Je crois qu’il convient de regretter l’oubli dans lequel les modernistes tiennent les canons. Il s’agit de l’une des formes de la Révélation, non inscrite dans le Nouveau Testament, mais remise par les Apôtres selon l’enseignement que leur avait donné le Seigneur durant la période qui s’écoule entre sa Résurrection et sa glorieuse Ascension. Ce fut, si j’ose dire, un stage liturgique et canonique, où leur fut remis ce que l’on appelle maintenant la
Tradition non-écrite; ou
orale de l’Église. Le mot “canon” en grec ancien servait à désigner la règle de bois dont se servait le tailleur de pierre pour donner à ses pierres la forme qui leur permettrait de s’intégrer dans le bâtiment. En réutilisant ce mot, pour désigner les règles qui sont imposées à notre comportement, les Apôtres et leurs successeurs les évêques nous montrent comment nous devons tailler notre cœur pour qu’il puisse vivre de la vie de l’Église.
Dans un texte très ancien (que saint Athanase considérait comme un complément indispensable des Écritures inspirées, destiné particulièrement à l’enseignement des catéchumènes),
le Pasteur d’Hermas, nous voyons le maître de la construction d’une tour examiner chaque pierre destinée à la construction. Il rejette les pierres pourries, sales, noires ou fendillées, mais également celles qui avaient été taillées en forme de boules (la sphère était pour les philosophes de l’Antiquité le symbole parfait de la perfection autosuffisante). Ces pierres ne peuvent en effet entrer dans la construction à côté des pierres correctement taillées au carré dans du tuf de bonne qualité. Ce sont ces dernières qui peuvent devenir parties prenantes de la tour qui est l’Église. De ces pierres on peut donc dire qu’elles ont été taillées grâce au canon du tailleur de pierre.
Les canons, entre beaucoup d’autres choses, décrivent ce qu’est [/i][/b]la fonction thérapeutique de l’Église.[/i][/b]
C’est à l’évêque qu’il revient d’exercer le
ministère thérapeutique de l’Église. Il peut en effet se produire que dans l’assemblée qu’il préside un fidèle soit convaincu d’avoir commis un acte indigne d’un chrétien. Pour soigner le mal que cette faute a fait, tant à la communauté qu’au coupable lui-même, l’évêque doit l’écarter de la communion eucharistique ou bien, s’il s’agit d’un clerc, le déposer de sa dignité. Les canons indiquent à maintes reprises de véritables tarifs de sanctions correspondant aux divers types de fautes.
Voilà bien l’un des aspects les plus étonnants et les plus révélateurs de la nature profonde de l’Église : ignorant toute forme de châtiments corporels, elle ne connaît qu’une seule sorte de sanctions à l’égard des fidèles coupables d’une faute, c’est de les écarter de cérémonies de prière auxquelles justement un impie pourrait prétendre n’attacher aucune importance. Où peut alors se trouver la sanc-tion de la faute ? Dans notre monde moderne, sécularisé, orienté vers le seul désir de l’épanouissement personnel, cette méthode thérapeutique peut passer pour absurde. Et cependant la très longue expérience de l’Église montre qu’elle détient là la meilleure des thérapies de l’âme, capable d’amener les pécheurs les plus endurcis à s’amender.
Dans le monde occidental le terme “excommunication” reçoit en général la signification d’une rupture, d’un rejet définitif et brutal, capable de faire trembler même les souverains temporels. Il y a là erreur de terminologie, ou plutôt de traduction. C’est le prononcé d’un
anathème qui représente l’issue la plus dramatique, le rejet irréversible par l’Église. Ce n’est pas le cas de la peine d’excommunication : l’Église orthodoxe y voit à l’opposé l’exigence toujours réalisable d’un
processus de guérison. Tout chrétien écarté de la communion de l’Église ressent l’impérieuse nécessité d’y faire retour et de tout faire pour mériter sa réadmission à la communion.
Aux fidèles soumis à la pénitence, il est alors proposé [/i][/b]une série d’étapes[/i][/b], leur imposant pour commencer de se tenir prosternés, pour une durée fixée, à la porte de l’Église parmi ceux qui implorent les fidèles venant y prier pour le salut de leur âme. Ils sont alors admis, toujours pour une durée fixée, parmi les
pleurants dans le vestibule intérieur de l’édifice (
narthex), où il leur est permis de faire preuve de leur repentir par leurs larmes ; puis ils sont autorisés à entendre parmi les
suppliants avec les catéchumènes (mais les pénitents restent toujours proster-nés, cependant que les catéchumènes se tiennent debout) la première partie des cérémonies, c’est-à-dire la
Liturgie des catéchumènes, écoutant le chant des Psaumes et les lectures de l’Épître et de l’Évangile ; ils sont renvoyés hors de l’Église après que l’évêque les ait touchés de la main (c’est donc une
chirothésie, et c’est l’origine de la pratique du rite de la
réconciliation des pécheurs, dit à tort “absolution”). Le jour vient où, en les touchant de la main l’évêque les autorise à assister en silence en tant [/i][/b]qu’auditeurs[/i][/b] également à la suite de la “prière”, entendez la prière eucharistique, c’est-à-dire l’Offrande et la Communion, mais sans y prendre part personnellement (c’est-à-dire qu’ils ne peuvent recevoir les saints Dons). Au bout d’un certain temps arrive le terme de tout ce cycle de pénitence, c’est-à-dire qu’en les touchant de la main l’évêque les restaure comme
fidèles, membres à part entière de l’assemblée eucharistique et ils peuvent alors prendre part à “l’offrande”, ce qui implique aussi qu’ils reçoivent la communion aux dons offerts.
On remarquera que la signification exclusivement pénitencielle de la
prosternation dans l’église exclut que les fidèles admis à l’Offrande eucharistique puis-sent adopter cette attitude durant la Liturgie.
La sanction de l
’anathème ne concerne que ces quelques hommes qui ont refusé avec obstination tous les efforts répétés qu’a pu déployer l’Église par la voix de ses évêques et de ses conciles pour les amener au repentir, ce qui veut dire que l’Église, ne pouvant plus rien pour le salut de leurs âmes, ayant épuisé toute la gamme de ses objurgations,
les remet à la justice divine (c’est le sens en grec du mot “anathème” : remise). Agissant éventuellement ainsi, l’Église est encore mue par un souci
thérapeutique, mais cette fois il s’agit d’une thérapeutique qui ne vise plus qu’à préserver le troupeau des fidèles, qu’elle doit garder à l’abri de toute contamination.
On peut lire dans les canons de saint Grégoire de Nysse le long développement qu’il consacre au caractère thérapeutique des sanctions de l’Église. Il est repris et résumé d’une manière très concise par le canon 102 du Quinisexte Concile œcuménique :
Ceux qui ont reçu de Dieu le pouvoir de lier et de délier doivent exa-miner la qualité du péché et la promptitude que met le pécheur à se convertir lui-même. et c’est alors seulement qu’il faut ordonner le remède approprié, de peur que si l’on manquait de mesure dans un sens ou dans l’autre, il ne procure point au malade le retour à la santé. La nature même du péché en effet n’est pas une nature simple, elle est complexe et variée, se développe à partir des nombreuses ramifications du mal, et c’est grâce à ces multiples branches que le mal s’étend et se propage, jusqu’au moment où le médecin parvient à l’arrêter.
On trouvera dans les canons une énumération souvent reprise des diverses catégories de péchés possibles, et de la longueur des temps de pénitence qui doivent y correspondre. Seules y sont envisagées des fautes objectives et publiquement évidentes. Il n’est nulle part question d’examen obligatoire, et l’hypothèse d’un éventuel aveu spontané n’est envisagée que pour fournir matière à circonstances atténuant la sanction. Si quelqu’un n’a pas avoué et n’a pas pu être convaincu d’avoir fauté,
il faut lui en laisser la responsabilité.
La thérapeutique qui nous est proposée n’est fondée ni sur l’obligation de l’aveu ni sur la pratique de l’introspection. Elle ignore la fonction du “gourou”. Elle connaît par contre la valeur de l’aveu spontané, des larmes de repentir, de l’assiduité dans les prières et l’évêque doit veiller à ce que le repentir soit sincère et qu’il soit prouvé dans la conduite concrète du pénitent. L’Église sait bien qu’il ne faut condamner un homme qu’après un examen précis de la faute qui lui est reprochée, et éventuellement elle lui demande de présenter sa défense. Elle n’ignore ni les droits de la défense, ni l’oralité des débats, ni la procédure d’appel (pouvant monter éventuellement jusque devant un synode d’évêques). Mais la seule thérapeutique, et donc la seule sanction, que connaisse l’Église est
d’écarter le fautif pour un temps de l’Assemblée eucharistique.
Toute cette action thérapeutique de l’Église est fondée sur
le charisme de discernement de l’évêque et de lui seul, car c’est lui qui détient ce « pouvoir de lier et de délier » et c’est même parfois l’unique caractéristique sous laquelle le désignent les canons : « Celui qui a le pouvoir de lier et de délier ». C’est donc à lui qu’il revient de fixer les différentes durées des étapes de la pénitence, après avoir examiné le comportement des pénitents ; mais il peut déléguer à un prêtre le soin d’accomplir la tâche de la
chirothésie, c’est-à-dire de toucher de la main, ce qui pourra éventuellement marquer sa réconciliation avec l’Assemblée eucharistique. L’évêque peut toujours discerner que le comportement du pénitent l’amène à allé-ger, c’est-à-dire à abréger la sanction prévue par les canons, dont l’aspect “tarifaire” doit être compris plutôt dans le sens d’une “enveloppe maximale”.
Voici les principes que pose le canon 43 du Concile de Carthage :
Il faut fixer aux pénitents, d’après le jugement que porte l’évêque se-lon les divers péchés, des durées de pénitence.
Le prêtre ne doit point réconcilier un pénitent sans l’avis de l’évêque, sauf dans le cas où la nécessité l’y contraindrait en l’absence de l’évêque.
C’est devant le sanctuaire de l’Église que l’on imposera la main à tout pénitent dont la faute est publique et connue de tous, au point de trou-bler l’ensemble de l’Église,
Un problème s’est plusieurs fois posé, lorsque la coutume locale évaluait différemment selon les lieux le poids de certaines fautes précises (c’est-à-dire qu’on leur assignait des sanctions plus ou moins lourdes). La manière dont les conciles locaux et les Pères (en particulier saint Basile, dont l’autorité a été considérable dans le domaine canonique) en ont traité est particulièrement instructive, car elle permet de comprendre le profond rapport qui unit ces règles avec la tradition du “dogme” (c’est-à-dire, je le répète,
la Tradition orale de l’Église). Voici comment le canon 102 du Quinisexte Concile que j’évoquais plus haut, après avoir parlé du rôle thérapeutique du discernement de l’évêque pour fixer les sanctions, évoque, en citant saint Basile (c’est son premier canon), l’éventualité d’un conflit entre l’exacte observance des canons et leur application selon la coutume locale :
Il nous est donc nécessaire “de connaître l’une et l’autre méthode, celle de l’exacte observance des commandements et celle de la coutume, pour suivre, dans le cas de ceux qui ne consentent pas à accepter la sévérité, la méthode que nous transmet la coutume” comme nous l’enseigne saint Basile.
Nous sommes donc très loin ici d'une "demande du statut de pénitent sans y être obligé par les canons. Les canons parlent de péché constatés par l'évêque, sans se préoccuper de la part qu'il faut attribuer à un aveu spontané, d'un entretien obligatoire avec lui, etc. La seule mention qui est faite d'un aveu spontané dans les canons est pour lui donner la signification d'une circonstance atténuante.
Le piétisme est le tendance à insister sur les pratiques religieuses qui ont une signification subjective, psychologique. La pratique thérapeutique de l'Église repose sur une conception avant tout objective du péché.