Je voudrais reprendre à tête reposée une intervention que j’ai déjà faite un peu plus haut sur ce sujet. La question initiale avait été posée par Hilaire. Elle portait sur les règles que devraient porter les Églises des pays de tradition orthodoxe lorsqu’elles nomment des évêques en Europe occidentale. Je vais m’efforcer de développer ce que j’avais dit alors d’une manière un peu plus explicite et plus complète.
La version développée de la question d’Hilaire était la suivante :
si un évêque orthodoxe de n'importe quel patriarcat (en attendant qu'il soit évêque de la Métropople de France), souhaite avoir son siège épiscopal à Poitiers, sur le fond, qu'est ce qui l'en empêche? pas l'église catholique vu qu'elle est hérétique...
l'AEOF par exemple peut-elle être envisagée comme une instance qui, bien que non canonique, pourrait permettre la mise en place d'un synode autonome ? Ce serait de bon aloi, dans la mesure où, par exemple, des janvier prochain, des millions d'orthodoxes de l'est de l'Europe pourraient bien devenir des millions d'orthodoxes de l'ouest de l'Europe que ça plaise ou non.
sur l'histoire des indigènes et des immigrés, j'ai du mal à vous suivre sur le fond, il n'y a plus ni juif ni grec dans l'Eglise, pas plus que d'indigènes et d'immigrés.
Saint Irénée se considérait-il comme un étranger dans l'Eglise à partir du moment où il a foulé le sol de France?
Là on aborde les affaires sérieuses, les questions qui fâchent.
Rien n'aurait dû empêcher que l’Église orthodoxe donne à un évêque missionnaire le titre d’évêque “de Paris” ou “de Poitiers” ou tout autre, puisqu’il n’y avait plus d’évêque orthodoxe sur notre sol depuis fort longtemps. L’opposition de l’Église catholique a réussi à obtenir ce brillant résultat que les Églises des pays de tradition orthodoxe ont donné à leurs évêques des titres moins compromettants, soit des “titres” (c’est le mot technique) d’anciens évêchés disparus depuis longtemps (ce fut le cas de “Sourozh” que portait mgr Antoine à Londres, ou de “Coumane” que porte maintenant mgr Gabriel à Paris), soit des titres prudemment régionaux, c’est-à-dire “évêque de France” ou “évêque d’Europe occidentale”. Mais l’opposition de l’Église catholique ne devrait avoir aucune valeur aux yeux de l'Église orthodoxe; et d’ailleurs l'Église catholique ne s'est pas gênée pour instituer des évêques catholiques dans des territoires où existent des évêques orthodoxes (et pas seulement en Russie). Toutefois dans certains pays, en particulier en Angleterre, il existe des dispositions juridiques civiles qui interdisent à quiconque de porter le titre d’évêque d’une Église locale dans le Royaume. Ce privilège est réservé à l’Église anglicane.
Mais cette question du titre, de l’étiquette du flacon, est relativement mineure. Il y a un problème beaucoup plus grave. En réalité lorsque les Églises-mères des nations orthodoxes ont commencé à créer des filiales hors du territoire national (c’est-à-dire en fait au XXème siècle), c’était seulement dans le dessein de prendre en charge
uniquement les exilés de leur nation résidant à l’étranger. C’est alors qu’est apparue la notion parfaitement anticanonique de “diaspora”.
Ceux qui sont des exilés ou des émigrés pour les nations orthodoxes deviennent en arrivant ici des immigrés pour l’Occident. L’expérience montre cependant qu’ils savent s’adapter et s’intégrer économiquement et socialement beaucoup plus facilement et beaucoup plus rapidement que les immigrés issus d’autres nations, disons ceux qui sont issus de nations restées hors de la Tradition chrétienne. Hilaire a raison de souligner qu’une organisation locale stable de l’Église orthodoxe en Europe occidentale est d’une urgente nécessité :
dans la mesure où, par exemple, des janvier prochain, des millions d'orthodoxes de l'est de l'Europe pourraient bien devenir des millions d'orthodoxes de l'ouest de l'Europe que ça plaise ou non.
Malheureusement il faut dire aussi que lorsque ces immigrés venus de l’Est viennent vivre à l’Ouest, ils se laissent impressionner par l’aspect triomphant, savant, sûr de lui-même du monde occidental. Certains d’entre eux savent très bien s’intégrer dans les milieus de l’innovation intellectuelle et artistique, ou scientifique et technologique, ou dans la vie des entreprises. Nous devons constater que leur participqation à la vie des Églises est très faible. Ils ont souvent tout à apprendre de l'Orthodoxie, et ils lisent l'Occident au premier degré, sans percevoir ses failles secrètes.
On peut se demander si les filiales que créent en Occident les Églises-mères des pays orthodoxes correspond vraiment aux immenses besoins de ces gens. Pour nous Français il est difficile d’appréhender cette question. Citoyen d’un pays d’accueil, je n’ai jamais eu l’occasion de faire l’expérience de ce qu’est la vie d’un immigré, même s’il a eu la possibilité d’échapper aux difficultés économiques. Nous les croisons dans nos rues, nous les entendons parler entre eux, mais ce monde reste très étranger pour nous, même lorsque nous les connaissons un peu plus personnellement par relation de travail ou de voisinage.
Mais je doute qu’en cherchant à jouer sur la cohésion et la persistance de la vie communautaire, les Églises-mères jouent la bonne carte. Très vite leurs enfants ou petits-enfant décident de “jeter tout ça” aux orties. Souvent, parmi les Français qui viennent vers l’Église orthodoxe, on en rencpntre qui ont eu une grand-mère orthodoxe, et c’est ce qui les a aidés à trouver le bon chemin. Mais s’ils y reviennent, ce n’est pas pour retrouver l’Église ethnique.
L’hésitation qu’éprouvent les Églises orthodoxes à affirmer et à afficher que leur présence a un caractère missionnaire qui pourrait donc, au nom de l’Orthodoxie, se poser en concurrent de l’Église catholique, est d’autant plus curieuse que pour autant les évêques orthodoxes "en diaspora" ne se privent pas de créer des diocèses orthodoxes concurrents entre eux sur les mêmes territoires… mais toujours avec siège “cathédral” à Paris.
Ces Églises craignent donc moins de se faire une concurrence anti-canonique intra-orthodoxe que d’entrer en concurrence avec une Église hétérodoxe et anti-canonique (l’Église catholique). Comprenne qui pourra. Il est certain que presque personne dans l’Église orthodoxe n’a conscience du caractère profondément dramatique de la crise dans laquelle sombre actuellement l’Église catholique.
Ce qui intéresse en fait surtout les Églises-mères des pays de tradition orthodoxe est d’avoir un évêque à Paris, poste diplomatique important, plus qu'à Poitiers ou à Romorantin. Elles s’intéressent encore plus à avoir un évêque à Bruxelles, pour avoir un représentant auprès de l’Union Européenne. Participer à la vie de l’Union Européenne (et en tirer des subventions) est devenue une préoccupation majeure pour ces Églises qui, dans leurs pays n’ont jamais imaginé que la vie politique nationale puisse se rérouler sans leur participation. Leurs Patriarches sont entourés d’un protocole comparable à celui d’un chef d’État.
Elle se tournent donc vers l’Union européenne en se demandant quel protocole celle-ci observera, et à l’égard de qui. L’Union a d’ailleurs déjà dû admettre que dans ces pays il est d’usage que l’Église orthodoxe joue un rôle éminent dans la vie publique. La question de l’organisation ecclésiastique orthodoxe en Europe occidentale devient donc peu à peu une question actuelle et réelle.
L’AEOF n’est pas véritablement une instance canonique, ne serait-ce que pour cette raison fondamentale que les évêques qui la composent sont concurrents sur un même territoire, chose impensable pour la Tradition canonique orthodoxe. De plus ces évêques sont en réalité membres d’autres synodes, ceux de leurs Églises-mères, généralement avec voie délibérative (sauf pour les deux juridictions rattachées au Patriarcat œcuménique, mais sans participation au Synode de Constantinople) ; et pour ceux qui participent aux synodes de l’Église-mère ethnique, c’est cette participation qui importe le plus à leurs yeux. Leur participation à l’AEOF n’est qu’un gadget de circonstance.
Néanmoins l’Église orthodoxe continue à exister, il faut bien vivre et tenter de progresser vers un retour à la canonicité, et il ne fait pas de doute que l’AEOF représente un timide pas en avant dans la bonne direction. On pourrait cependant s’interroger sur l’importance réelle qu’y attachent les évêques qui la composent et sur leur faible assiduité. Il s’agit plutôt de la chambre d’enregistrement d’un secrétariat incontrôlé.
Sur la question des nationalités dans la vie de l’Église, Hilaire se demande :
sur l'histoire des indigènes et des immigrés, j'ai du mal à vous suivre sur le fond, il n'y a plus ni juif ni grec dans l'Eglise, pas plus que d'indigènes et d'immigrés.
Saint Irénée se considérait-il comme un étranger dans l'Eglise à partir du moment où il a foulé le sol de France?
Bien entendu il n’y a dans l’Église ni juifs ni Grecs, ni homme libre ou pas, ni maître ni esclave, ni plus ou moins enracinés dans une mentalité supposée orthodoxe. On ne peut certes faire litière des différences linguistiques, mais force est de constater que les enfants ou petits-enfants des immigrés deviennent très rapidement uniquement francophones et tout aussi an-orthodoxes que les indigènes (voire parfois catholiques militants et engagés). Peu importe pour l’Église orthodoxe.
Saint Irénée se considérait comme un citoyen de l’empire gréco-romain, qu’il pensait universel, il parlait la langue grecque, qu’il considérait comme la langue de la culture universelle, il était originaire d’Asie Mineure, il avait été envoyé en Gaule pour prêcher la Parole de Vérité et il avait un peu de mal à parler dans des régions encore peu romanisées (sans doute y parlait-on encore le gaulois). Il s’intéressait à la vie de l’Église dans son ensemble, dans sa catholicité, et intervint auprès du pape de Rome Victor pour qu’il retirât l’excommunication qu’il avait prononcée contre ceux qui en Asie Mineure persistaient à célébrer la Pâque le 14 Nizan, jour de la Pâque juive. L’Église rejetta cette pratique, mais n’excommunia point ses tenants. Irénée portait bien son nom de “pacifique” et s’intéressait à la catholicité de l’Église.
Mais une Église orthodoxe véritablement locale pourrait et devrait se préoccuper de répondre aux besoins spirituels de la masse d’immigrés nouveaux qui arrivent de l’Est, même si pour eux l’Orthodoxie n’est plus qu’une tradition ancestrale. Et pour cela elle devrait pouvoir demander aux Églises des pays d’origine des prêtres capables de pouvoir profiter de la situation d’émigrés pour ré-orthodoxiser tant ces exilés que leurs frères restés “au pays”. Il serait pour eux préférable qu’ils s’intègrent dans leur nouveau pays. Au lieu de cela on leur demande de vivre en étrangers pour rester fidèles à une tradition qu’ils ne comprennent plus. Force est de constater que ces Églises se considèrent comme des Églises “d’exilés” et désirent plutôt les enfermer dans un ghetto protecteur (quelle illusion !).
Pour un orthodoxe qui change de pays, peu importe son origine, peu importe sa nouvelle résidence, sa demeure est aux cieux et rien de ce qui est humain ne lui est étranger, car l’homme, tout homme, est à l’image de Dieu.
Il est très significatif que jamais les Églises orthodoxes (je ne doute pas qu’elles aient quand même droit à ce titre) d’immigrés se considérant en “diaspora”, n’ont jamais pris en considération cet étonnant spectacle que nous avions sous nos yeux lors des fêtes de la Toussaint : des millions de Français même déchristianisés éprouvent encore maintenant le besoin d’aller dans les cimetières fleurir les tombes de leurs familles. C’est généralement la dernière tradition spirituelle qui reste lorsqu’ils ont tout oublié de l’Église. Ne pourrait-on (bien sûr qu’on le pourrait) instituer pour l’Église orthodoxe locale en France, une fête de tous les saints de la terre de France le 1er novembre, et le lendemain une commémoration des défunts ? Ils n’y ont jamais même pensé !
Et cependant c’est par une décision ecclésiale conciliaire que ces dates figuraient au ménologe de l’Église antique orthodoxe des Gaules dans l’Antiquité. C'est même l’institution de cette fête a permis de lutter contre l’influence païenne de la fête des esprits, qui a donné Halloween. C’était donc une bonne décision, parfaitement canonique et orthodoxe et toujours valable.
L’Église aurait-t-elle le droit de ne pas s’associer au dernier geste chrétien de ces descendants d’orthodoxes ? Le Seigneur en demandera compte à nos hiérarques lorsqu’il viendra juger les vivants et les morts.
Dans la plupart des pays d’Europe occidentale la loi reconnaît aux croyants d’une religion donnée le droit de créer une association privée pour faire célébrer un culte par un ministre reconnu, dans un local approprié. C’est ainsi que la loi de 1905 en France a créé un type de groupements appelé “associations cultuelles”. Beaucoup d’orthodoxes interprètent cette loi comme créant des paroisses autonomes dont les membres se réunissent pour célébrer leur culte qui leur convient, sans en rendre compte à une personne extérieure à l’association. On croit donc pouvoir considérer ces associations comme l’expression du principe de “l’Église locale”. Beaucoup d’orthodoxes issus des pays de tradition orthodoxe ont trouvé dans cette formule l’occasion pour fonder des associations destinées à sauvegarder leurs traditions d’origine. Beaucoup d’entre eux ignorent s’ils se trouvent sous la juridiction de l’évêque X ou Y, puisqu’ils sont entre eux, donc entre orthodoxes.
Canoniquement, c’est une erreur. Non pas pour des raisons d’effectif, mais parce qu’une Église est un corps rassemblé autour de l’évêque, comptant dans ses rangs l'ensemble des charismes, presbytéral, diaconal, monastique, laïc, et dont l’évêque a été consacré par un synode provincial orthodoxe, synode auquel il participe.
Mais si l’on se place du point de vue de la société civile, considérer l’association cultuelle comme une communauté de base auto-suffisante est également une erreur, car la loi française ne reconnaît le statut d’associations cultuelles qu’aux associations qui ont
comme objet unique d'assurer (matériellement et financièrement) l'exercice du culte dont elles se réclament et cela doit se faire en conformité avec les règles d'organisation générale de ce culte.
Autrement dit, le législateur permet de respecter l'organisation canonique et ecclésiologie de l'Eglise orthodoxe et ne donne pas raison à ceux qui interprètent cette loi comme une loi qui instaure un régime démocratique dans le gouvernement de l'Eglise. Le législateur a entendu se conformer aux règles hiérarchiques du culte en cause pour chacune des associations ; en conséquence, les décisions doivent être prises et suivies d'une manière reflétant le droit canon du culte en cause.
Cette loi de 1905 fut rejetée par l’Église catholique, car elle ne respectait pas l’autorité de l’évêque sur les paroisses et sur leur clergé. Une solution — juridiquement fort étrange, mais qui a prouvé son efficacité et sa durabilité — fut proposée par les “statuts-types” de 1923 créant des associations diocésaines dont les membres sont nommés par l’évêque (!) et qui assure la gestion juridique et financi§re du diocèse, le paiement du clergé, la gestion des immeubles, dans intervenir dans l’exercice du culte. Ce modèle rend en réalité inutile les associations paroissiales.
Cette solution fut adoptée par l’Église catholique (non sans de vifs débats). En l’occurence celle-ci avait défendu la tradition canonique de l’Église orthodoxe qui reconnaît dans charisme épiscopal la seule source possible pour toutes les décisions concernant la vie de son Église locale. Le caractère personnel de ce pouvoir de l’évêque heurte les conceptions modernes qui voudraient que toute décision fasse l’objet d’un débat et d’un scrutin. Il faut cependant se rendre à l’évidence : c’est bien là la structure que le Seigneur a indiquée à ses Apôtres et qu’ils ont transmise aux premiers évêques des Églises locales qu’ils ont fondées.
Ce qui obscurcit l’image de l’Église orthodoxe chez nous, ce n’est pas seulement l’éclatement ethnophylétiste, qui lie l’Orthodoxie à une vocation nationale,
c’est également l’effacement du caractère charismatique de l’évêque, qui se trouve dans la communauté eucharistique “à la place et à l’image du Christ”, non seulement président de la synaxe, mais aussi seul à pouvoir prendre des décisions à l’égard des personnes, comme médecin, juge, pasteur et maître. C’est lui aussi qui permet à la communauté locale qu’il supervise (c’est le sens du mot “épiscopos”) d’être en communion avec la catholicité de l’Église, en participant au synode provincial qui l’a élu et ordonné (et qui seul peut le déposer). Ajoutons aussi qu’il est le gestionnaire personnel de tous les biens de l’Église.
Or beaucoup d’orthodoxes qui se trouvent chez nous pensent qu’il faut éviter de laisser trop de pouvoirs à l’évêque et s’efforcent de transformer le fonctionnement de l’Église à la manière d’un mouvement, d’une association, de laïcs, avec un président, un Comité central et un Conseil national élus par un Congrès, une fédération de sections de base… C’est cela qu’ils entendent sous le nom “d’Église locale”.
Il est donc important et urgent de restaurer la canonicité des structures de l’Église :
(1) de restaurer dans chaque diocèse de l’Église son
unicité transnationale ;
(2) de restaurer
le pouvoir personnel de l’évêque, le seul qui possède la charisme du discernement lui permettant de prendre des décisions ponctuelles au lieu et à la place du Christ. Aucun Conseil ne peut le faire à sa place ;
(3) de restaurer la synodalité provinciale seule capable d’affirmer l’unité de la communion orthodoxe.
La seule synodalité dans l’Église est la synodalité épiscopale. Dans un débat très graves où prêtres et laïcs se précipitent pour exprimer leurs opinions (il y en a toujours eu dans l’Église, et c’est normal), il est essentiel que les évêques puissent se retirer à huis clos pour trancher le débat.