Itinéraire du Père Placide

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Antoine
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Itinéraire du Père Placide

Message par Antoine »

Dans un message posté le: Mar 14 Oct 2003 20:36 rubrique "au secours la laïcité"
Panayiotis écrivait:
connaissez-vous des ouvrages qui expriment un parcours orthodoxe individuel ? Cela me semble plus abordable et "nourissant" spirituellement

Vous trouverez ci-dessous l'intinéraire du Père Placide Deseille, ancien cistercien devenu moine orthodoxe athonite.
Ce récit a été publié dans le n° 95 de la revue "Le messager orthodoxe" du 2ème trimestre 1984, et je le trouve particulièrement intéressant.

Pour des raisons de taille nous avons découpé l'article en 09 séquences et regroupé à la dernière toutes les notes de renvoi.
Que ceux qui souhaiteraient disposer de cet article sous présentation "Word" m'envoient un mail.

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ETAPES D’UN PÈLERINAGE


Première formation.

C’est avec une immense reconnaissance que je pense à tous ceux qui ont contribué à mon éducation humaine et spirituelle. Je fus formé, au sein de ma famille, à l’école de la grande tradition liturgique et patristique de l’Église. Ma grand-mère et mes deux tantes paternelles, qui exercèrent sur moi une profonde influence, avaient pour livre de chevet le « Livre de la Prière antique» de Dom Cabrol, et l’« Année liturgique» de Dom Guéranger, qui contient tant d’admirables textes des anciennes liturgies d’Occident et d’Orient.
Ces trois femmes, animées d’une foi robuste et d’une profonde piété, avaient horreur des dévotions sentimentales, et elles surent me donner très tôt le sens et le goût des richesses de la Tradition. Elles aimaient aussi la vie monastique, les œuvres de Dom Marmion; et les grandes abbayes de Beuron, de Maredsous et de Solesmes (1) étaient les hauts-lieux de leur christianisme. Au collège, mes éducateurs jésuites —des hommes de prière, d’une grande noblesse de cœur et d’intelligence — éveillèrent en moi l’amour de l’Antiquité classique, du Moyen Age chevaleresque, du XVIIe siècle français aussi. Mais ils ne contrarièrent en rien l’influence de mon milieu familial.
Je devais avoir une douzaine d’années quand je lus dans une revue déjà ancienne un article, illustré de photographies évocatrices, sur les monastères des Météores, en Thessalie. Cette lecture me laissa une impression profonde, et je pressentis qu’il existait en ces lieux une tradition encore plus vénérable, encore plus authentique que celle des grandes abbayes bénédictines contemporaines dont me parlait ma grand-mère. J’aurais aimé être moine au Grand Météore, — mais c’était là, évidemment, un souhait irréalisable, et je n’imaginais même pas qu’on pût un jour m’accepter dans un monastère catholique, tellement le genre de vie qu’on y menait me paraissait sublime et inaccessible pour moi. J’envisageais un autre avenir.
La guerre de 1939 et l’occupation allemande changèrent brutalement tout le cadre de mon existence antérieure. L’occasion me fut donnée de fréquenter l’abbaye de Wisques, dans le Pas-de-Calais. J’y fis la. connaissance d’un moine admirable, Dom Pierre Doyère, ancien officier de marine entré dans ce monastère dont il devait ensuite devenir prieur. Je lui suis toujours resté très attaché, ainsi qu’au Père Abbé, Dom Augustin Savaton. Quinze ans plus tard, je devais être amené àcollaborer avec Dom Doyère à l’édition, pour la collection « Sources chrétiennes », des œuvres de Ste Gertrude d’Helfta, la grande mystique bénédictine du XIVe siècle.
La figure de St François d’Assise et de ses premiers compagnons, découverte à travers les œuvres de Jœrgensen (2) et les Fioretti (3), m’enthousiasmait, mais le franciscanisme plus tardif ne m’attirait pas. Je visitai quelques abbayes bénédictines, Solesmes notamment, où je revins souvent dans la suite et qui resta pour moi, à côté de la Trappe, comme une seconde patrie spirituelle. Mais la vie bénédictine, qui me séduisait par son enracinement traditionnel, ne satisfaisait pas en moi un certain besoin d’absolu, un goût pour une sorte de rudesse de l’existence et de primitivisme évangélique, qui trouvaient comme leur symbole dans les ermitages franciscains d’Ombrie et les monastères des Météores.
Dernière modification par Antoine le mar. 28 oct. 2003 13:30, modifié 2 fois.
Antoine
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ETAPES D’UN PÈLERINAGE (suite 02)

I. Vie cistercienne
(1942-1966)


L’abbaye de Bellefontaine.

En juillet 1942, des circonstances providentielles m’amenèrent à faire un bref séjour à l’Abbaye cistercienne de Bellefontaine, en Anjou (4). Dérogeant assez étrangement à son habitude d’éprouver longuement les vocations, le Père Abbé me demanda presque brutalement, au terme de notre premier entretien: « Quand voulez-vous entrer? » Je fus reçu comme postulant au mois de septembre suivant. J’avais alors seize ans. Les cisterciens trappistes suivaient la règle de St Benoît, comme les bénédictins, mais leur vie avait un cachet de simplicité et d’austérité plus marqué. Je me sentais, à la Trappe, plus près des sources vives du monachisme, plus près de l’Évangile tel que les Pères du désert avaient voulu le traduire dans leur vie.
L’àbbé du monastère, Dom Gabriel Sortais, était un homme de grande foi et de prière. N’avait-il pas un jour arrêté un incendie en y jetant son chapelet? Énergique et bon, rigoureux dans son ascèse et sachant se montrer exigeant envers les autres, il s’appliquait, à l’exemple de St Bernard de Clairvaux, à se montrer « père et mère »pour ses moines. Je ne pense pas qu’il ait beaucoup lu les Pères de l’Église. Mais il était très attaché à la tradition monastique, et c’est àtravers les observances et la pratique concrète de la Règle qu’il rejoignait l’esprit des anciens Pères.

A l’école des Pères de l’Église et de la tradition spirituelle.
Le Père Abbé me confia, pour ma formation, au Maître des novices, le Père Émile, un jeune moine qui, lui, s’était pénétré de l’enseignement de St Cassien et qui donnait à ses novices l’intelligence de la Règle de St Benoît en la leur commentant à partir de ses sources, les Pères du désert, St Pacôme et St Bas ile. Un peu plus tard, je devais lire les écrits de St Dorothée de Gaza et de St Jean Climaque, qui avaient été, à l’époque de sa conversion, les principales sources d’inspiration de l’Abbé de Rancé, le grand réformateur de la Trappe au XVIIe siècle. Durant ces années de formation, je fréquentai assidûment les auteurs cisterciens du XIIe siècle, qui conjuguaient harmonieusement la tradition spirituelle augustinienne avec un origénisme purifié et décanté par St Grégoire de Nysse et St Maxime le Confesseur. Mais j’aimais aussi les enseignements de Jean de la Croix (5), de l’École française du XVIIe siècle, où se retrouve quelque chose du grand souffle des Pères de l’Église, et d’auteurs comme le Père Lallemant et le Père Surin, guides pratiques et lucides pour qui veut progresser dans la vie spirituelle (6).
Cette formation monastique se poursuivit sous la conduite de mon Père spirituel, le Père Alphonse, moine ardent, plein d’humour et parfois un peu «fol en Christ». C’est aussi au monastère que je fis mes études théologiques. Pendant plusieurs années, j’étudiai d’une manière assez approfondie les œuvres de Thomas d’Aquin. J’ai beaucoup aimé la philosophie thomiste. J’y trouvais un excellent antidote contre les poisons de l’individualisme, du subjectivisme et de l’idéalisme, qui ont imprégné la pensée moderne. Mais la manière dont Thomas d’Aquin conçoit les rapports de la nature et de la grâce, et l’usage qu’il fait de la raison — bien qu’en dépendance de la foi — pour construire une théologie qui répondît à la définition aristotélicienne de la «science» me gênait; elle différait profondément de la démarche théologique des Pères. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer la cohérence et l’harmonie de la synthèse théologique thomiste, mais elle évoquait pour moi l’architecture gothique de son époque, géniale, mais où la raison soumet trop rigoureusement le matériau à ses exigences. La méthode scolastique me paraissait exposée, par nature, à réduire les mystères de Dieu à ce que la raison peut en saisir en les cernant dans ses définitions ou en les mettant en syllogismes. Les écrits des Pères, au contraire, respiraient un sens du sacré et du mystère, évoquaient une compénétration du divin et de l’humain, qui trouvaient leur correspondant plastique dans l’art roman et byzantin.
Cet attachement aux Pères de l’Église m’apporta d’ailleurs quelques mécomptes. Peu avant mon ordination sacerdotale, le Père Abbé me conseilla de lire un bon traité sur le sacerdoce. Je lui répondis que j’aimerais lire quelque ouvrage des Pères sur le sujet. Il me répliqua vivement: «Mais vous n’y pensez pas! Vous allez être ordonné dans trois semaines: il vous faut lire pour l’instant quelque chose de sérieux sur le sacerdoce. Les Pères, vous aurez toujours le temps de les lire ensuite, comme complément.» Et j’eus droit à un pieux ouvrage du XIXe siècle, aussi sentimental dans ses effusions que ratiocinant dans sa théologie. Je rencontrai souvent des réactions analogues. Un autre supérieur monastique, à qui je parlais des Pères, me répondit: «Oui, sans doute, il y a de belles choses dans les Pères. Mais ils n’ont pas de théologie, ni de mystique. Il n’y a pas eu de vraie théologie dans l’Église avant St Thomas. Et s’il y a eu en Orient de grands ascètes, il n’y a pas eu de mystiques. La mystique, dans l’Église, commence avec St Bernard, et n’arrive à maturité qu’avec St Jean de la Croix, au XVIIe siècle.» Ces deux réflexions méritaient d’être citées, car elles illustrent bien un état d’esprit auquel je me suis très souvent heurté. On admettait volontiers que les Pères sont très intéressants, qu’ils demeurent des sources précieuses; mais on ne saurait y trouver une doctrine parvenue à maturité. Leur pensée est restée à l’état d’ébauche. Entre les Pères et les grands classiques du catholicisme romain, tous postérieurs au XIIe siècle, il existe tout l’écart qui sépare l’enfance et l’adolescence de l’âge mûr.
Il m’était impossible d’entrer dans cette manière de voir. Assurément, j’admirais Thomas d’Aquin, et j’espérais qu’en ne l’interprétant pas au moyen de ses commentateurs plus tardifs, mais en l’éclairant par ses sources patristiques, il serait possible de réduire l’écart qui le séparait de l’enseignement des Pères. Mais j’avais la conviction intime que ceux-ci étaient les témoins privilégiés de la tradition de l’Église, qu’on y trouvait en sa plénitude. Chez eux, tous les aspects de la doctrine et de la vie chrétienne étaient toujours éclairés à partir des mystères centraux de la Trinité sainte et de la déification de l’homme par l’incarnation rédemptrice du Christ. Chez eux, la connaissance procédait toujours de la plénitude de la vie et de l’expérience spirituelles; selon une formule dont j’ai oublié l’auteur et que je cite de mémoire, « ils n’enseignent pas à partir de déductions ou de conjectures: ils nous parlent d’un pays où ils sont allés».
Ce qui m’intéressait chez les Pères, ce n’était d’ailleurs pas les éléments plus individuels ou plus originaux de leur pensée: c’était au contraire les convergences, tout ce qui témoignait de la tradition de l’Église, reçue et personnellement assumée par chacun d’eux. Le critère de St Vincent de Lérins m’enchantait: «Il faut veiller avec le plus grand soin à tenir pour vrai ce qui a été cru partout, toujours et par tous.» C’est à l’ensemble de l’Église, unanime dans l’amour à travers le temps et l’espace, que l’Esprit-Saint manifeste la plénitude de la vérité. La liturgie, elle aussi, me comblait, parce qu’elle n’était pas la prière d’un individu ou d’un groupe particulier; elle ne portait la marque ni d’un lieu ni d’une époque déterminés: née à l’âge des Pères, elle s’était développée en subissant le filtrage des générations de croyants et de priants, et ce qui avait été retenu était authentiquement d’Église.
J’étais pleinement heureux au monastère. Je me sentais intimement accordé à la vie liturgique et à tout le cadre des observances. Bellefontaine était d’ailleurs un monastère où une grande fidélité à la règle s’alliait à un esprit de liberté et de relative souplesse. Le Père Abbé n’avait rien d’un esprit tatillon. La seule chose qui me gênait était un certain hiatus qui existait entre la règle, les observances et la liturgie d’une part, et la théologie et la spiritualité d’autre part. Les premières étaient restées en substance ce qu’elles avaient été durant les onze premiers siècles de l’Église; les secondes, au contraire, étaient, chez beaucoup de moines, très marquées par le catholicisme moderne. Je me souviens d’avoir dit un jour, et ce n’était pas une simple boutade:
«Notre règle et notre liturgie sont patristiques; notre théologie est dominicaine; notre spiritualité est carmélitaine ou jésuite !» Le problème était assez semblable à celui que je rencontrai plus tard dans les Églises uniates: on. était en présence d’une tradition vénérable, mais arrachée à son climat originel, et que beaucoup ne pratiquaient que par obéissance, sans en avoir le «sens» profond. Il me semblait nécessaire de reconstruire l’unité de notre vie en revenant à l’enseignement et à l’esprit des Pères. Et je pressentais que l’Église orthodoxe avait mieux préservé cette grande tradition des premiers siècles chrétiens.
Antoine
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ETAPES D’UN PÈLERINAGE (suite 03)



Première rencontre de l’Église orthodoxe: l’Institut Saint-Serge.

En 1952, je fus ordonné prêtre. Peu de temps après, je fus nommé professeur de théologie dogmatique, et, un peu plus tard, je fus chargé en même temps de la formation spirituelle des jeunes moines du monastère qui faisaient des études en vue du sacerdoce. Soucieux de donner un enseignement théologique selon l’esprit des Pères, je profitai de quelques voyages à Paris, nécessités par les affaires du monastère, pour rencontrer le Père Cyprien Kern, professeur de patristique à l’Institut Saint-Serge, et Vladimir Lossky, dont la «Théologie mystique de l’église d’Orient» m’avait enthousiasmé (malgré les très expresses réserves de l’excellent Père jésuite qui avait eu l’imprudence de me prêter ce livre explosif!). Lossky devait, hélas, mourir très peu de temps après notre rencontre.
Le Père Cyprien m’initia à la doctrine de St Grégoire de Nysse, de St Maxime le Confesseur, de St Grégoire Palamas. Il me montra, au cours de longs entretiens, et avec une bienveillance sans limites, comment la christologie du Concile de Chalcédoine et la doctrine palamite des énergies divines sont la clé de la compréhension orthodoxe de l’Église, de l’homme et de l’univers. Cependant, très discret et respectueux de la conscience d’autrui, le Père Cyprien ne me suggéra jamais d’entrer dans l’Église orthodoxe. A l’époque, d’ailleurs, l’idée ne m’effleura même pas. Mon appartenance à l’Église catholique me semblait aller de soi et ne pouvoir être remise en cause. Mon souci était de trouver dans la tradition orthodoxe une aide pour mieux pénétrer le sens de ma propre tradition.
J’aimais profondément la liturgie latine. La connaissance de la liturgie orthodoxe, que je venais de découvrir avec émerveillement à Saint-Serge, me faisait prendre une vive conscience des richesses analogues, quoique plus cachées, que recelait la liturgie latine traditionnelle, et m’incitait à en vivre avec plus d’intensité. La liturgie de la Trappe était d’ailleurs, sauf quelques additions tardives facilement décelables et qui n’avaient pas déteint sur l’ensemble, identique à la liturgie que l’Occident pratiquait à l’époque où il n’avait pas rompu la communion avec l’Orient. A la différence de la liturgie byzantine, elle se composait presque exclusivement de textes bibliques, ce qui pouvait au premier abord donner une impression de sécheresse. Mais ces textes étaient admirablement choisis, le déroulement de l’année liturgique était parfaitement harmonieux, et les rites, malgré leur sobriété, étaient chargés d’une grande richesse de sens. Si l’on se donnait la peine, en dehors des offices, au cours de ces heures de «lectio divina» si caractéristiques de l’ancienne spiritualité monastique d’Occident, d’acquérir une connaissance «par le cœur» de la Bible et des interprétations que les Pères en avaient données, la célébration de l’Office divin acquérait, avec la grâce de Dieu, une saveur et une plénitude admirables.


Publications et activités diverses.

En 1958, je fus envoyé à Rome pour y faire des études supérieures de théologie. Ce fut pour moi l’occasion de réunir, en fréquentant les bibliothèques, une abondante documentation sur les sujets qui me tenaient à cœur, et pour m’imprégner de l’atmosphère de la vieille Rome des catacombes et des basiliques. La fréquentation d’Ostie antique, des étages inférieurs des basiliques de Saint-Clément, des Saints Jean-et-Paul ou de Sainte-Cécile, la vue quotidienne du Colisée et du Circus Maximus, étaient pour moi un bain vivifiant dans ce christianisme antique où s’enfoncent nos racines.
A cette époque, je fus associé au secrétariat de la collection «Sources chrétiennes», afin d’organiser une série de volumes consacrés à des textes monastiques médiévaux. A vrai dire, l’Abbé Général de l’Ordre cistercien — l’ancien Abbé de Bellefontaine, Dom Gabriel Sortais, qui avait entre temps été promu à cette charge — m’avait seulement demandé de créer une collection de textes cisterciens du XIIe siècle. Mais il me semblait souhaitable de ne pas isoler ces textes du reste de la tradition monastique et patristique. Il ne fallait pas donner l’impression qu’il existait une «spiritualité cistercienne», au sens moderne du mot, comme il existe une spiritualité ignacienne ou carmélitaine. C’était la grâce du monachisme que de faire éclater de telles spécialisations: il a existé tout au long de l’histoire monastique diverses lignées de pères spirituels et de disciples, on y rencontre des dosages différents des divers éléments constitutifs du monachisme, selon les temps et les lieux, mais la vie monastique est une en son fond. Cela tient précisément à son caractère patristique. Les diverses spiritualités sont nées plus tard, seulement en Occident.
J’obtins facilement l’accord du Père Général pour que le projet initial fût ainsi élargi. A mon retour en France, ce travail d’édition vint donc s’ajouter à l’enseignement de la théologie. On me demanda aussi de prêcher des retraites spirituelles dans plusieurs monastères et de donner des articles à diverses revues et dictionnaires encyclopédiques. On me confia la rédaction d’un projet de «directoire spirituel», sorte de manuel de spiritualité à l’usage de l’Ordre cistercien. Le résultat de mon travail fut jugé par certains trop influencé par la doctrine des Pères du désert et la tradition patristique grecque pour représenter vraiment ce qu’ils entendaient par «spiritualité cistercienne». Le projet d’un manuel officiel fut d’ailleurs finalement abandonné, des tendances trop divergentes commençant alors à se faire jour dans l’Ordre. Ces «Principes de spiritualité monastique», d’abord simplement polycopiés (1962), devinrent plus tard, revus et complétés, «L’Échelle de Jacob» (1974).
Afin de favoriser le retour aux sources du monachisme et de la vie spirituelle, je souhaitais qu’une collection de textes monastiques anciens et orientaux pût être entreprise, parallèlement à la série monastique occidentale des «Sources chrétiennes», mais avec de moindres exigences techniques, pour en faciliter la diffusion. Ce projet n’aboutit qu’en 1966, avec la publication du premier volume de la collection «Spiritualité orientale», consacré aux apophtegmes des Pères du désert. J’avais alors quitté Bellefontaine pour Aubazine, mais je devais cependant conserver la direction de la collection jusqu’à mon entrée dans l’Église orthodoxe.

Voyage en Égypte.

En 1960, à l’invitation de Mgr Elias Zoghby, alors vicaire patriarcal grec-catholique en Égypte, je fis un voyage dans ce pays, afin de prendre contact avec le monachisme copte. C’est dans le monastère de Deir Suriani, au Wadi Natroun — l’ancien désert de Scété — que je résidai durant ce séjour, et je ne fis que visiter les autres monastères. Je considérais comme une grâce inestimable ce pèlerinage en des lieux qui furent, au IVe siècle, le centre le plus rayonnant de la vie monastique, au point que l’Abbé Arsène pouvait dire que Scété était aux moines ce que Rome était au monde. Le monachisme scétiote a toujours exercé sur moi un grand attrait, et, parmi toute la littérature monastique ancienne, c’est sans doute avec les Apophtegmes des Pères du désert que je me suis toujours senti le plus intimement accordé.
Le désert de Scété est une immense plaine de sable, faiblement vallonnée, parsemée de rares touffes d’herbe dure, qui s’étend au sud de la route reliant le Caire à Alexandrie. Les quatre monastères actuels, St Macaire, Deir Baramous, Amba Bishoï et Deir Suriani (dédoublement du précédent), occupent l’emlacement de trois des plus anciens centres monastiques de ce désert. Ils présentent l’aspect de longues forteresses rectangulaires cernées de hautes murailles, d’où émergent les coupoles des Églises et la massive silhouette de donjons, refuges contre les pillards du désert qui, à diverses reprises, massacrèrent les moines. Établis sur des points d’eau, ils apparaissent, à l’intérieur de leur enceinte, comme des oasis paradisiaques, qui contrastent avec l’immensité désolée qui les entoure de toutes parts. A l’époque où je m’y rendis, le monachisme copte connaissait un essor remarquable, qui ne s’est pas ralenti depuis.
A l’origine de ce renouveau se trouvait un moine nommé Abdel Messieh, qui vivait dans une grotte depuis 1935. Le Pape d’Alexandrie qui était en fonction en 1960, Cyrille VI, ancien anachorète lui-même, avait subi profondément son influence, et favorisait cet essor monastique. A Deir Suriani, quelques anciens continuaient à mener une vie idiorythmique dans le monastère; mais tous les jeunes moines, dont la plupart venaient du milieu universitaire, avaient une vie strictement cénobitique, à l’exception de l’un ou l’autre qui vivait à distance dans le désert, ne revenant qu’à intervalles réguliers au monastère. La journée commençait par un canon de prière en cellule d’une heure, suivi du long office matinal à l’Église et de la Liturgie. Dans la journée, les moines se partageaient les diverses tâches du monastère: jardinage, imprimerie, traduction en arabe de textes des Pères. La pratique de la prière de Jésus leur était familière. Ce fut pour moi la première découverte d’un genre de vie que je devais retrouver plus tard, presque identique, au Mont Athos. Je fus très marqué aussi par la rencontre du Père Matta el Meskine, qui menait alors à Hélouan une vie semi-anachorétique avec quelques disciples.

Le renouveau biblique, liturgique et patristique dans l’Église romaine.

Durant la période qui s’étendit de la guerre au IIe concile du Vatican, un vigoureux renouveau biblique, liturgique et patristique se dessinait dans l’Église romaine, sous l’impulsion d’hommes comme le Père de Lubac(7), le Père Daniélou(8), Dom Casel(9), de revues comme « Dieu Vivant » (10) et «La Maison-Dieu » (l0 bis), de collections comme «Sources chrétiennes» (11). J’attendais beaucoup de ces efforts. Deux choses cependant m’inquiétaient. D’une part, il était évident que l’audience de ce mouvement restait assez restreinte; il n’atteignait guère la masse du clergé diocésain français. D’un autre côté, une partie très considérable des forces vives de l’Église romaine était engagée dans les mouvements d’Action catholique (12) et dans des recherches pastorales du genre de l’expérience des prêtres ouvriers (13). J’éprouvais une sympathie réelle pour ce foisonnement d’initiatives et pour l’indéniable ferveur apostolique qui s’y exprimait. Mais en même temps, je sentais que, malgré des convergences partielles, on était là dans un climat très différent de celui du renouveau biblique et patristique. L’Action catholique impliquait, dans sa praxis, une ecclésiologie qui n’était plus, certes, celle de la Contre-Réforme (14), mais qui ne rejoignait pas pour autant celle de l’Église ancienne. On percevait aussi dans ce Mouvement une dérive vers des types de célébrations assez étrangers à l’esprit des liturgies traditionnelles. J’entrevoyais dans tout cela un nouvel avatar du Catholicisme moderne, plutôt qu’un vivant retour aux sources, qui aurait exigé un renouvellement radical de la problématique.
Je n’avais pas réalisé suffisamment que ce second courant traduisait, beaucoup plus que le premier, la logique même de ce Catholicisme moderne, et qu’il était donc vraisemblable qu’il finirait par neutraliser et supplanter les autres tendances. J’espérais que les ossements desséchés allaient revivre, que tout ce que l’Église romaine conservait d’éléments traditionnels dans ses institutions et sa liturgie allait redevenir une nourriture tonique et assimilable pour l’homme moderne. J’espérais, en quelque sorte, que le Catholicisme de la Contre-Réforme, dans tout ce qu’il avait d’étranger à la grande tradition de l’Église, allait laisser la place à une résurrection de l’«Orthodoxie occidentale» des premiers siècles, grâce à la conjonction de l’héritage ancien retrouvé et des forces vives du présent.

Le Concile Vatican II.
C’est dans ces dispositions que j’accueillis, avec beaucoup de joie, l’annonce du Concile Vatican II. Mais, peu à peu, je sentis toute l’ambiguïté des courants d’idées qui se développaient à la faveur des débats conciliaires, et dont les répercussions se faisaient sentir jusque dans notre monastère. L’Abbé Général, qui était peut-être plus sensible encore aux atteintes portées à l’autorité dans l’Église qu’aux entorses faites à la Tradition, me dit un jour: «La manière dont les travaux du Concile sont menés m’inquiète beaucoup. Si les choses continuent à aller dans ce sens, l’Église connaîtra après le Concile l’une des crises les plus graves de son histoire. »
L’espoir d’une revivification des structures et des institutions de l’Église romaine par un retour à l’esprit et à la doctrine des Pères s’estompait. Avec le Concile, c’était un processus inverse qui, sur bien des points, se dessinait. Le Concile lui-même, d’ailleurs, n’en était que très indirectement responsable. Il agissait plutôt à la manière d’un révélateur. Jusque-là, une assez grande part des institutions anciennes, et surtout la liturgie traditionnelle de l’Occident, avaient pu subsister malgré de nombreuses altérations, parce que le catholicisme, régi par un pouvoir central fort et universellement respecté, les avait maintenues par voie d’autorité. Mais, dans une très large mesure, les fidèles, et plus encore les clercs, en avaient perdu le sens profond. Avec le Concile, la pression de l’autorité s’affaiblit; il était logique que ce dont le sens était perdu finisse par s’effondrer, et que l’on soit amené à reconstruire sur de nouvelles bases, conformes à ce qu’était devenu depuis plusieurs siècles, ou devenait maintenant, l’esprit du catholicisme romain.
Dernière modification par Antoine le mar. 28 oct. 2003 13:22, modifié 1 fois.
Antoine
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ETAPES D'UN PELERINAGE (Suite 04)


II. Le monastère d’Aubazine
(1966-1977)


Origines de la fondation.

Durant les années 1962-1965, les tendances que je viens d’évoquer commençaient à s’affirmer. Il devenait manifeste que je ne pouvais continuer à penser et à vivre selon les principes qui me paraissaient vrais, sans créer des tensions et des conflits stériles au sein même du monastère. Je gardais pourtant la certitude que la plénitude de la vérité était du côté des Pères, de l’Église ancienne, de cette Orthodoxie que j’aimais, sans pressentir encore qu’elle pût être l’Église purement et simplement.
Je me demandai alors si la présence au sein de l’Église catholique romaine de chrétiens pratiquant les rites orientaux et vivant de la même tradition que les Orthodoxes, ne pourrait pas être le ferment qui provoquerait un jour le retour de tout le corps à l’esprit du christianisme des Pères. L’uniatisme avait été conçu par Rome comme un moyen d’amener les Orthodoxes à l’unité romaine, sans les obliger à renoncer à leurs traditions. Le développement de l’œcuménisme dans le monde catholique tendait à rendre cette perspective caduque. Mais ne pouvait-on pas espérer que la présence et le témoignage des catholiques de rite oriental contribuerait à ramener l’ensemble de l’Église romaine à la plénitude de la tradition? Les interventions lucides et courageuses de certains hiérarques melkites au Concile donnaient quelque consistance à ces espérances.
Dès lors, l’adoption du rite byzantin ne pourrait-elle pas devenir pour des catholiques d’origine occidentale, un moyen de vivre de la plénitude de la tradition, dans la situation présente de l’Église romaine, en se gardant ainsi à l’écart du conflit stérile qui opposait les tenants d’une tradition déjà altérée — celle de la fin du Moyen Age et de la Contre-Réforme — aux partisans des transformations post-conciliaires?
Ce qui m’incitait à me tourner vers la tradition byzantine, ce n’étaient donc pas ses attaches «orientales». Je ne me suis jamais senti «oriental», ni attiré à le devenir. Mais la pratique de la liturgie byzantine me semblait être le moyen le mieux adapté, en l’état réel des choses, pour entrer dans la plénitude de la tradition patristique d’une façon qui ne soit pas scolaire et intellectuelle, mais vitale et concrète. La liturgie byzantine m’est toujours apparue beaucoup moins comme une liturgie « orientale », que comme la seule tradition liturgique existante dont on puisse dire: «Elle n’a rien fait d’autre que d’incorporer intimement dans la vie liturgique la grande théologie élaborée par les Pères et les conciles jusqu’au IXe siècle. En elle se chante l’action de grâces de l’Église triomphant des hérésies, la grande doxologie de la théologie trinitaire et christologique de St Athanase, des Cappadociens, de St Jean Chrysostome, de St Cyrille d’Alexandrie, de St Maxime. En elle transparaît la spiritualité des grands courants monastiques depuis les Pères du désert, Évagre, Cassien, les moines du Sinaï, jusqu’à ceux du Studion, et, plus tard, de l’Athos... En elle, enfin, le monde entier, transfiguré par la présence de la gloire divine, se dévoile dans une dimension proprement eschatologique (15). »

Le monastère de la Transfiguration.

C’est dans cet esprit qu’accompagné d’un autre moine de Bellefontaine qui, depuis plusieurs années, avait suivi une évolution intérieure analogue, je commençai, le 14septembre 1966, la fondation du monastère de la Transfiguration à Aubazine, en Corrèze. Plusieurs compagnons nous rejoignirent assez vite. Pendant plus de dix ans, nous avons ainsi essayé de vivre de la tradition liturgique et spirituelle de l’Orthodoxie, tout en restant dans l’Église catholique romaine. Les autorisations nécessaires nous avaient été assez facilement accordées, tant par nos supérieurs monastiques que par Rome. Aucun statut canonique précis ne nous fut cependant jamais donné: notre entreprise ne rentrait dans aucun cadre juridique existant, et seule l’indétermination du droit canonique pendant cette période post-conciliaire l’avait rendu réalisable
Nous disposions d’un terrain boisé de sept hectares, au flanc d’une colline d’où la vue portait sur tout le pays de Brive, aux confins du Limousin, du Quercy et du Périgord. Nous y construisîmes peu à peu, par nos propres moyens, une église de bois, un bâtiment communautaire comprenant la cuisine, le réfectoire, la bibliothèque et les divers locaux indispensables; un bâtiment destiné aux hôtes de passage, un atelier, et des cabanes séparées servant de cellules pour les membres de la communauté. La vie que nous menions était cependant cénobitique, les offices à l’église, les repas et toutes les ressources étant communautaires.
Le maître des novices d’un grand monastère français résumait ainsi ses impressions après un séjour à Aubazine: «Bien des aspects de la vie monastique qu’on mène à Aubazine m’ont beaucoup attiré. Rapidement, je note: solitude, pauvreté assez rude, grande simplicité de vie, esprit d’extrême liberté laissée à chacun avec néanmoins un niveau d’exigences proposé assez élevé, primat donné à la relation spirituelle et fortement personnalisée entre le Père de la communauté et les frères, caractère peu organisé, peu structuré de la vie communautaire, ou, en d’autres termes, extrême légèreté de l’institution; proximité évidente des sources les plus originelles du monachisme et de la grande tradition orientale.» Ces réflexions me semblent caractériser assez justement ce que nous avons au moins essayé de réaliser.
Parmi les jeunes qui s’étaient joints à nous, plusieurs parurent, à l’expérience, appelés à une vie monastique plus «classique»: ils sont devenus dans la suite d’excellents moines dans des abbayes cisterciennes ou bénédictines, ou chez les Chartreux. D’autres, attirés par l’aspect érémitique de notre vie, achoppèrent sur la part importante d’éléments communautaires que nous tenions à garder. Ceux-ci en effet m’ont toujours paru constituer une garantie indispensable contre de graves illusions spirituelles. Rien ne dispose mieux à l’union à Dieu que le renoncement à la volonté propre et à toute fantaisie individuelle. La vie érémitique ne peut être menée avec sécurité que par des moines ayant déjà acquis une grande expérience de la vie spirituelle. De ce point de vue, notre vie en cellules séparées ou «ermitages» n’était peut-être pas une très bonne formule pour des commençants.
Antoine
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ETAPES D'UN PELERINAGE (Suite 05)

Le problème ecclésiologique.

En elle-même, la vie que nous menions à Aubazine comblait nos aspirations. Mais peu à peu, un problème que nous n’avions pas entrevu à l’origine se fit jour. Nous avions été amenés à entrer en rapports à la fois avec des monastères orthodoxes, et avec des communautés de rite oriental unies à Rome. A mesure que nous connaissions mieux les uns et les autres, nous pouvions constater à quel point les Églises uniates étaient coupées de leurs racines et de leur propre tradition, et n’occupaient dans l’Église catholique romaine qu’une position très marginale. Même lorsque les Uniates reproduisaient aussi exactement que possible les formes extérieures de la liturgie et du monachisme orthodoxes, l’esprit qui animait leurs réalisations était tout différent.
Un danger particulier guettait les Occidentaux qui optaient pour le «rite byzantin»: ne s’estimant plus soumis aux exigences propres à la tradition latine, ils étaient ainsi privés des garanties qu’elles assuraient, sans bénéficier pour autant de celles qu’auraient apportées l’appartenance à l’Église Orthodoxe et l’observation de ses normes. Le risque est grand, dès lors, de ne suivre, sous le couvert de l’appartenance «orientale», que des conceptions subjectives qui ne sont ni catholiques, ni orthodoxes, et laissent le champ libre aux abus et aux illusions.
D’autre part, l’évolution post-conciliaire de l’Église romaine se poursuivait. J’hésite à parler de «crise»; en tout cas, il me paraît fort douteux que la survie et même la prospérité de cette Église dans le monde soient sérieusement menacées. A bien des égards, il est assez probable que, malgré une réduction inéluctable de ses effectifs, son influence et celle de la papauté s’étendront plutôt, notamment sur le plan des relations œcuméniques et de la diplomatie mondiale. Mais il est certain que l’aspect de cette Église a beaucoup changé au cours des années qui ont suivi le Concile. La mutation la plus symptomatique est sans doute celle de la liturgie. Comme l’a écrit un de ces hommes qui ont été très mêlés à ces réformes, le Père Joseph Gelineau, après Vatican II, «c’est une autre liturgie de la messe. Il faut le dire sans ambages: le rite romain tel que nous l’avons connu n’existe plus. Il est détruit» (16).
Ces changements ont troublé bien des fidèles, parce qu’ils ont été rapides. Mais — j’en pris conscience à cette époque — ils étaient en un sens normaux et conformes à la logique du catholicisme. Ils se situent dans le sillage d’autres mutations, parfois plus importantes, qui ne sont passées plus inaperçues des contemporains que parce que l’absence de moyens rapides de communication et d’information entraînait un plus grand étalement dans le temps.
J’étais ainsi amené à réfléchir sur l’histoire religieuse de l’Occident, et surtout sur les changements profonds que l’on constate un peu dans tous les domaines entre le XIe et le XIIIe siècles. On voit alors se modifier les institutions de l’Église (notamment la conception de la papauté, avec la réforme grégorienne), les rites sacramentels (abandon du baptême par immersion, de la communion sous les deux espèces, de la formule déprécative de l’absolution, etc.), la doctrine (introduction du Filioque dans le symbole, développement de la méthode scolastique en théologie). On voit en même temps apparaître un art religieux nouveau, naturaliste, qui rompt avec les canons traditionnels de l’art chrétien, élaborés au cours de la période patristique.
Le fait est d’ailleurs reconnu par les historiens catholiques. Le Père Congar a écrit: «La grande coupure se situe à la charnière du XIe et du XIIe siècles. Mais la coupure n’intervient qu’en Occident où, entre la fin du XIe siècle et celle du XIIIe, tout se transforme; elle n’intervient pas en Orient où, à tant d’égards, les choses chrétiennes sont encore aujourd’hui ce qu’elles y étaient — et ce qu’elles étaient chez nous —avant la fin du XIe siècle. Constatation qui s’impose à mesure qu’on connaît mieux les choses, mais qui ne laisse pas que d’être extrêmement grave, car elle nous reporte précisément au moment où le schisme s’affirme d’une façon qui a été jusqu’ici sans vrai remède. Il est impossible que la coïncidence soit purement extérieure et fortuite» (17). Plus récemment encore, un autre historien confirmait ces vues: «Ce n’est sans doute pas un hasard si la rupture entre Rome et Constantinople fut consommée en 1054, au moment même où, sous l’influence du mouvement réformateur, la papauté et l’Église d’Occident s’engageaient, dans le domaine religieux, sur des voies toutes nouvelles»(l8).
Assurément, pour le Père Congar, cette mutation ne porte pas sur l’essentiel de la foi. Néanmoins, c’est un fait que l’on a estimé de part et d’autre que les divergences ainsi apparues entre les deux Églises entrainaient nécessairement une rupture de communion. Il y a donc eu schisme, et même hérésie, puisque des éléments dogmatiques furent affirmés d’un côté, niés de l’autre. Et l’histoire me semblait bien montrer que l’initiative de la rupture venait de l’Église d’Occident.
Pour légitimer son évolution, l’Église romaine fait appel à la doctrine du développement du dogme, et à l’infaillibilité du pontife romain. Dans cette perspective, les changements divers apparaissent comme les phases d’un légitime processus de croissance, et les définitions de dogmes nouveaux comme un passage de l’implicite à l’explicite. Les formes nouvelles étaient contenues dans les anciennes comme le chêne dans le gland. Le seul critère, en définitive, qui permet de discerner avec certitude un développement légitime d’une altération ou d’une corruption de la Tradition, est la communion avec le pontife romain, et la garantie de son infaillibilité doctrinale. L’identité substantielle entre les deux états successifs peut être affirmée, même si elle échappe à l’observateur, dès lors qu’elle est admise par le pape.
Ainsi donc, seule la doctrine de la primauté et de l’infaillibilité du pape aurait pu me rassurer quant à l’identité de l’Église romaine actuelle avec l’Église ancienne, malgré les apparences historiques contraires et ce que me suggérait un certain sens intime des choses de la foi.
Mais sur ce point encore, la fréquentation des Pères de l’Église et l’étude de l’histoire me révélaient la fragilité de la thèse romaine. Certes, les papes ont revendiqué très tôt une primauté de droit divin, sans toutefois en faire un «dogme», comme ce sera le cas plus tard. Mais cette exigence n’a jamais fait l’objet d’une réception unanime dans l’Église ancienne, bien au contraire. On peut même dire que le dogme actuel de la primauté et de l’infaillibilité romaines est contraire à l’esprit et à la pratique générale de l’Église durant les dix premiers siècles. Le cas est semblable à celui d’autres divergences doctrinales, le Filioque en particulier, qui sont apparues très tôt dans l’Église latine, mais qui n’ont jamais été reçues comme faisant partie du dépôt de la foi dans le reste du monde chrétien (c’est pourquoi leur définition comme dogme de foi ne peut être considérée par l’Église orthodoxe que comme une erreur en matière de foi).
Je constatais que l’analyse des historiens catholiques rejoignait dans une large mesure celle des théologiens orthodoxes, même s’ils ne tiraient pas des faits des conséquences identiques, leur principal souci étant souvent de déceler, aux époques les plus lointaines, des indices ténus pouvant annoncer les développements ultérieurs. Mais Mgr. Batiffol, par exemple, écrivait à propos de la conception selon laquelle le pape est le successeur de St Pierre: «Saint Basile l’ignore, autant que Saint Grégoire de Nazianze, autant que Saint Jean Chrysostome. L’autorité de l’évêque de Rome est une autorité de première grandeur, mais on ne voit jamais qu’elle soit pour l’Orient une autorité de droit divin»(19).
En ce qui concerne l’infaillibilité du pape, le Père W. De Vries reconnaît, à propos de la formule «Pierre a parlé par Agathon! »employée par les Pères du IIIe concile œcuménique, que «cette formule n’est autre chose que la solennelle affirmation, faite sur la base d’un examen rigoureux, que la lettre d’Agathon (le pape d’alors) concorde avec le témoignage de Pierre. Cette acclamation ne signifie nullement: Agathon a nécessairement raison puisqu’il possède l’autorité de Pierre... Un indice supplémentaire de la non-reconnaissance par le concile de l’autorité absolue du pape en matière de doctrine, c’est le fait même de la condamnation du pape Honorius comme hérétique (...), le fait qu’Honorius — à tort ou à raison, cela ne change rien à l’affaire —fut condamné comme hérétique par le concile et que le pape Léon II n’eut rien à objecter à ce fait de la condamnation de son prédécesseur par un concile. Cette phrase du Codex juris canon ici: « Prima sedes a nemine judicatur » (Le premier siège n’est soumis au jugement de personne) n’était donc pas, à cette époque, reconnu de manière absolue, même à Rome. Aujourd’hui, en tout cas, une semblable condamnation d’un pape serait impensable. Il faut donc constater qu’il y a eu évolution (20) ».
Antoine
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ETAPES D'UN PELERINAGE (Suite 06)



Une expérience prophétique?

Pendant plusieurs années, une thèse soutenue par certains œcuménistes catholiques, sincèrement favorables à l’Orthodoxie, m’avait semblé séduisante. Vraie, elle aurait donné tout son sens à ce que nous tentions de vivre à Aubazine.
Selon ces théologiens — l’un des plus remarquables était le Père Louis Bouyer — l’Église catholique et l’Eglise orthodoxe n’ont jamais cessé d’être unies, malgré les apparences. Elles sont deux Églises locales, ou plutôt deux groupes d’Églises locales, qui réalisent chacune, d’une manière différente, mais équivalente, la plénitude de l’Église du Christ. Entre elles, il existe une brouille séculaire, fondée sur des malentendus, mais elles ne sont pas réellement séparées, elles n’ont jamais cessé de former, ensemble, l’unique Église visible du Christ.
Si on admet cette thèse, on peut aller jusqu’à dire que l’Église orthodoxe a gardé mieux que l’Église romaine certains aspects de la tradition originelle de l’Église, mais que l’Église catholique romaine n’a cependant rien abandonné ni modifié d’essentiel, et qu’elle a mieux développé que l’Église orthodoxe d’autres aspects de la vie chrétienne, notamment le sens missionnaire et le sens de l’universalité, tout en ayant su mieux s’adapter au monde moderne. Le rétablissement plénier de la communion, auquel aucun empêchement théorique ne s’opposerait, apporterait à l’une et à l’autre un enrichissement considérable, et permettrait à l’Église romaine de surmonter les difficultés de la période post-conciliaire.
Une expérience comme celle que nous menions à Aubazine prenait dès lors un grand intérêt et revêtait une signification en quelque sorte prophétique. Un bon nombre de nos amis catholiques, et peut-être certains de nos amis orthodoxes, avaient adopté, plus ou moins consciemment, cette façon de voir, que la levée de l’excommunication de 1054 et l’appellation d’Églises sœurs, souvent utilisée par Rome, semblait autoriser.
Peu à peu cependant, non sans souffrance et sans un déchirement intérieur, nous avons réalisé que cette conception était une illusion, généreuse, certes, mais en contradiction avec les données les plus certaines de l’ecclésiologie. Il n’est pas possible que deux Églises qui ne sont plus en communion sacramentelle depuis plus de mille ans, et dont l’une a défini comme dogmes de foi ce que l’autre rejette comme contraire à la foi apostolique, soient ensemble l’Église du Christ. Ce serait admettre que les Portes de l’enfer ont prévalu contre elle, que la division est entrée à l’intérieur de l’Église elle-même. Les Pères auraient été unanimes à rejeter une telle doctrine. Le fait, d’ailleurs, que l’Église catholique romaine nomme, depuis des siècles, des évêques catholiques, uniates ou latins, sur des sièges épiscopaux qui ont déjà un titulaire orthodoxe est un signe manifeste de la non-identité des deux Églises, même au plan local.

Dernières étapes.

Ce n’est que très progressivement que je parvins à la conviction que l’Église orthodoxe est l’Église du Christ en sa plénitude, et que l’Église catholique romaine en est un membre séparé. Un tel cheminement était sans doute plus facile pour des hommes plus jeunes, ou moins insérés que je l’étais dans l’Église romaine. Chez un catholique de ma génération, l’idée de la primauté pontificale était fortement enracinée. D’autre part, à la Trappe, j’avais encore connu la tradition latine dans une de ses expressions les plus pures, bien sauvegardée jusqu’à une date très récente. J’avais aussi connu des moines, des religieuses, des chrétiens fervents qui rayonnaient d’une vie spirituelle profonde. La vie de beaucoup de saints catholiques m’était familière; leur sainteté me paraissait indubitable, et proche de celle des saints orthodoxes. Je percevais, et j’aimais, tout ce qu’il y avait de christianisme authentique,
— je serais tenté de dire maintenant: de réelles survivances orthodoxes
— chez les catholiques romains.
Pourtant, vers la fin de l’année 1976, la certitude s’était imposée à mes frères d’Aubazine et à moi-même que nous ne pouvions plus hésiter. Nous devions envisager notre entrée dans l’Église orthodoxe. Fallait-il le faire rapidement, ou attendre des circonstances favorables? Des objections se présentaient. Nous étions assez connus dans le monde catholique. Notre monastère exerçait un rayonnement modeste, mais réel. N’était-il pas préférable, pour le moment, de rester parmi les catholiques romains, pour les aider à retrouver leurs racines, à retourner aux sources communes des deux traditions? Cette attitude n’était-elle pas plus prudente, plus conforme aux exigences de la charité, plus propre à favoriser l’union des chrétiens? N’était-ce pas, d’ailleurs, le seul moyen de sauvegarder l’existence même de notre monastère d’Aubazine, et donc de continuer l’œuvre entreprise?
Mais comment rester, en toute loyauté, membres de l’Église catholique, et donc continuer à en professer extérieurement tous les dogmes, alors que nous avions la conviction que certains de ces dogmes s’écartaient de la Tradition de l’Église? Comment continuer à participer à la même eucharistie, alors que nous avions conscience de diverger dans la foi? Comment rester à l’extérieur de l’Église orthodoxe, hors de laquelle il ne pourrait assurément pas y avoir de salut et de vie dans l’Esprit pour ceux qui, l’ayant reconnue comme l’Église du Christ, se refuseraient à y entrer pour des motifs humains? Céder à des considérations de diplomatie œcuménique, d’opportunité, de commodité personnelle, eût été, dans notre cas, chercher à plaire aux hommes plutôt qu’à Dieu, et mentir à Dieu et aux hommes. Rien n’aurait pu justifier cette duplicité.
Où convenait-il que nous fussions reçus dans l’Église? Nous savions que la situation de l’Église orthodoxe en France est délicate, que ses évêques doivent tenir compte de la présence d’une Église catholique fortement majoritaire, et entretenir avec sa hiérarchie d’aussi bons rapports que possible. Nous redoutions que notre entrée dans l’Orthodoxie ne suscite une forte opposition dans certains milieux catholiques, et que cela ne porte préjudice à l’Église orthodoxe en France. La suite des événements nous a d’ailleurs donné raison sur ce point, bien au-delà de nos prévisions. Plusieurs personnalités orthodoxes consultées alors ne nous ont pas caché qu’il serait en effet opportun que notre réception ait lieu hors de France.
Au cours des années précédentes, nous avions fait divers voyages dans des pays orthodoxes: Roumanie, Serbie, Grèce et Mont-Athos. Nous ne songions pas alors à entrer dans l’Église orthodoxe, mais nous voulions acquérir une connaissance directe de l’Orthodoxie et nous initier à sa vie liturgique et monastique. La Roumanie nous avait particulièrement attirés, par l’alliance et la compénétration que nous y avions constatées entre un monachisme très vivant, qui comptait des personnalités spirituelles remarquables, et un peuple animé d’une foi et d’une piété profondes. Mais la situation intérieure du pays ne nous semblait pas permettre, maintenant que se posait le problème de notre réception dans l’Église orthodoxe, l’établissement d’un lien canonique entre nous et cette Église, qui nous est toujours restée très chère. Un ensemble de circonstances, où il nous eût été difficile de ne pas voir la main de Dieu, nous ouvrit les portes du monastère de Simonos Petra, au Mont Athos.
Notre décision prise, j’étais allé voir, le 2avril1977, l’évêque catholique de Tulle, Mgr. Brunon, de qui nous dépendions. Un autre membre de notre communauté m’accompagnait. L’évêque nous écouta longuement, avec une réelle bienveillance. Il reconnaissait que notre décision n’avait pas été prise à la légère, mais était intervenue au terme de longues années de prière et de réflexion. Il ajoutait qu’à son point de vue, nous ne méritions ni blâme ni reproches, mais qu’il faudrait agir avec prudence et discrétion pour éviter tout étonnement et tout trouble autour de nous. Il espérait même que notre démarche pourrait être comprise et acceptée par Rome, — espoir que les faits devaient rapidement démentir. Il pensait lui aussi qu’il était préférable que nous soyons reçus dans l’Église orthodoxe en Grèce ou à la Sainte-Montagne, et non en France, pour éviter de susciter d’inutiles problèmes.
A sa demande, nous nous rendîmes peu après à Rome, pour nous entretenir avec le cardinal Paul Philippe, alors Préfet de la Congrégation pour les Églises orientales unies à Rome. Le 14avril, nous étions reçus par lui. Il était très bien disposé à notre égard. Mais nous vîmes tout de suite que le problème de fond ne pourrait être abordé. Il nous dit: «Pour ma part, je crois qu’il n’y a aucune divergence réelle de foi entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe. Vous pouvez adopter toute la doctrine orthodoxe, tout le rite orthodoxe, toute la spiritualité et la vie monastique orthodoxe, tout en restant unis à Rome» Et il nous assura qu’il était disposé à nous octroyer les plus grandes facilités pour que nous puissions poursuivre notre expérience à Aubazine, dans le cadre de l’Église catholique. Mais la question n’était plus là, et nous ne pouvions nous engager dans cette voie.
Dans la suite, l’évêque de Tulle adopta à notre égard une attitude beaucoup moins conciliante, et nous mit en demeure de quitter les locaux que nous avions nous-mêmes construits à Aubazine. Il intervint dans ce sens auprès des instances œcuméniques catholiques et des autorités orthodoxes.
A la même époque, nous étions allés voir le Père Abbé de Belle-fontaine, Dom Emmanuel Coutant, qui demeurait mon supérieur canonique, pour lui expliquer notre décision. Il en fut surpris, et nous dit nettement et franchement qu’il ne pouvait que la désapprouver. Mais il ajouta qu’il respectait notre conscience, se refusait à nous condamner et tenait à garder avec nous les relations les plus confiantes et les plus fraternelles. Dans la suite, il ne se départit jamais de cette attitude pleine de franchise et de charité évangélique.
Antoine
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ETAPES D'UN PELERINAGE (Suite 07)



III. Le Mont-Athos et l’Église en France
(Depuis 1978)


Le Mont Athos.

Nous partîmes peu après pour la Sainte-Montagne. Notre connaissance de l’Église orthodoxe et de son monachisme était encore extérieure et insuffisante. La possibilité de recevoir dans un monastère une sérieuse initiation à ce genre de vie était une grâce inappréciable. Simonos Petra était remarquable tant par la personnalité spirituelle de son higoumène que par la jeunesse et l’élan spirituel de sa communauté. Plusieurs fois, des moines catholiques y avaient été reçus très fraternellement, et les problèmes et les réalités de l’Occident y étaient particulièrement bien connus et compris.
Notre premier séjour à l’Athos remontait au printemps 1971. On ne parlait alors en Occident de la Sainte-Montagne qu’en termes de déclin et de décadence, et il ne manquait pas de voix pour prédire l’extinction complète du monachisme athonite dans un très proche avenir.
Ce premier voyage nous avait déjà permis de percevoir que les catégories de «déclin», ou, à l’inverse, de «renouveau», sont assez inadéquates quand on parle du monachisme orthodoxe. Ils évoquent surtout l’aspect extérieur, sociologique et statistique, des choses. Mais l’essentiel est la vie profonde, qui échappe aux investigations de cet ordre. Il y avait eu, certes, une baisse considérable des effectifs. Elle était due, en ce qui concernait les Slaves, aux conséquences de l’instauration du régime soviétique en Russie, et, en ce qui conœrnait les Grecs, à l’exode forcé de 1922, qui avait ruiné la florissante chrétienté grecque d’Asie Mineure, puis à la deuxième guerre mondiale et à la guerre civile. Mais, en 1971, cette diminution du nombre des moines était stabilisée, et la remontée se dessinait. Elle allait ensuite s’accélérer, à un rythme inespéré. Grâce à l’arrivée de très nombreux novices et jeunes moines, les monastères qui ne comptaient plus que quelques vieillards allaient reprendre vie les uns après les autres.
Il faut préciser que ces jeunes moines, que l’on rencontre partout aujourd’hui sur l’Athos, ne prétendent aucunement y renouveler ou y changer en quoi que ce soit la vie monastique. Au contraire, leur tendance est plutôt de reprendre les formes de vie les plus traditionnelles et les plus rigoureuses, en abandonnant les mitigations de l’idiorythmie. Ils ne veulent être que des disciples, et ils bénéficient de l’expérience de Pères spirituels de très grande valeur, qui n’ont jamais manqué sur la Sainte-Montagne.
On connaît en France, grâce au livre du Père Sophrony, le Staretz Silouane, qui vécut à l’Athos de 1892 à 1938. Mais à la même époque, il existait sur l’Athos un bon nombre de moines qui ne lui cédaient en rien par l’intensité de leur vie spirituelle. Plusieurs monastères sont maintenant dirigés par des Pères spirituels formés eux-mêmes par un hésychaste mort en 1959, le Père Joseph, dont d’admirables Lettres spirituelles ont été publiées en Grèce.
On reproche souvent aux moines du Mont Athos leur opposition à l’œcuménisme, et on les accuse volontiers de sacrifier la charité à la vérité. Il nous fut aisé de constater, dès notre premier voyage, alors que nous étions encore catholiques romains et que la pensée de devenir orthodoxes nous était tout-à-fait étrangère, combien les moines de l’Athos savent allier une charité très délicate et pleine d’attentions envers les personnes, quelles que soient leurs convictions et leur appartenance religieuse, à l’intransigeance doctrinale. A leurs yeux d’ailleurs, le total respect de la vérité est l’un des premiers devoirs que leur impose la charité envers autrui.
Ils n’ont aucune position doctrinale particulière, et professent simplement la foi de l’Église orthodoxe: «L’Église est une. Cette Église une et vraie, qui garde la continuité de la vie ecclésiale, c’est-à-dire l’unité de la Tradition, est l’Orthodoxie. Admettre que cette Église une et vraie, à l’état pur, n’existe pas sur terre et qu’elle est partiellement contenue dans les différentes ‘branches’, ce serait (...) ne pas avoir foi en l’Église et en son Chef(2l). »
Simplement, les Athonites tiennent à ce que cette conviction s’inscrive dans les faits. Ils ne peuvent approuver des comportements ou des paroles qui sembleraient impliquer une reconnaissance pratique de la théorie des «branches ». L’unité des chrétiens, qui leur tient à cœur autant qu’à quiconque, ne peut se réaliser que par l’accession des non-orthodoxes à l’intégrité et à la plénitude de la foi apostolique. Elle ne saurait être le fruit de compromis et d’efforts nés d’une aspiration humaine et naturelle à l’unité entre les hommes, qui ferait bon marché du dépôt confié à l’Église. En matière d’œcuménisme comme de vie spirituelle, l’attitude de l’Athos est faite de sobriété et de discernement. Il faut savoir filtrer aussi bien les élans de la sensibilité que les raisonnements de l’esprit, et surtout renoncer à «plaire aux hommes », si l’on veut plaire à Dieu et entrer dans son Royaume.

La question du baptême.

Au cours des premiers entretiens que nous avions eus, au sujet de notre entrée dans l’Orthodoxie, avec le Père Emilianos, Higoumène de Simonos Petra, celui-ci ne nous avait pas caché qu’à ses yeux, le mode normal et le plus indiqué d’entrer dans l’Église orthodoxe était le baptême. Je n’avais jamais réfléchi à cet aspect de l’ecclésiologie orthodoxe, et, sur le moment, j’en fus très surpris. J’étudiais soigneusement le problème, à partir des sources canoniques et patristiques. Plusieurs articles écrits par des théologiens ou des canonistes catholiques ou orthodoxes me parurent très éclairants (22).
Après mûr examen de la question, et avec le plein accord de notre Higoumène, il fut donc décidé, le moment venu, que notre entrée dans l’Église orthodoxe se ferait par le baptême. Le fait a suscité ensuite, dans des milieux catholiques ou orthodoxes peu au courant de la tradition théologique et canonique de l’Église grecque, étonnement et parfois indignation. De nombreuses informations inexactes ayant été diffusées à ce sujet, il me semble nécessaire de donner ici quelques indications historiques et doctrinales qui aideront à bien interpréter les faits.
Dès le IIIe siècle, deux usages se trouvaient en présence dans l’Église pour la réception des hétérodoxes: la réception par l’imposition des mains (ou par la chrismation), et la réitération du rite baptismal déjà reçu dans l’hétérodoxie. Rome n’admettait que l’imposition des mains, et condamnait vigoureusement la réitération du baptême des hérétiques. Les Églises d’Afrique et d’Asie tenaient au contraire pour la seconde pratique, dont les plus fervents défenseurs étaient St Cyprien de Carthage et St Firmilien de Césarée. Ils insistaient sur le lien qui existe entre les sacrements et l’Église. Pour eux, un ministre qui s’écartait de la profession de foi de l’Église s’écartait en même temps de l’Église elle-même, et ne pouvait plus en détenir les sacrements authentiques.
A partir du Ive siècle, la doctrine romaine sur la validité des sacrements des hétérodoxes, soutenue par l’autorité, exceptionnelle dans tout l’Occident, de St Augustin, s’imposa à l’ensemble de l’Église latine, du moins en ce qui concerne le baptême, car la question de la validité des ordinations sacerdotales reçues dans l’hétérodoxie ne fut communément admise en Occident qu’au XIIIe siècle.
En Orient au contraire, grâce surtout à l’influence de St Basile, l’ecclésiologie et la théologie sacramentaire de St Cyprien ne cessèrent jamais d’être considérées comme plus conformes à la tradition et à l’esprit de l’Église que la doctrine de St Augustin. La réception des hétérodoxes par le baptême restait la norme idéale (acribie); cependant, tenant compte de la pratique des Églises où l’on reconnaissait le baptême des hétérodoxes qui ne niaient pas les fondements mêmes de la foi (la doctrine trinitaire), on acceptait, quand des raisons d’économie (c’est-à-dire de condescendance envers la faiblesse humaine) le demandaient, de les recevoir par l’imposition des mains ou la chrismation.
Le principal fondement canonique de la non-reconnaissance en acribie des sacrements des hétérodoxes est le 46e canon apostolique, qui déclare: «L’évêque, le prêtre ou le diacre qui a reconnu le baptême ou l’oblation des hérétiques, nous prescrivons qu’il soit déposé.» Ces canons apostoliques, confirmés par le Vie concile œcuménique (in Trullo), constituent la base du droit canonique orthodoxe. La pratique de l’économie dans certains cas s’autorise du canon! de St Basile le Grand.
A une époque tardive (XVIIe siècle), l’Église orthodoxe russe subit une très forte influence latine, et se rallia partiellement à la thèse augustinienne. Elle décida alors de recevoir les catholiques dans l’Orthodoxie seulement par la confession et une profession de foi. Du point de vue de la théologie orthodoxe traditionnelle, ceci ne peut être admis que comme un recours très large au principe de l’économie.
Ainsi s’expliquent les contradictions apparentes que l’on peut relever dans les textes canoniques des Conciles et des Pères, ainsi que dans la pratique des Églises orthodoxes à travers les siècles. En ce qui concerne la pratique actuelle, la réception des catholiques par le baptême est prescrite très clairement par le Pidalion, recueil canonique officiel des Églises de langue grecque, où le texte des canons est accompagné de commentaires de St Nicodème l’Hagiorite, d’une très grande autorités Pour les territoires relevant du Patriarcat de Constantinople, le décret prescrivant la rebaptisation des catholiques n’a jamais été aboli. Quant à l’Église de Grèce, «ceux qui veulent embrasser l’Orthodoxie doivent être invités à la rebaptisation et seulement là où c’est irréalisable, ils peuvent être reçus par l’onction du Saint Chrême (23).»
L’Athos est une contrée où ne vivent que des moines, qui doivent tendre par état à réaliser le mieux possible toutes les exigences de la vie chrétienne et de la tradition de l’Église. Ils n’exercent aucune activité pastorale, et ne cherchent pas à exercer un quelconque prosélytisme, c’est-à-dire à attirer à l’Orthodoxie des adeptes par des voies de facilité. Il est donc normal qu’ils s’en tiennent, quant à eux, à l’acribie, sans blâmer pour autant ceux qui, placés dans des conditions différentes, recourent à l’économie.
La vocation de l’Athos est l’acribie en tous les domaines; il est normal que les non-orthodoxes qui y deviennent moines y soient reçus par le baptême. Les moines de l’Athos n’en sont pas pour autant des hommes portés à toujours condamner les autres, faisant prévaloir la sévérité sur la miséricorde et attachés à un rigorisme étroit. Le problème se situe à un tout autre niveau.
On a écrit qu’en nous «imposan » un nouveau baptême, les moines de l’Athos nous ont contraints à nier et à bafouer tout notre passé de moines catholiques. On a écrit aussi, à l’inverse, que nous avions demandé le baptême, contrairement au désir de notre higoumène, pour plaire à la fraction la plus rigoriste des moines de l’Athos (24).
Ces affirmations ne correspondent en rien à la réalité. En fait, les moines de l’Athos ne nous ont rien imposé: ils ne nous ont pas obligés à devenir moines de l’Athos, et ils nous laissaient parfaitement libres d’être reçus dans l’Orthodoxie, ailleurs, d’une autre manière. Nous n’avons pas non plus cherché à plaire à qui que ce soit. Mais puisque nous avions choisi, comme il a été dit plus haut, de devenir moines du Mont Athos, nous ne pouvions qu’entrer dans les vues des hommes que nous reconnaissions pour nos Pères et nos frères, et dont la pensée nous était parfaitement connue. Nous avons librement demandé à être reçus par le baptême, en plein accord avec notre higoumène, parce que cette démarche nous paraissait normale et nécessaire à l’Athos, théologiquement juste et canoniquement légitime. Ce n’était pas «renier»notre baptême catholique reçu au nom de la Trinité, mais confesser que tout ce qu’il signifiait s’accomplissait en plénitude par notre entrée dans l’Église orthodoxe. Ce n’était pas nier la communion réelle qui existe entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique sur une grande partie de la doctrine et de la pratique sacramentaire: mais c’était reconnaître que cette communion dans la foi n’est pas parfaite, et que, dès lors, selon la plus exacte théologie orthodoxe, les sacrements catholiques ne peuvent pas être purement et simplement reconnus par l’Église orthodoxe.
On m’a demandé quel jugement rétrospectif nous portions sur les sacrements que nous avions administrés nous-mêmes quand nous étions prêtres de l’Église romaine. Je dirai simplement que l’Église orthodoxe parle plus volontiers d’«authenticité» et de «légitimité», en matière sacramentelle, que de «validité». Seuls les sacrements administrés et reçus dans la communion de l’Église orthodoxe sont «authentiques» et «légitimes», et selon l’ordre normal des choses, la validité, la communication effective de la grâce, dépend de cette légitimité. Mais le Saint-Esprit est libre de ses dons, et il peut les communiquer sans passer par les voies normales du salut, là où il trouve des cœurs bien disposés. St Grégoire le Théologien disait que «de même que beaucoup des nôtres ne sont pas avec nous, parce que leur vie les sépare du corps commun, ainsi par contre beaucoup de ceux qui nous sont extérieurs nous appartiennent, eux dont les mœurs devancent la foi et à qui ne manque que le nom, alors qu’ils possèdent la réalité elle-même»; et il citait le cas de son propre père, avant sa conversion, «rameau étranger si l’on veut, mais par sa vie attaché à nous» (PG. 35, col. 992). Nous ne pouvons donc qu’abandonner cette question, avec une entière confiance, à la miséricorde de Dieu.
Antoine
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ETAPES D'UN PELERINAGE (Suite 08)

Retour en France.

Nous fûmes reçus dans l’Église orthodoxe le 19 juin 1977. Quelques mois plus tard, le 26 février 1978, nous devenions moines de Simonos Petra. Nous avions dit à notre higoumène que nous étions également disposés .à rester sur la Sainte Montagne, ou à rentrer en France, nous en remettant à sa décision. Il jugea préférable que nous nous établissions en France. Ainsi naquirent deux metochia (annexes) de Simonos Petra, l’un à Martel, sur le causse du Quercy, l’autre en Dauphiné, dans une vallée profonde du Vercors.
En raison de leur statut de metochion, ces deux monastères dépendent directement de Simonos Petra, qui, comme tous les monastères athonites, relève du Patriarcat Œcuménique. L’activité extérieure éventuelle des moines s’exerce dans le cadre de la Métropole Orthodoxe Grecque de France, avec la bénédiction de Mgr Mélétios, avec qui nous entretenons des relations étroites et très confiantes.

La situation de l’Église orthodoxe en France.

Entrés dans l’Église orthodoxe, nous n’avons pas été surpris de ne pas y trouver une organisation extérieure exemplaire, parallèle à celle de l’Église catholique. Au cours d’une visite à Belgrade, un peu avant notre entrée dans l’Église, un évêque serbe nous avait dit: «L’Église vous donnera sans doute une impression de pagaille. N’en soyez pas étonnés. C’est inévitable, si l’on veut laisser le Saint-Esprit libre d’agir, et ne pas se substituer à lui.» C’est l’image que donnait déjà l’Église des Pères. Les choses ont changé dans l’Église latine avec les progrès de la centralisation romaine, mais c’est là un autre problème.
La situation avec laquelle nous nous trouvions confrontés en France est rendue plus complexe encore par le fait que l’Église orthodoxe s’y est implantée à la faveur des diverses émigrations russes et grecques. Il en a résulté une pluralité de juridictions sur un même territoire, qui est une grave anomalie canonique. Les particularismes nationaux qui ont marqué assez fortement les différents groupes sont une autre anomalie, liée d’ailleurs à la précédente. Mais nous sommes là en présence d’un fait, commun à toutes les diasporas, et il serait utopique de prétendre y remédier rapidement. Dans des conditions difficiles, la multiplicité des juridictions présente aussi des avantages, et peut contribuer à la préservation d’une authentique liberté spirituelle.
Les juridictions ne sont, fondamentalement, que des diocèses, qui ont le défaut d’être localement imbriqués les uns dans les autres, mais qui sont tous l’Église du Christ. Le fait qu’ils relèvent d’Églises-mères différentes n’y change rien. Dans chaque paroisse où la divine Liturgie est célébrée, c’est l’Église de Dieu qui est présente; il faut en être conscient avant tout, et ne pas faire des appartenances juridictionnelles des cloisons étanches. Quand St Irénée célébrait à Lyon, ce n’était pas l’église de Smyrne qui était représentée; la communautê rassemblée, composée de commerçants grecs et de néophytes gaulois, était simplement l’Église de Dieu à Lyon. Si l’on parvient un jour à unifier toutes les paroisses orthodoxes en France sous l’autorité d’un unique archevêque, et à établir des diocèses territoriaux, ce sera certainement un bien, car la situation redeviendrait conforme aux saints canons. Mais, en définitive, cette Église unifiée dans sa structure ne sera pas davantage «l’Église de France», ou plutôt «l’Église de Dieu en France», que la mosaïque juridictionnelle actuelle. Et une autonomie prématurée ne serait pas sans périls.
Ce qui importe avant tout, c’est d’avoir le sens et l’amour de l’unité de l’Église. Entre Orthodoxes, il est inévitable, et il est même sain, qu’il y ait des divergences d’opinions et de tendances. Mais dès lors que ces divergences ne portent que sur des points secondaires et ne mettent en cause ni la foi, ni la discipline fondamentale de l’Église, elles ne doivent jamais entraîner des inimitiés, des exclusions, encore moins des ruptures de communion.
Notre position de moines de l’Athos en France a l’avantage de nous placer en dehors de certains antagonismes juridictionnels. L’Athos a depuis des siècles une vocation inter-orthodoxe. Des moines de nationalités très diverses s’y côtoient, dans le sentiment d’une commune appartenance au «Jardin de la Mère de Dieu». Nous aimerions que notre présence en France soit ainsi un facteur d’union et de convergence spirituelle entre Orthodoxes d’origine diverse.



Un vieux moine de la Sainte Montagne nous avait dit un jour: «Vous n’êtes pas des catholiques romains convertis à l’Orthodoxie grecque. Vous êtes des chrétiens d’Occident, des membres de l’Église de Rome, qui rentrez en communion avec l’Église universelle. C’est beaucoup plus grand et beaucoup plus important.» Et, tandis qu’il disait cela, de grosses larmes coulaient sur ses joues... Certes, nous nous sommes bien «convertis», en ce sens que nous sommes passés de l’Église romaine, envers laquelle nous gardons une immense gratitude pour tout ce que nous avons reçu au sein de nos familles et de ce peuple chrétien qui nous a si longtemps portés, — à l’Église orthodoxe.
Mais cette Église orthodoxe n’est pas une Église «orientale», une expression orientale de la foi chrétienne: elle est l’Église du Christ. Sa tradition fut la tradition commune de tous les chrétiens pendant les premiers siècles, et en entrant en communion avec elle, nous ne faisions que revenir à cette source. Nous n’avons pas «changé d’Église»: nous n’avons fait que passer d’un rameau séparé de l’unique Église à la plénitude de celle-ci.
Nous nous sentons pleinement du nombre de ces chrétiens d’Occident qui «en demandant à être reçus dans l’Église orthodoxe n’ont cependant pas renié ce qui, en Occident, et plus particulièrement en leur patrie, avant et depuis les séparations et le schisme, porte la marque de l’Esprit de Dieu qui souffle où il veut (25).»
Moines orthodoxes appelés à vivre en terre de France de la tradition de la Sainte Montagne, nous savons que la mission du moine «n’est pas de faire quelque chose par ses possibilités, mais de porter par sa vie le témoignage que la mort a été vaincue. Et cela, il ne le fait qu’en s’enterrant lui-même comme un grain dans la terre (26).»
Dernière modification par Antoine le mar. 28 oct. 2003 13:24, modifié 1 fois.
Antoine
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ETAPES D'UN PELERINAGE (Suite 09)


Notes de bas de page


(I) Beuron, Maredsous, Solesmes: monastères bénédictins (c’est-à-dire suivant la Règle de St Benoît) situés le premier en Allemagne, le second en Belgique, le troisième en France; ils contribuèrent beaucoup, au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, au renouveau liturgique et patristique de l’Église romaine. Dom Marmion (1858-1923), abbé de Maredsous, publia de très solides ouvrages de spiritualité, fondés principalement sur la doctrine de St Paul, et exerça ainsi une profonde influence.

(2) Joannes Jœrgensen: auteur danois qui publia en 1909 une excellente Vie de François d’Assise.

(3) Fioretti ( Petites fleurs de St François ) sont un recueil composé dans les ermitages d’Ombrie, qui raconte avec une grande fraîcheur la vie de François d’Assise et de ses premiers compagnons.

(4) L’Ordre cistercien est un ordre monastique catholique, constitué par les monastères dépendant de l’Abbaye de Cîteaux (en latin Cistercium). Il fut fondé en Bourgogne à la fin du XIe siècle par un petit groupe de moines bénédictins qui désiraient mener une vie plus pauvre et plus austère que celle des grands monastères de leur temps. L’Ordre fut illustré surtout au XIIe siècle par Bernard de Clairvaux, qui exerça une immense influence sur son époque comme prédicateur, auteur spirituel et conseiller des papes et des rois. Dans les siècles qui suivirent, l’Ordre cistercien connut une évolution qui l’éloigna de l’austérité des origines. Il fut en partie réformé au XVIIe siècle, principalement sous l’influence d’Armand-Jean de Rancé, abbé du monastère de la Trappe, en Normandie. Cette réforme donna naissance, au XIX’ siècle, à l’Ordre des Trappistes ou Cisterciens réformés.

(5) Jean de la Croix (1542-1591): religieux espagnol, qui fut associé par Thérèse d’Avila à son œuvre de réforme des monastères qui suivaient la règle du Carmel, Il est l’un des plus grands écrivains mystiques de l’Église catholique. Sa doctrine peut se résumer dans cette maxime: « Ne recherchez pas la présence des créatures si vous voulez que votre âme conserve les traits de la Face de Dieu dans leur clarté et leur pureté; mais faites le vide dans votre esprit et dégagez-le de tout objet créé: vous marcherez alors éclairé de la lumière de Dieu, car Dieu n’est pas semblable aux créatures.»

(6) École française de spiritualité: nom donné à un mouvement spirituel catholique qui prit naissance en France sous l’impulsion du Cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629). Ce dernier exposa dans de nombreux ouvrages une doctrine de la déification du chrétien qui s’inspirait des Pères de l’Église, surtout de St Cyrille d’Alexandrie et de St Augustin. Il eut de nombreux disciples et continuateurs jusqu’au XIX’ siècle. — Louis Lallemant et Jean-Joseph Surin: Jésuites français, qui comptent parmi les auteurs spirituels les plus remarquables du XVIIe siècle. Toute leur doctrine tend à montrer que, grâce à un renoncement total à ses propres volontés, le chrétien peut parvenir, par la grâce de Dieu, à un état « où l’homme est tellement mû et agi par le Saint-Esprit, qu’il ne ressent presque plus en soi-même ses propres inclinations, mais seulement celles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est le principe de ses mouvements, suivant ce que dit St Paul: Ceux-là sont les enfants de Dieu, qui sont conduits par son Esprit» (Surin).

(7) Henri de Lubac: Jésuite français qui, durant toute la période qui Suivit la seconde guerre mondiale, a beaucoup contribué à faire connaître dans les milieux catholiques les œuvres et la pensée des Pères de l’Église.

(8) Jean Daniélou (1905-1974): Jésuite français, nommé cardinal en 1969, qui exerça son apostolat dans les milieux intellectuels et universitaires, et publia de nombreux écrits sur les Pères de l’Église.

(9) Odon Casel (1886-1948): Bénédictin allemand, qui fut le principal théologien du renouveau liturgique dans l’Église catholique. Nourri de la doctrine des Pères de l’Église, il s’est efforcé de montrer, dans de nombreux ouvrages, que les fêtes liturgiques de l’Église ne rappellent pas seulement des événements passés, mais rendent objectivement présents pour l’Église, les faits principaux de l’économie du salut, pour y faire participer les croyants.

(10) Dieu Vivant: revue de culture religieuse qui parut à Paris de 1945 à 1953, avec la collaboration du Père Daniélou. Elle ouvrait une large confrontation, d’une haute tenue intellectuelle, entre les diverses confessions chrétiennes, les grandes religions et les courants philosophiques contemporains. Des auteurs comme Vladimir Lossky et Myrrha Lot-Borodine y apportaient le témoignage de l’Orthodoxie.

(10 bis) La Maison-Dieu: Revue liturgique qui fut, entre la deuxième guerre mondiale et le deuxième concile du Vatican, le principal organe du renouveau liturgique dans l'Église catholique pour les pays de langue française.

(11) Sources chrétiennes: collection publiant, avec leur traduction française, des textes des Pères de l’Église. Fondée en 1942 par les Pères de Lubac et Daniélou, cette collection, actuellement dirigée par le Père Mondésert, compte maintenant (1984) plus de 300 volumes. Sa création avait pour but de «permettre le retour aux sources de la pensée chrétienne» en présentant les écrits des Pères, et de «jeter un pont entre l’Orient et l’Occident en diffusant des textes qui constituèrent pendant dix siècles leur patrimoine intellectuel commun». La collection, d’une haute tenue scientifique, a été particulièrement bien accueillie dans les milieux universitaires.

(12) Action catholique: ensemble d’organisations groupant des laïcs catholiques qui exercent un apostolat soit dans le cadre de leurs paroisses, soit dans leurs milieux de vie, sous la responsabilité de la hiérarchie. Ces divers mouvements, apparus à partir de 1926 (création de la «Jeunesse Ouvrière Chrétienne»), se développèrent considérablement au lendemain de la seconde guerre mondiale, Ils ont beaucoup contribué à changer la conception que l’Église catholique avait de ses rapports avec le monde et du rôle des ‘laïcs. L’Église de la Contre-Réforme (voir note 18), fortement hiérarchisée à partir du sommet, le pape de Rome, se considérait comme transcendante au monde et chargée de lui communiquer une Vérité et une Vie reçues de Dieu et que le monde ne possédait pas en lui-même; dans cette Église, la fonction des laïcs était surtout d’accueillir les directives de la hiérarchie et d’user des moyens de sanctification qu’elle dispensait. Avec le développement de l’Action catholique, l’Église romaine en est venue à penser que le monde est, comme elle, animé par l’Esprit-Saint, et que les grandes aspirations du monde moderne au progrès, à la justice sociale, à la fraternité entre les hommes, sont l’œuvre de cet Esprit-Saint qui agit secrètement en lui. Le rôle propre de l’Église serait alors de révéler au monde le nom de ce Souffle mystérieux qui l’anime, et de l’aider à le conduire à son achèvement, qui se réalisera définitivement avec le retour du Christ à la fin des temps. Cette nouvelle conception a eu pour conséquence une modification profonde du statut des laïcs dans l’Église: en raison même de leurs engagements familiaux, professionnels et politiques, ils apparaissent comme particulièrement aptes à exercer un rôle positif dans la mission de l’Église face au monde.

(13) Prêtres ouvriers: un certain nombre de prêtres catholiques avaient été prisonniers de guerre entre 1940 et 1945. Dans ce partage du sort commun, ils avaient découvert de nouvelles conditions d’apostolat qui leur avaient semblé favorables pour l’évangélisation d’un monde ouvrier déchristianisé. Rentrés en France, ils voulurent en quelque sorte prolonger cette expérience en joignant à leur sacerdoce l’exercice d’une profession, — souvent celle d’ouvrier d’usine. Mais cette recherche prit très vite une signification particulière, du fait de l’évolution des rapports de l’Église et du monde qui commençait alors à se dessiner (cf. note précédente). Dans ce nouveau contexte, une crise du sacerdoce allait se produire: «Le laïc, chrétien de plein droit, ne laisse au prêtre qu’un rôle secondaire et, pour tout dire, effacé. D’où le désir paradoxal du prêtre de devenir un laïc ou, pour être moins abrupt, son désir de partager entièrement la condition humaine dans toutes ses composantes et de ne plus figurer dans la société d’aujourd’hui comme un personnage anachronique» (P. Guilmot, Fin d’une église cléricale? Paris, 1969, p. 327). La prise de conscience de cette situation devait amener, au lendemain du IIe concile du Vatican, un assez grand nombre de prêtres à abandonner purement et simplement le sacerdoce, et provoquer une diminution importante des entrées dans les séminaires. Mais, dans les années qui précédèrent le concile, certains prêtres, souvent parmi les plus zélés pour l’apostolat, avaient vu dans leur engagement dans des activités professionnelles et, éventuellement, dans des responsabilités syndicales, l’une des manières possible d’adapter l’exercice du sacerdoce à la nouvelle conception du rôle de l’Église vis-à-vis du monde vers laquelle les milieux catholiques avancés souhaitaient voir s’orienter l’Église romaine. Commencée au lendemain de la seconde guerre mondiale avec l’appui du cardinal Suhard, alors archevêque de Paris, l’expérience des prêtres ouvriers contenait implicitement une remise en question trop radicale de l’ecclésiologie romaine traditionnelle pour qu’elle puisse être ratifiée par le Vatican à cette époque. Il y fut mis fin, par voie d’autorité, entre 1953 et 1959. Cet arrêt provoqua une crise assez grave dans l’Église de France. Mais l’expérience des prêtres ouvriers avait largement contribué à préparer l’opinion catholique aux changements qui s’opérèrent dans l’Église romaine aprés le deuxième concile du Vatican.

(14) Contre-réforme: vaste mouvement de réforme interne qui se développa dans l’Église catholique romaine au lendemain du concile de Trente (1545-1563) pour remédier aux déficiences et aux abus qui avaient favorisé la naissance et le développement de la Réforme protestante. Cette période vit s’accuser certains traits négatifs de l’Église romaine médiévale: conception trop centralisatrice de la papauté et trop autoritaire de la hiérarchie; théologie scolastique trop rationalisante, et souvent décadente; inquisition en matière de doctrine, aboutissant parfois à un régime de terreur. Mais en même temps, de très grands spirituels, comme Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, suscitèrent un trés remarquable renouveau de ferveur religieuse et de vie de prière. Celui-ci anima des évêques réformateurs comme Charles Borromée en Lombardie et François de Sales en Savoie, qui exercèrent un immense rayonnement et eurent de nombreux imitateurs. Ce sont de tels hommes, qui priaient, jeûnaient et veillaient comme les anciens Pères, qui se dévouaient de toutes les manières pour les pauvres, les malades et les déshérités, mais étaient aussi des hommes d’action énergiques et organisateurs, qui ont donné à l’Église romaine ce qu’avait de meilleur l’aspect qu’elle a gardé de la fin du XVIe siècle au milieu du XXe.

(15) M-J. Le Guillou, L’esprit de l’Orthodoxie grecque et russe, Paris, 1961, p. 47-48.

(16) J. Gelineau, Demain la Liturgie, Paris, 1976, p. 10.

(17) Y. Congar, Notes sur le schisme oriental, Chèvetogne, 1954, p.43.

(18) A. Vauchez, La spiritualité du Moyen Age occidental, Paris, 1975, p. 68.

(19) P. Batiffol, Cathedra Fetri, Paris, 1938, p. 75-76.

(20) W. De Vries, Orient et Occident. Les structures ecclésiales vues dans l’histoire des sept premiers conciles œcuméniques, Paris, 1974, p. 215-216.

(21) S. Boulgakov, L’Orthodoxie, Lausanne, 1980, p. 101-102.

(22) Cf. notamment l’excellente étude de Y. Congar sur «I’Économie»: «Les théologiens orthodoxes, à l’exception de quelques-uns, (...) en restent à une affirmation massive selon laquelle il n’y a vraiment sacrements que dans l’unique Église... Cette position (...) semble bien approcher d’une position commune et traduire un fond traditionnel de la pensée orthodoxe» (Y. Congar, Propos en vue d’une théologie de l'«Économie» dans la tradition latine, dans «Irenikon», 1972, p. 180 et 183). L’auteur anonyme de l’éditorial de ce même numéro d’Irenikon soulignait judicieusement les limites de la théologie augustinienne qui a prévalu en Occident, en ce qui concerne les sacrements des hétérodoxes:
«Depuis le XIIIe siècle, une erreur d’optique a détaché, chez nous, les sacrements de l’ecclésiologie. Ce fait nous paraît être l’aboutissement logique de la lente évolution des positions assumées par l’Occident depuis la lutte contre le donatisme. Progressivement, la théologie du Saint-Esprit en a fait les frais jusqu’à une élimination presque complète de son rôle dans la relation entre les sacrements et l’Église. Vatican II a essayé d’y remédier. Très timidement. Quelquefois maladroitement, avec plus de bonne volonté que de vision d’ensemble» (I.e., p. 153-154). On peut dire en tout cas que, dans l’ensemble de la tradition, depuis le IIIe siècle, il n’a jamais existé une unanimité en faveur de la reconnaissance des sacrements des hétérodoxes; et dans les églises non-latines, c’est bien plutôt la position opposée qui a prévalu. Cf. aussi P. L’Huillier, Les divers modes de réception dans l’Orthodoxie des Catholiques romains, dans « Le Messager orthodoxe », n° 82, 1979/1, et id., Économie ecclésiastique et réitération des sacrements, dans «Irénikon », 1937, p. 228-247 et 338-362.

(23) P. L’Huillier, art. cit., p. 22 et note 25.

(24) Cette «information» a été diffusée par une note confidentielle adressée par le «Secrétariat monastique» aux monastères catholiques francophones; il s’agit du motif qui aurait incité «le Père Placide et ses compagnons» à demander le baptême contre la volonté de leur higoumène (!): «En agissant de la sorte, ceux-ci auront sans doute voulu se concilier les faveurs de la patrie intégriste du monachisme athonite, dont ils pouvaient redouter une attitude de réserve critique, voire même d’hostilité» (Bulletin du Secrétariat monastique, Octobre 1977).

(25) E. Behr-Sigel, dans « Contacts», n°45 (1964/1), p.49.

(26) Archimandrite Basile, Higoumène de Stavronikita, dans «Contacts», n°89 (1975/ 1), p. 101.
Axel
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Message par Axel »

Merci Antoine d'avoir fait l'effort de poster ce très precieux Témoignage Chrétien (hé hé hé)!
Blagues à part, cet écrit rejoint tant de mes reflexions, de mes sentiments et de mes intuitions que j'en suis ému. De plus, le tout est exprimé si bien. Bien mieux que je ne saurais faire.

A ce propos, pourrait t'on mettre sur le forum le récit d'itinéraires d'autres hétérodoxes chrétiens ayant embrassé la sainte Foi orthodoxe?

L'URL qui suit: http://www.orthodoxinfo.com/inquirers/inq_convert.htm
fournit à ceux qui maitrisent l'anglais et qui sont interessés par le sujet d'interessants témoignages d'ex-hétérodoxes.

A bientôt

Axel
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