Je me permets de revenir sur la question des deux conciles de 869-870 et 879-880 et sur la figure du pape Jean VIII.
La manière dont le faux concile antiphotien de 869-870, cassé par le concile œcuménique de 879-880, a été transformé en VIIIe concile œcuménique par la Papauté est un exemple intéressant d’une falsification (à côté d’autres comme les
Fausses Décrétales ou la fausse
Donation de Constantin) par laquelle la Papauté s’est construite. Il est toujours stupéfiant pour moi de constater que les gens refusent d’admettre la vérité, même si on leur met les documents sous les yeux.
Je ne sais pas à quelle époque a eu lieu cette extraordinaire substitution par laquelle on a réhabilité le pseudo-concile de 869-870. N’ayant pas sous la main un exemplaire du
Décret de Gratien (1140), je ne sais pas si c’était déjà fait à ce moment-là. En revanche, il est clair que, encore plusieurs décennies après la séparation de la Papauté d’avec l’Eglise, la construction idéologique de la Papauté – malgré l’adoption du
Filioque, le schisme de 1054 et la réforme grégorienne – n’en était pas parvenue au stade de la réhabilitation du concile de 869-870.
Si nous nous reportons à l’édition universitaire catholique romaine des décrets des conciles œcuméniques (donc qui considère le faux concile de 869-870 comme concile œcuménique), nous pouvons trouver le fait intéressant qui suit.
« Yves de Chartres affirme clairement que « Le concile de Constantinople, qui a été fait contre Photius, n’est pas recevable. » » (Giuseppe Alberigo e.a,
Les Conciles œcuméniques, tome II.1, 1ère édition italienne, Bologne 1973, édition française, Le Cerf, Paris 1994, p. 350). Yves de Chartres (1040-1116), canoniste renommé, écrivait donc à l’extrême fin du XIe siècle que ce concile n’était pas recevable. Je ne sais à quelle époque ni par quelle manœuvre on l’a soudain transformé en VIIIe concile œcuménique, mais le fait est intéressant quant à la manière dont fut construite l’idéologie papale.
C’est en tout cas d’une manière éhontée que le prêtre uniate Pierre-Périclès Joannou fait figurer à la suite de son édition des canons des conciles œcuméniques (Grottaferrata 1962) les canons du concile de 869-870, qui n’ont rien à faire dans une collection de canons reconnus par l’Eglise de Constantinople. Il faut se référer au Gouvernail de saint Nicodème l’Hagiorite (Πηδάλιον, Editions Basile Rigopoulos, Thessalonique 1998, reproduction anastatique de l’édition de Zante 1864 ; 1ère édition, Venise 1800) pour retrouver (pp. 361-366) les canons du vrai VIIIe concile œcuménique, celui de 879-880.
Or, ce qui en dit long sur l’état de l’Orthodoxie en terre francophone, la collection du R.P. Joannou représente la seule traduction française des canons, les orthodoxes n’ayant manifesté aucun empressement à traduire le Πηδάλιον de saint Nicodème, qui devrait pourtant être connu de tous, pour notre plus grand bien spirituel. (Mais il est vrai, du moins à ma connaissance, que les orthodoxes n’ont pas non pas fait non plus beaucoup d’efforts pour traduire le Кормчая Книга russe ou le
Îndreptarea Legii roumain.)
Beaucoup d’orthodoxes, au moins jusqu’au XVe siècle, ont considéré le concile de 879-880 comme le VIIIe concile œcuménique. Un précieux petit catéchisme roumain (
Vademecum creştin ortodox, Editions Sofia, Bucarest 2003, p. 20), donne une hypothèse intéressante quant à la raison pour laquelle les orthodoxes se seraient ensuite braqués sur un chiffre de sept conciles œcuméniques – alors que personne ne peut nier l’oecuménicité du concile de 879-880, ou des conciles palamites de 1341 et 1351, par exemple :
« Aceste şapte sinoade ecumenice sunt cei şapte stâlpi ai Bisericii Ortodoxe la care s-a referit în Sfânta Scriptura un autor inspirat de Duhul Sfânt : « Înţelepciunea şi-a zidit casă rezemată pe şapte stâlpi. » »
« Ces sept conciles œcuméniques sont les sept colonnes de l’Eglise orthodoxe auxquelles se réfère, dans les saintes Ecritures, un auteur inspiré par l’Esprit saint : « La Sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes » » (C’est une citation de Prov. IX :1 ; j’assume la responsabilité de la traduction du texte roumain, mais je cite le texte biblique dans la traduction française de John Nelson Darby, faite à partir du texte hébreu.)
On voit ainsi que le chiffre de sept conciles œcuméniques n’a qu’une valeur purement symbolique, et que, en tout état de cause, il faut bien considérer le concile de Sainte-Sophie de 879-880, réuni au temps de Jean VIII, comme un concile œcuménique.
En ce qui concerne Jean VIII, il faudrait encore rappeler deux faits. L’un, d’intérêt purement francophone, est qu’il vint à Troyes en Champagne en 878 pour présider un concile local. L’autre fait, d'intérêt panorthodoxe, est qu’il mourut assassiné dans des conditions sauvages – à coups de marteau – le 16 décembre 882. A la suite de feu l’archiprêtre Patric Ranson qui le considérait comme un martyr et qui semble avoir préparé une biographie de ce pontife au moment de sa mort prématurée en 1992, j’ai toutes les raisons de penser que les convictions religieuses orthodoxes de Jean VIII et sa politique à l’égard du saint patriarche Photios n’ont pas été étrangères à sa mort. Pour cette raison, dans le calendrier des saints publié sur ce forum, j’ai rajouté, à la date du 16 décembre, une mémoire de la mort du pape Jean VIII – ce qui ne revient pas à le canoniser, décision qui appartient à l’Eglise toute entière, mais simplement à demander de prier pour le repos de son âme, et aussi à lancer un appel aux orthodoxes pour qu’ils se décident à examiner si Jean VIII doit être considéré comme martyr (cf.
viewtopic.php?t=1100 ).
L’honnêteté commande de signaler que d’autres orthodoxes ont à l’égard du personnage de Jean VIII une opinion bien moins favorable que feu l’archiprêtre Ranson. Par exemple, pour le prêtre Astérios Gérostergios, in
St. Photios the Great, 2e édition, Institute for Byzantine and Modern Greek Studies, Belmont, Massachusetts, 1988, pp. 72 s., Jean VIII aurait eu la même ecclésiologie erronée que Nicolas Ier, même s’il faut le louer d’avoir réparé les crimes de ses prédécesseurs à l’égard de saint Photios.
Toutefois, il est évident que le monde chrétien a bien basculé après la date du 16 décembre 882. D’abord, le concile de 879-880 est le dernier où le patriarcat de Rome a participé à la symphonie conciliaire des saintes Eglises de Dieu. Si les oecuménistes recherchaient vraiment le retour à l’unité, ils commenceraient tout dialogue par cette affirmation évidente que les conclusions du concile de 879-880 représentent le point de départ indispensable de toute démarche vers le rétablissement de la communion entre l’Eglise orthodoxe et l’Eglise catholique romaine, puisque c’est le dernier moment où tout le monde a été d’accord. Après l’assassinat de Jean VIII, il y a eu une chute immédiate des papes de Rome, tant sur le plan moral (ne mentionnons que Etienne VI et son concile du cadavre ou Serge III assassin de ses deux prédécesseurs) que dogmatique, malgré des périodes de rémission au moins jusqu’en 1014 (par exemple, le pontificat de l’Auvergnat Sylvestre II, en 999-1003, représente un redressement dogmatique et moral). On ne peut donc pas nier que quelque chose s’est effondré après la mort de Jean VIII, et cela plaide en faveur de son orthodoxie.
Plaiderait aussi en faveur de l’orthodoxie de Jean VIII la campagne de dénigrement dont il fut victime après sa mort – l’idéologie papale s’est aussi construite sur un enseignement du mépris envers les orthodoxes, dont nous avons encore vu des manifestations significatives au moment de l’agression de l’OTAN contre la Serbie, ou dans le comportement de certains croisés virtuels qui ont sévi sur ce forum. La campagne de dénigrement de Jean VIII, constamment présenté comme un pape faible, « contraint de payer tribut aux Sarrasins », nous dit le Larousse de 1949 cité par notre ami Basile (ce qui était tout de même moins grave que le sac de la basilique Sainte-Marie-Majeure par les mêmes Sarrasins en 846), atteindra son sommet avec Baronius repris par Voltaire. « Voltaire, dans le « Catalogue des Empereurs et des Papes, etc. » (ultime avatar du modèle Eusèbe-Jérôme), qui clôt son
Essai sur les Mœurs (1756), ajouta au bénéfice du sourire sceptique le plaisir d’une explication de l’erreur, empruntée à Baronius : à propos de l’assassinat de Jean VIII (882), il note : « Ce n’est pas plus vrai que l’histoire de la papesse Jeanne. On lui attribua le rôle de cette papesse parce que les Romains disaient qu’il n’avait pas montré plus de courage qu’une femme contre Photius. » » (Alain Boureau,
La Papesse Jeanne, Flammarion, Paris 1993, p. 283 ; 1ère édition Aubier, Paris 1988). Il est probable que le peuple romain de la fin du IXe siècle, au contraire, se réjouissait d’avoir un patriarche pleinement orthodoxe et romaïque, et que le lien entre la supposée faiblesse de Jean VIII et la légende de la papesse Jeanne, qui est du XIIIe siècle, ait été fait en des temps où le fanatisme anti-orthodoxe avait atteint des sommets, aux XVe-XVIe siècles. L’archiprêtre Wladimir Guettée, dans son
Histoire de l’Eglise, tome VI, p. 404 (édition définitive, Fischbacher, Paris v. 1889 ; reproduction anastatique, Editions du Monastère orthodoxe de l'Archange Michel, Lavardac 1995), montre bien le caractère subversif de l’interprétation de Baronius : « Mais Baronius n’a pas fait observer que, dans toutes les lettres de Jean, on remarque une très grande énergie, et qu’il n’a pu se prononcer en faveur de Photius, sans condamner ouvertement ses prédécesseurs Nicolas Ier et Adrien II, ce qui n’était certes pas un acte de faiblesse. L’explication du cardinal Baronius est donc absolument contraire à la vérité historique ; elle est même ridicule. »
Chacun est libre d’en tirer les conclusions qu’il veut. Pour ma part, je considère toujours Jean VIII comme l’artisan d’un retour du siège de Rome dans le sein de l’Eglise.