Jean-Louis Palierne a écrit :Je ne vois pas pourquoi on voudrait que la Tradition non-écrite de l’Église soit nécessairement plus spirituelle et donc informulable que ce qui a été consigné par les Évangiles.
Le problème n’est pas là. La tradition non-écrite n’est pas plus spirituelle que l’écrite, puisque dans l’Eglise tout fait partie de la vie dans l’Esprit. Elle n’est pas informulable, mais elle est vivante et se renouvelle grâce à l’action de l’Esprit Saint dans l’Eglise. On ne peut donc pas la présenter sous l’aspect d’un code fixé une fois pour toute. Elle n’est pas à rechercher seulement dans le passé, mais aussi dans l’expérience actuelle de l’Eglise. L’attitude du Christ lui-même par rapport aux Ecritures et aux traditions du judaïsme doit sans doute être notre guide.
Jean-Louis Palierne a écrit :Et tout d’abord je m’insrge contre l’idée selon laquelle les Évangile seraient le résultat d’un processus lent et difficile d’un collationnement et d’une compilation de textes fragmentaires antérieures et de souvenirs des “logia” du Seigneur. Les très savantes recherches qui se sont accumulées sur ce sujet -- il fut un temps où je me passionnais pour ce sujet -- n’ont jamais abouti à aucune certitude, à aucune recomposition convaincante. On n’a jamais pu prendre en défaut la Tradition qui les attribue à la rédaction de témoins proches du Christ. Elle nous dit que Matthieu a d’abord écrit en hébreu. L’Église a perdu ce texte hébreu, et je prétends que si elle l’a oublié c’est qu’il ne nous aurait rien appris de plus. Elle nous dit que Jean a dicté à un secrétaire que la tradition nomme Prochore. Et alors ?
Pour le reste, les théories documentaires, qui ont accumulé un travail prodigieux, ne nous apprennent rien qui soit utile à la piété. Pourquoi la Tradition aurait-elle échoué à nous transmettre tout ce qui nous est nécessaire ? Je crois que, de même que les Auteurs des écrits néo-testamentaires ont écrit sous l’inspiration de l’Esprit (ce qui n’exclut pas la diversité de leurs approches), de même l’Église a fait le tri sous l’inspiration de l’Esprit et fixé le Canon du Nouveau Testament -- non sans hésitations du reste, comme on peut le voir pour l’Apocalypse, pour les Épîtres de Clément ou pour la Didachè. Mais si nous en savions plus sur les documents ou les transmissions orales qui ont précédé la rédaction du Nouveau Testament, nous n'apprendrions rien qui soit utile au Salut des hommes.
S’il existe un enseignement plus spirituel (mais que faut-il entendre par là ?) c’est plutôt dans le Sermon sur la Montagne, dans l’Évangile de Jean et dans les Épîtres de Paul que nous pouvons le trouver, plus que dans une Tradition mystique et ésotérique. L’existence d’une Tradition non-écrite ne doit pas prêter à des spéculations de ce genre.
Je n’ai jamais avancé que le processus de la mise par écrit de la première tradition écrite ait été lent, difficile, qu’il ait eu le caractère d’un collationnement minutieux, qu’il ait été le fait de tel ou tel auteur. J’ai seulement rappelé une évidence : l’Eglise a vécu un certain temps sans autre Ecriture que l’Ancien Testament. Toute la tradition était donc orale. Le Nouveau Testament est issu de cette première tradition. Le passage à l’écrit implique toujours une sélection et une mise en forme. L’Eglise y a sans doute fixé l’ensemble de son enseignement, mais pas d’une manière systématique et sans mettre en cause l’importance de l’enseignement oral.
Jean-Louis Palierne a écrit :L’Église a roujours su nous écrire ce qu’il fallait nous écrire. Elle nous a transmis le texte (grec) du Nouveau Testament. Là se trouve la totalité du kérygme; c’est-à-dire de la proclamation par l’Église de la Bonne Nouvelle du Salut.
Certes pour le contenu et pour l’essentiel. Mais certaines formulations ont pu continuer à être transmises oralement. Les textes du Nouveau Testament ne sont-ils pas à l’origine destinés à la communauté des croyants et non à l’annonce de la Bonne Nouvelle à ceux de l’extérieur ? Ils ne se rapporteraient donc pas initialement au kérygme, même s’ils le nourrissaient.
Jean-Louis Palierne a écrit :La Tradition non-écrite comprend d’abord la liste des livres qui constituent la Révélation écrite (Canon de l’Ancien et du Nouveau Testament) qu’elle authentifie de cette manière. Mais elle comprend également le Symbole, qui est en quelque sorte le “socle” de notre foi, les anaphores de saint Basile et de saint Jean Chrysostome, qu’il me semble difficile de considérer comme des textes réglementaires desséchés, les décisions dogmatiques et canoniques des Conciles. Faut-il y dire que
Citation:
Votre description de la Tradition orale sous les traits d’un dépôt reçu directement et littéralement du Christ, me semble amputer l’Eglise de cette source toujours actuelle de la tradition qu’est la présence en elle du Saint Esprit. ?
Lorsque saint Séraphim de Sarov révéla la Lumière incréée à Motovilov, a-t-il eu besoin de longs discours mystiques ?
Je ne comprends pas très bien ce dernier argument : Saint Séraphin n’est pas à l’origine de la Tradition de l’Eglise, il en est un des témoins. Son exemple prouve, s’il en est besoin, que la Tradition de l’Eglise est d’abord une tradition spirituelle et vivante. Autrement dit, la tradition n’est pas à rechercher seulement dans le passé.
Je ne comprends pas non plus sur quoi se fonde l’inventaire de la « tradition non-écrite ». Je trouve paradoxal que chaque fois qu’il est question de « tradition non-écrite », les exemples renvoient à des textes. Au moins en ce qui nous concerne, il s’agit bien d’une tradition écrite.
Jean-Louis Palierne a écrit :La Tradition non-écrite est en fait largement connue. Sa diffusion était limitée, aux origines, à l’intérieur de l’Église. La petite histoire des enfants (probablement des fils de prêtres) que l’on peut trouver dans Le Pré spirituel de Jean Moschus montre que le secret qui entourait les paroles des saints Mystères de l’Église n’était pas très rigoureux. Ces enfants, qui servaient probablement l’évêque et les prêtres, en connaissaient au moins une partie. Mais ces paroles ne sortaient pas de l’Église, et les Pères les plus anciens les considéraient comme vérité révélée. C’est le “kérygme” (= proclamation) évangélique qui était annoncé en public, ainsi qu’il ressorte des collections d’homélies des Pères.
Je ne suis pas convaincu par cette distinction entre d’une part une tradition écrite largement diffusée (kérygme) et une tradition non écrite à diffusion restreinte, voire secrète. Ainsi je ne suis pas sûr que les Evangiles pas plus que les épîtres de Saint Paul, dans la mesure où ils abordent le sujet des mystères, aient été destinés dès les premiers temps aux non-croyants. Inversement tous les éléments de la tradition non-écrite n’étaient pas forcément secrets. Ce sont deux choses différentes.
Je suis encore moins convaincu par l’idée que les évêques et les prêtres aient constitué dans l’Eglise ancienne une caste sacerdotale dépositaire de secrets inaccessibles à de simples fidèles. Il me semble au contraire que les paroles de l’eucharistie, les formules du baptême devaient être connues de tous les baptisés et que la conception même d’une doctrine ésotérique au sein même de l’Eglise est étrangère au christianisme. Bref il n’y a pas dans le christianisme plusieurs étapes d’initiation, mais une diversité de charismes.
Jean-Louis Palierne a écrit :Il n’y a nul intégrisme à considérer que les prescriptions canoniques sont toujours valables pour l'Église, car ce ne sont pas des règlements desséchés. Ils nous apportent une révélation fondamentale pour le salut de l’homme : la nature de l’Église. Or avant de faire des exposés dogmatiques, ils procèdent par une description en quelque sorte de son anatomie et de sa physiologie. Ils décrivent sa forme, son contour, ses organes, ses fonctions et lui imposent des règles de santé.
Entièrement d’accord. Je n’ai jamais prétendu que les dispositions canoniques ne fussent pas valables, ni qu’elles fussent vides de tout contenu spirituel. Je refusais simplement d’en faire remonter la lettre aux premiers temps de l’Eglise. Ce sont des décisions prises dans certaines circonstances précises, par l’Eglise assemblée en Concile et animée par l’Esprit Saint. C’est de là, comme de leur conformité à la tradition constante de l’Eglise qu’elles tirent leur autorité. On remarque d’ailleurs qu’une grande partie de ces dispositions ne se présentent pas sous forme de préceptes généraux, mais plutôt sous celle de réponses à des problèmes particuliers.
Jean-Louis Palierne a écrit :Citation:
Mais les intégristes oublient que ce précieux dépôt perd toute sa valeur une fois qu’il est détaché de la réalité vivante du Corps du Christ qui lui donnait sens.
Oui, il existe de tels intégristes. J’en connais; Je crois d’ailleurs qu’ils défendent en général plutôt l’Église du XIXème siècle que celle des Pères. Mais je connais aussi, à l’extrême opposé, des modernistes qui ne se préoccupent que de la « nécessité de répondre à notre temps ». Et en plus ils ont l’impression de satisfaire ainsi une obligation “spirituelle”. Je prétends pour ma part que c’est le retour aux sources patristiques qui fournit la meilleure réponse aux besoins des hommes de notre temps;
Le tropisme intégriste est, hélas, une maladie ancienne dans notre Eglise. Le mouvement des Vieux-Croyants, si intimement lié au caractère de la piété populaire russe, en est l’exemple le plus marquant. Le Vétéro-Calendarisme, d’inspiration assez semblable, en est une expression moderne. L’Eglise Russe Hors-Frontières a toujours été accueillante pour ces tendances. Sont statut canonique ambigu qui s’accommodait de prises de position ou d’agissements qui ont pu être carrément schismatiques à certains moments (contacts avec les vieux-calendaristes, négation des sacrements de l’Eglise de Russie, prétention à être la véritable Eglise de Russie, voir la véritable Eglise orthodoxe) a longtemps empêché d’y voir clair. La clarification qui doit venir avec le rétablissement de la communion avec l’Eglise de Russie sera sans doute bienvenue.
Il y a une vérité du traditionalisme, faite de piété, d’abnégation, d’humilité devant le don reçu, d’amour de la tradition. On peut comprendre aussi la volonté de ménager un refuge dans un monde perçu comme devenu fou, au risque de faire de l’Orthodoxie une « voie » dans le sens oriental du terme, c'est-à-dire une pratique menant au salut personnel, plutôt qu’une foi constituant un ferment de sanctification. Mais à sacraliser la forme et la lettre du passé, il y a un danger à en sacrifier l’esprit, à remplacer la tradition vivante du Christ par une tradition morte et à aboutir au contraire de l’Evangile avec toutes les apparences de la tradition parfaitement sauvegardée. Ce triomphe de la lettre prive l’intégrisme de tout sentiment de perspective : tout est sur le même plan, le moindre détail devient vital, l’amour et l’unité sont sacrifiés à une fidélité exacerbée à la lettre, et remplacés par la haine et la division qui s’affirment avec un discours volontiers agressif. En somme il y a dans l’intégrisme une constante confusion entre ce qu’il y a d’humain dans la Tradition et le divin. Or la confusion entre l’humain et le divin est proprement la définition de l’idolâtrie.
Face au tropisme intégriste, il me semble très important de garder pour critère essentiel de l’Orthodoxe le souci de l’unité de l’Eglise et de la paix qui doit y régner, et de rejeter très fermement comme non orthodoxe, parce que contrevenant à la discipline ecclésiale, mais aussi à l’esprit même de l’Eglise et de sa Tradition, tout attitude qui mettrait en question cette unité et érigerait tel ou tel groupe particulier en unique gardien du dogme. C’est pour la même raison que je tiens pour nocif l’usage indiscriminé du terme « hérésie ».
J’aimerais aussi que nous puissions nous accorder sur ce que vous appelez « modernisme » et sur ce que vous entendez par l’expression « nécessité de répondre à notre temps » : en cette matière tout ne dépend-il pas du caractère de la réponse ?
Je crois pour ma part qu’il ne faut pas abuser de l’étiquette de « modernisme » et qu’il est préférable de parler d’une manière plus précise par exemple de modernisme théologique ou de modernisme liturgique, lorsqu’il y a rupture avérée avec la Tradition constante de l’Eglise dans tel ou tel domaine. Ainsi prôner l’ordination des femmes serait du modernisme. Mais se déclarer en Russie pour l’utilisation de la langue vernaculaire conjointement au slavon, chose qui passe pour la pire des hérésies dans certains milieux rigoristes, ne l’est pas nécessairement. Au contraire, c’est adopter une positions plus conforme à la Tradition constante de l’Eglise, qui a toujours fait le choix des langues vernaculaires.
Le retour aux sources patristiques, mais aussi bibliques me semble à moi aussi une excellente réponse, à condition qu’on ne fasse pas de l’Orthodoxie une « Voie des pères » et qu’on ne privilégie par à l’excès la tradition livresque sur l’expérience vivante de la vie de l’Eglise. Répéter ce qu’ont dit les pères ne signifie pas qu’on reprend la démarche des pères, qui, eux, ne se sont pas contentés de répéter leurs prédécesseurs. C’est la démarche des pères, leur esprit qu’il s’agit, au-delà de la lettre, de retrouver.
Jean-Louis Palierne a écrit :J’assistais un jour à une Liturgie dans une paroisse composée essentiellement d’originaires d’un pays de tradition orthodoxe. Peu importe lequel. Le dépité-maire de la commune (qui avait je crois accordé quelques faveurs à cette communauté) était venu y assister, et suivit la Liturgie visiblement avec beaucoup d’attention et de respect. L’évêque était venu présider pour la circonstance. Après la Liturgie, il proposa au maire de dire quelques mots. Celui-ci déclara qu’il avait été très impressionné par le déroulement des cérémonies; « Vous avez gardé ce sens du sacré qui fait malheureusement défaut aujourd’hui aux Église traditionnelles d’Occident. » L’évêque répondit en assurant que nous entretenons d’excellents rapports avec nos frères catholiques et protestants. En l’occurrence je crois que c’était bien le politicien qui exprimait le mieux la recherche spirituelle des Français, dont l’évêque ne connaissait même pas l’existence.
Il me semble qu’il s’agit d’un tout autre sujet, qui porte non pas tant sur la nature de l’Eglise (quoique il engage tout de même, je le concède, une conception de l’Eglise), que sur la mentalité des immigrés des pays « orientaux » et leur rapport complexe à l’Occident.
Jean-Louis Palierne a écrit :Je crois que les indigènes que nous sommes viennent à l’Église orthodoxe pour y rencontrer la Tradition spirituelle orthodoxe, parce qu’ils sont désemparés par l’appauvrissement spirituel qu’a produit la mode “de l’engagement dans le monde” dans nos Églises; Malheureusement les orthodoxe “de souche” nous assurent qu’ils ont compris toute la valeur des préoccupations sociales des chrétiens d’occident et estiment que le devoir d’une Église locale transplantée en Occident est de faire connaître les trésors de l’Occident aux Églises-mères des pays orthodoxes.
Il est naturel que les gens viennent à l’Eglise pour des raisons différentes. Il est, hélas, humain que chacun voie midi à sa porte. Mais l’Eglise orthodoxe en France ou en Europe occidentale regroupe les uns et les autres, et ne se développera pas dans l’exclusive et la division. La diversité, vécue d’une manière ecclésiale, est une richesse plutôt qu’un obstacle à l’unité. Elle nous ramène à une situation qui n’est pas sans rappeler l’Eglise primitive. Par ailleurs, il y a de moins en moins de différence sociologique entre les « indigènes », venus essentiellement du catholicisme, et les descendants d’immigrés, pleinement assimilés dans leur pays de naissance, qui, même nés dans l’orthodoxie, en deviennent des membres actifs à la suite d’un choix personnel et d’une démarche de conversion. Il y a peut-être un rapport à la foi légèrement différent chez les « orthodoxes de souche » (souvent français depuis trois ou quatre voire cinq générations…) et les « indigènes ». Mais ce genre de nuances, me semble-t-il, ne peuvent que nous enrichir, pas nous opposer.
Obsecro autem vos fratres per nomen Domini nostri Jesu Christi ut id ipsum dicatis omnes et non sint in vobis scismata, sitis autem perfecti in eodem sensu et in eadem sententia (1Cor I,10)