocéphalisme, maladie sénile de l'Orthodoxie

Message par Claude le Liseur »

Et maintenant, au recensement de 2021, les orthodoxes sont tombés à 151’648, diminuant aussi bien en valeur absolue qu’en proportion.
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