Canonicité du territoire dans la Tradition orthodoxe

Échangez vos idées librement ici

Modérateur : Auteurs

Antoine
Messages : 1782
Inscription : mer. 18 juin 2003 22:05

Canonicité du territoire dans la Tradition orthodoxe

Message par Antoine »

Vous trouverez ci-dessous le texte de Mgr Hilarion évêque de Vienne et d'Autriche sur " La notion du territoire canonique dans la tradition orthodoxe"

Ce qui me semble curieux c'est cette façon de considérer comme Eglise des entités qui n'en sont pas, pour tirer des conclusions justifiant la superposition de plusieurs évêques sur un même territoire. Le raisonnement vicié est: il y a des endroits ou un évêque Kto cohabite avec un évêque orthodoxe donc plusieurs évêques orthodoxes peuvent cohabiter dans la même ville.
L'éparpillement d'une Eglise Mère en diasporas est de facto rendue nécéssaire par l'histoire et l'Eglise doit donc s'adapter à catte nouvelle donne canonique des ethnies et ne plus se limiter à la notion stricte de territoire. Cette nouvelle donne ne peut donc être considérée comme une hérésie ecclésiologique.

Tant que l'Eglise orthodoxe considèrera qu'il y a une succession apostolique chez les Ktos on ne s'en sortira pas.



Conférence au symposium international de droit canonique à l'Académie théologique catholique de Budapest, 7 février 2005


Dans mon discours je voudrais aborder la question des origines et du fonctionnement de la notion du territoire canonique dans la tradition chrétienne orientale. Le terme «territoire canonique» est lui-même récent, mais son contenu ecclésiologique remonte aux temps apostoliques. La compréhension du sens de cette expression et des manières de son application est importante non seulement pour la collaboration inter-orthodoxe, mais également pour les relations entre les Églises catholique et orthodoxe.

Histoire et évolution de la notion du territoire canonique

L'organisation ecclésiale qui s'est mise en place au cours des trois premiers siècles de l'existence du christianisme était fondée sur le principe «une ville - un évêque - une église» qui suppose le rattachement d'un territoire à un évêque. Les raisons historiques de l'apparition du principe de l'épiscopat monarchique et de la notion du territoire canonique qui en découle sont traitées par l'évêque Nicodème Milach dans son commentaire des Canons apostoliques: «Dès que la prédication apostolique a conduit à l'organisation des petites régions ecclésiastiques distinctes, il s'est posé la question du sacerdoce permanent dans ces régions. Chacune de ces régions avaient été instituée par un apôtre, immédiatement ou par leurs successeurs. Ainsi les régions ecclésiastiques qui ne cessaient de se multiplier représentaient des familles dans lesquelles l'évêque était père et tous les autres clercs, ses adjoints» (Règles de l'Église orthodoxe avec le commentaire de Nicodème, évêque de Dalmatie et d'Istrie, en russe, Moscou, 2000, t. I, p. 74-75).

Conformément à ce principe, les Canons apostoliques et les autres règles de l'Église antique interdisent la violation des frontières ecclésiastiques par les évêques et les clercs. Les Canons apostoliques défendent aux évêques d'abandonner de leur gré leur diocèse et de passer dans un autre (can. 14); l'évêque ne peut ordonner en dehors de son diocèse (can. 35); un clerc ou un laïc excommunié par son église ne peut être reçu à la communion par un autre évêque en passant dans une autre ville (can. 12); un clerc qui rejoint un autre diocèse sans le consentement de son évêque, doit être déposé (can. 15); l'interdiction ou l'excommunication imposée à un clerc par un évêque ne peuvent être annulées par un autre (can. 16 et 32). Des dispositions de ce genre ont été prises par des conciles oecuméniques et locaux du IV-VIII siècles et font partie du droit canonique actuel de l'Église orthodoxe.

En instaurant les frontières des régions ecclésiastiques les Pères de l'antique Église indivise prenaient en considération la division administrative existante. Au II-III siècle il était d'usage que l'évêque qui dirige une région ecclésiastique célèbre dans la ville, tandis que les presbytres ou chôrévêques nommés par lui desservent les villages voisins. Cependant, dès le début du IV siècle, après que l'empereur Dioclétien a réuni les provinces de l'Empire romain en «diocèses», le christianisme a senti le besoin d'une concentration identique des églises épiscopales en des entités plus grandes: c'est ainsi que sont apparues les métropoles. L'évêque de la capitale d'un «diocèse» devenait métropolite, tandis que les autres évêques devenaient ses suffragants. Cependant, ces évêques restaient parfaitement autonomes dans l'administration de leur propre région, ne se référant au métropolitain que dans les questions qui dépassaient leurs compétences. Notons également que la distinction de la chrétienté en deux parties, occidentale et orientale, débute également au IV siècle avec la division administrative de l'Empire.

Bien que la division administrative de l'Empire ait servi de modèle à la division ecclésiastique, ce principe n'a jamais été absolutisé et n'était pas conçu comme n'admettant aucune alternative. Le conflit entre Basile de Césarée et Anthime de Tyanes en témoigne; cette querelle est bien documentée par l'oeuvre de Grégoire de Nazianze. Lorsqu'en été 370 Basile de Césarée avait été élu à la tête de l'église de Cappadoce, la province de Cappadoce était unifiée et avait Césarée pour capitale. Cependant, en hiver 371-372 l'empereur Valence l'a divisée en deux provinces: Cappadoce I avec capitale à Césarée et Cappadoce II avec Tyanes comme centre. L'évêque Anthime de Tyanes, prenant en compte cette division, se mit à agir en métropolitain de la Cappadoce II et refusa de reconnaître la juridiction de Basile; ce dernier continuait toutefois à se considérer comme le métropolitain de toute la Cappadoce. Afin d'affermir son autorité, Basile nomma au printemps 372 des évêques dans les villes faisant désormais partie de la Cappadoce II: il envoya à Sasimes son ami Grégoire de Nazianze, et à Nysse son frère Grégoire. En 374 le cousin de Grégoire de Nazianze et le disciple fidèle de Basile, Amphiloque, fut ordonné évêque d'Iconium. Anthime trouva tous ces actes anticanoniques et créa des obstacles à l'activité des évêques nommés par Basile. Plus tard, après la mort de Basile, les évêques de la Cappadoce II reconnurent de fait Anthime de Tyanes comme métropolitain de la nouvelle région.

Se fondant sur ces données historiques nous pouvons donc affirmer que la notion du territoire canonique au niveau des églises épiscopales est apparue dès les temps apostoliques et s'est définie dans la pratique ecclésiastique au II-III siècles. Quant aux entités supérieures, les métropoles, elles se sont formées au cours du IV siècle. A la fin du IV siècle on distingue donc trois niveaux de territoires canoniques: la métropole qui réunit tous les diocèses d'une province, le diocèse qui regroupe les paroisses d'une petite région et la paroisse, communauté ecclésiale, présidée par un presbytre, représentant de l'évêque. Plus tard les patriarcats s'ajouteront ajoutés à cette liste, réunissant plusieurs métropoles.

Le premier grand schisme de la chrétienté, survenue au milieu du V siècle à cause du refus d'une partie des Églises orientales de reconnaître le concile de Chalcédoine de 451 (quatrième oecuménique), a provoqué l'émergence d'une hiérarchie parallèle dans certaines régions de l'Empire romain oriental et en dehors de lui. Certaines d'entre elles perdurent jusqu'à nos jours. On entend par hiérarchie parallèle l'existence dans une ville de deux évêques qui prétendent au même territoire canonique et portent souvent le même titre.

Le deuxième grand schisme de la chrétienté mondiale, celui du XI siècle, n'a pas été immédiatement suivi de l'apparition des hiérarchies parallèles. Après la rupture de la communion entre Rome et Constantinople l'ordre qui existait au premier millénaire continuait à être appliqué pendant un certain temps: l'Orient était partagé entre les quatre patriarcats (Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem), tandis que Rome demeurait le centre de la chrétienté occidentale. Tous les diocèses occidentaux étaient réunis autour de l'évêque de Rome qui en était métropolite ou patriarche. La juridiction de l'évêque de Rome ne s'étendait pas sur les Églises orientales, tandis que celle des patriarches orientaux ne dépassait pas les limites de leurs circonspections. C'est ainsi que le principe du territoire canonique était préservé.

La situation a changé au moment des croisades, lorsque les armées latines ont conquis des territoires byzantins y fondant des hiérarchies latines. Ainsi après la prise d'Antioche en 1097 les croisés en ont banni le patriarche et l'ont remplacé par un évêque latin. La même chose s'est produite à Jérusalem à la fin de 1099: le patriarche fut déposé et à sa place fut nommé un légat du pape, élevé à la dignité patriarcale. Enfin, après la prise de Constantinople en 1204, les croisés y ont également fondé un patriarcat latin. Les patriarcats latins d'Antioche et de Constantinople ont cessé d'exister avec la défaite des croisés au XIII siècle. Quant au patriarcat latin de Jérusalem, après avoir disparu en 1291, il fut rétabli par l'Église catholique en 1847 et existe jusqu'à nos jours. Ainsi, Jérusalem abrite aujourd'hui trois patriarches: un orthodoxe, un arménien et un latin.

En parlant de la prise de Constantinople par les croisés, l'historien catholique E.-C. Suttner écrit: «Après la prise de Constantinople les vainqueurs ont placé leurs candidats au trônes impérial, patriarcal et progressivement aux nombreux sièges épiscopaux. L'empereur et le patriarche grecs furent contraints de s'exiler à Nicée; beaucoup de grecs illustres les suivirent. Ensemble ils attendaient le jour qui permettrait leur retour à Constantinople. Dans le centre de l'Empire d'Orient les latins triomphant ont traité les Grecs de la même manière que les Normands en Italie du Sud et les croisés au XI siècle à Jérusalem et à Antioche. Vraisemblablement, les latins du XIII siècle avaient la même conception du schisme et de l'unité de l'Église que les Normands. Ils agissaient, en effet, de la même manière et étaient convaincus, comme le prouve le concile de Latran de 1214 qu'en instaurant un empereur et un patriarche latins ils mettaient fin au schisme. Les Grecs, en revanche, considéraient avec raison la soumission d'une partie de la chrétienté à une autre comme indigne de l'Église. De leur point de vue, le comportement des latins après le sac de Constantinople a aggravé le schisme de l'Église. Nous devons revoir soigneusement toutes les tentatives entreprises pour le rétablissement de l'unité, pour ne pas réitérer les fautes commises dans le passé» (E. C. Suttner, Les étapes historiques des relations entre les Églises d'Orient et d'Occident: http://orthodoxia.org/lib/1/1/24/9.aspx).

Un coup dur a été porté aux relations entre Catholiques et Orthodoxes par les nombreuses unions que pendant des siècles l'Église catholique romaine avaient tenté d'imposer aux territoires populations orthodoxes. Étant une grave violation du principe de la territorialité canonique, l'uniatisme a toujours été et est encore très douloureusement perçu par les Orthodoxes. Voici l'évaluation qu'en donne un des acteurs les plus connus du dialogue catholique-orthodoxe du XX siècle, le protopresbytre Vitaly Borovoï: «La papauté médiévale aspirait avec obstinence et sans relâche à l'expansion en Orient orthodoxe, pour soumettre par des moyens divers (souvent avec recours à la force) les Orthodoxes à l'autorité romane, leur imposant toutes sortes d'unions qui en réalité tendaient à remplacer le foi orthodoxe de l'antique Église orientale par celle de l'Église catholique occidentale de l'époque médiévale. C'est ainsi qu'ont vu jour les unions de Lyon (1274), de Florence (1439) et beaucoup d'autres: celles de Brest (1596), d'Uchgorod (1646), de Mukatchevo (1733); les unions au Proche-Orient orthodoxe: arménienne, copte, syro-jacobite, syro-chaldéenne, etc. Les uniates apparaissaient dans toutes les Églises orthodoxes, devenant un fléau et une menace permanente pour toute l'Orthodoxie. Tout cela a eu des graves répercussions sur les relations et les sentiments des peuples orthodoxes à l'égard de Rome et de l'Église catholique qui sont résumées dans le célèbre proverbe: 'Mieux vaut le turban turc que la tiare romaine'. La tragédie psychologique et historique de cet adage désespéré et semblant impossible dans les relations inter-chrétiennes, est la dénonciation la plus expressive et la plus sévère du péché de la division et de la rupture de communion entre les Églises orientale et occidentale» (V. Borovoï, A. Bouyevski, «L'Église orthodoxe russe et le mouvement oecuménique, survol historique et théologique», in: Orthodoxie et oecuménisme, en russe, Moscou, 1998).

Les territoires canoniques des Églises orthodoxes autocéphales

Si l'on regarde maintenant l'histoire des Églises orthodoxes locales (en excluant de cette définition les Églises préchalcédoniennes), on peut affirmer qu'elles ont respecté le principe du territoire canonique sans défaillances jusqu'au début du XX siècle. Les frontières de ces Églises coïncidaient généralement avec celles des Empires et des États. La juridiction du Patriarcat de Constantinople, par exemple, se limitait à l'Empire ottoman au XIX siècle; celle du Patriarcat de Moscou à l'Empire russe.

Il serait cependant faux de croire que les Églises orthodoxes n'agissaient pas en dehors de leurs frontières juridictionnelles. Certaines des Églises orthodoxes menaient une activité missionnaire: les missionnaires de l'Église russe, par exemple, ont fondé aux XVIII-XIX siècles des communautés orthodoxes en Amérique, au Japon et en Chine. Cependant, les missionnaires russes n'agissaient que dans les pays où il n'existait pas d'autres Églises orthodoxes. Ces pays étaient en quelque sorte considérés comme le territoire missionnaire canonique de l'Église orthodoxe russe.

Les évènements révolutionnaires qui ont eu lieu dans les années 1910 dans certains pays de l'Europe, les deux guerres mondiales et la dissolution des grands empires ont conduit à d'importantes modifications géopolitiques qui se sont répercutées sur la structure de l'Orthodoxie mondiale. Premièrement, dans la première moitié du XX siècle quelques Églises orthodoxes ont proclamé ou rétabli leur autocéphalie. Deuxièmement, à cause des migrations massives une importante partie des fidèles orthodoxes qui appartenaient à une Église autocéphale, s'est trouvée sur le territoire d'une autre Église. Troisièmement, à partir des années 1920 le Patriarcat de Constantinople qui après la dissolution de l'Empire ottoman avait perdu presque tous les fidèles sur son territoire canonique, s'est mis à prétendre au droit de pourvoir aux besoins pastoraux de ce qu'on appelle la diaspora orthodoxe et a commencé à créer des métropoles et des archevêchés en Europe et dans le reste du monde. En fin de compte des juridictions orthodoxes parallèles se sont créées dans les pays où les Orthodoxes ne représentaient qu'une minorité.

Comme exemple je citerai la situation qui s'est créée au XIX et XX siècles sur le continent américain (voir l'article de Léonid Kishkovski «Orthodoxy in America: Diaspora or Church», publié dans le bulletin électronique Europaica N° 49: http://orthodoxeurope.org/page/14/49.aspx#7). L'orthodoxie y fut apportée par des missionnaires russes par le biais de l'Alaska. La première chaire épiscopale orthodoxe d'Amérique fut érigée par le Saint-Synode de l'Église orthodoxe russe en 1840. Cependant, la résidence de l'évêque, en occurrence de saint Innocent (Venjaminov), se trouvait à Novoarchangelsk. En 1872, cinq ans après la vente de l'Alaska aux Etats-Unis, la chaire de l'évêque russe a été déplacée à San-Francisco. De 1989 à 1907 le diocèse était dirigé par S. Tikhon, le futur patriarche de Moscou. Sous son pontificat la chaire fut déplacée à New York. C'est lui qui a été à l'origine de la convocation d'un concile orthodoxe américain en 1907 qui a renommé le diocèse en l'Église orthodoxe russe grecque et catholique de l'Amérique du Nord. C'est ainsi que furent posés les fondements de la future Église autocéphale d'Amérique.

Pendant le séjour en Amérique de saint Tikhon un grand nombre de chrétiens du Patriarcat d'Antioche est arrivé dans le Nouveau Monde; à la demande de Tikhon un évêque auxiliaire, Raphaël de Brooklin, originaire de Syrie a été ordonné pour eux en 1903. C'est ainsi qu'est venu au monde un modèle ecclésiologique sans précédent qui supposait que sur le même territoire canonique il existait des évêques de nationalités différentes et les diocèses seraient créés non plus sur le principe de territorialité, mais sur le principe ethnique. Ce modèle ne correspondait pas à l'ecclésiologie de l'Église antique, mais il était en revanche approprié à la nouvelle réalité engendrée par les processus migratoires en Europe et en Amérique. Si les évènements se déroulaient selon le scénario prévu par saint Tikhon, il y aurait eu dès les années 1920 une Église orthodoxe autocéphale d'Amérique, présidée par un métropolite dont la juridiction se serait étendue à des évêques de nationalités différentes chargés de leurs compatriotes qu'ils soient Russes, Ukrainiens, Grecs, Syriens, Libanais, Roumains etc.

Cependant, dans les années 1920 à cause des migrations massives des Grecs en provenance de l'ancien Empire ottoman vers l'Europe, l'Amérique et l'Australie, des métropoles du Patriarcat de Constantinople ont été créées sur ces continents. Comme nous l'avons déjà dit, le Patriarcat de Constantinople avait déclaré son droit de juridiction sur toute la diaspora, c'est-à-dire sur tous les pays qui ne faisaient pas partie du territoire canonique des Églises orthodoxes existantes. De ce point de vue pratiquement toute l'Europe occidentale, les Amériques du Nord et du Sud, ainsi que l'Australie et l'Océanie recevaient la qualification de la diaspora. Pourtant, en Amérique il existait déjà une Église orthodoxe, dirigée par un évêque russe. Ainsi, la création d'une juridiction du Patriarcat de Constantinople en Amérique a introduit une division dans l'Orthodoxie américaine qui n'a fait que s'aggraver avec l'apparition des diocèses des Patriarcats d'Antioche, de Roumanie et de Serbie.

En 1970 l'Église orthodoxe russe, toujours inspirée par la vision des choses de saint Tikhon qui rêvait d'une Église locale unique sur le continent américain, a accordé l'autocéphalie à la partie de l'Orthodoxie américaine qui était dans sa juridiction. On espérait que les diocèses des autres Patriarcats rejoindront cette nouvelle Église autocéphale qui a reçu le nom de l'Église orthodoxe en Amérique. Cela ne s'est malheureusement pas passé: aujourd'hui en Amérique, en plus de l'Église autocéphale, il existe des métropoles, des diocèses des Patriarcats de Constantinople, d'Antioche et des autres Églises.

A cause des bouleversements révolutionnaires des années 1920 une situation anormale s'est créée en Europe occidentale. De nombreux fidèles orthodoxes russes ont afflué vers l'Europe occidentale y créant des structures ecclésiastiques propres. Parallèlement, il y naissait des métropoles et des diocèses des Patriarcats de Constantinople et d'Antioche. Après la seconde guerre mondiale les diasporas serbes, roumaines et bulgares d'Europe occidentale se sont accrues; des structures ecclésiastiques ont été érigées pour elles également. Ces diasporas continuent d'ailleurs de nos jours à augmenter en nombre. Enfin, ces dernières années à cause de l'exode massif des Géorgiens, on a vu apparaître en Europe des paroisses de l'Église orthodoxe géorgienne. Tous ces processus ont amené à ce que dans certaines grandes villes il se trouve désormais plusieurs évêques orthodoxes qui représentent chacun leur Église.

La situation de la diaspora russe d'Europe et des Amériques est aggravée en plus par le fait que tous les fidèles de tradition orthodoxe russe n'appartiennent pas à la même juridiction. Parallèlement au Patriarcat de Moscou il existe en Europe et ailleurs dans le monde depuis les années 1920 l'Église russe hors frontières qui s'est séparée de l'Église-mère à cause des évènements politiques et qui n'est pour l'instant reconnue par aucune Église orthodoxe autocéphale. Depuis les années 1930 s'est créée en Europe une structure ecclésiale qui regrouppe les paroisses orthodoxes russes qui se sont placées sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople. Le Patriarcat de Moscou a maintes fois pris l'initiative de regrouper ces églises en une seule entité juridictionnelle. En ce moment des pourparlers sont menés entre le Patriarcat de Moscou et l'Église russe hors frontières au sujet du rétablissement de la communion eucharistique.

L'application pratique du principe du territoire canonique

Bien qu'il existe dans de nombreuses parties du monde des juridictions orthodoxes parallèles, on ne peut dire que le principe du territoire canonique soit complètement délaissé par les Églises orthodoxes. Ce principe demeure la pierre angulaire de l'ecclésiologie orthodoxe et continue à être appliqué, bien que pas toujours et pas partout. Citons des exemples de l'application de ce principe dans les relations entre Orthodoxes, ainsi que dans celles des Orthodoxes avec les Catholiques.

1. Chaque Église orthodoxe autocéphale possède son territoire canonique reconnu par les autres Églises. Ces dernières n'ont pas droit de fonder des communautés sur ce territoire. Ainsi, le territoire canonique du Patriarcat de Constantinople inclue la Turquie, la Grèce du Nord et quelques îles méditérannées; celui du Patriarcat d'Alexandrie - toute l'Afrique; celui du Patriarcat d'Antioche - la Syrie et le Liban; celui du Patriarcat de Jérusalem: la Terre Sainte. La juridiction de l'Église orthodoxe russe s'étend sur les fidèles orthodoxes de Russie, d'Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie, de Kazakhstan, d'Ouzbékistan, de Turkmenistan, de Kirghizstan, de Tadjikistan, d'Estonie, de Lituanie et de Lettonie. Le territoire canonique des Églises orthodoxes de Géorgie, de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie, du Chypre, d'Albanie, de Pologne et celle de Tchéquie et de Slovaquie comprend les pays correspondants. Le territoire canonique de l'Église de Grèce s'étend sur la Grèce, à l'exception de la région septentrionale et de quelques îles qui relèvent du Patriarcat de Constantinople. Quant aux prétentions du Patriarcat de Constantinople au droit de juridiction sur la diaspora, cette question n'est pas encore résolue sur le plan panorthodoxe. Le statut de l'Église orthodoxe d'Amérique, dont la juridiction s'étend aux Etats-Unis et au Canada, demeure également sans résolution.

2. Dans de nombreux cas les frontières des juridictions ecclésiastiques coïncident avec celles des États, cependant, la modification des frontières d'un pays n'aboutit pas nécessairement à la multiplication des Églises. Ainsi, par exemple, après la dissolution de l'Union soviétique l'Église orthodoxe russe a préservé son intégrité territoriale, bien que sur son territoire canonique (en particulier, en Ukraine) il ait apparu des structures dissidentes. Après la division de la Tchéchoslovaquie en deux Etats indépendants, l'Église orthodoxe tchéchoslovaque a changé de nom, devenant Église des territoires tchèques et de Slovaquie, mais a conservé son unité (voir la conférence de l'archevêque Christophore de Prague et des territoires tchèques «L'Orthodoxie en Slovaquie et en Tchéquie: sources, situation actuelle, perspectives» publiée en russe dans le supplément N° 17 au bulletin Europaica: http://orthodoxeurope.org/page/17/18.aspx#2). De même, l'Église orthodoxe serbe est demeurée unie après la désagrégation de Yougoslavie.

3. L'ecclésiologie orthodoxe connaît la notion de pays traditionnellement orthodoxes: ce sont les pays où les Orthodoxes sont majoritaires. Dans la plupart de ces pays (excepté la Grèce et le Chypre) l'Église est séparée de l'Etat, mais elle jouit d'un certain prestige et représente une force sociale. Les Églises orthodoxes de tels pays ont tendance à considérer toute la population, à l'exception des personnes qui appartiennent à d'autres confessions et religions, comme leurs ouailles potentielles. On peut parler dans ce cas de la notion du territoire canonique culturel qui suppose que toute la population d'un pays qui par ses racines culturelles appartient à la tradition orthodoxe, mais qui en raison des évènements historiques a perdu le lien avec la foi de ses ancêtres, relève potentiellement de l'Église orthodoxe locale. Par exemple, en Russie la majorité absolue de la population par ses racines appartient à la tradition orthodoxe; pour cette raison la Russie ne peut être considérée comme un champ de mission libre. Cela ne signifie pas pourtant que l'Église orthodoxe russe se positionne comme la religion sans alternative qui ne laisse à personne le droit de choisir sa confession et qui exclue l'existence des autres communautés. Cela suppose plutôt un respect à l'égard de l'Église russe, en tant qu'Église de la majorité, de la part des autres Églises (non orthodoxes) qui décident de créer leurs structures sur son territoire.

4. Ainsi, au niveau inter-chrétien le principe de territorialité canonique suppose une certaine solidarité entre les chrétiens des diverses confessions: il s'agit ici avant tout des Églises catholique et orthodoxe qui ont conservé la succession apostolique de la hiérarchie. Cette solidarité signifie que dans les pays où l'Église orthodoxe est majoritaire (comme la Russie, l'Ukraine, la Moldavie, la Grèce, la Roumanie, le Chypre etc.) l'Église catholique, en créant ses structures, doit au moins consulter l'Église orthodoxe locale et dans son activité missionnaire se satisfaire de ses fidèles traditionnels, sans faire du prosélytisme aux dépens de l'Église orthodoxe. Le même principe doit être sauvegardé dans les pays majoritairement catholique, comme l'Italie, l'Espagne, la France, le Portugal, l'Autriche, etc., où les Orthodoxes doivent s'abstenir de faire du prosélytisme et ne déployer l'activité missionnaire que dans le milieu de ses propres fidèles, en se référant dans toutes les questions controversée à l'Église catholique, en tant qu'Église de la majorité. Quant aux pays où ni les Orthodoxes ni les Catholiques ne sont majoritaires, des différentes communautés peuvent y mener librement l'activité missionnaire, sans craindre de violer le principe de la territorialité canonique. Cependant, même dans ces pays les Catholiques et les Orthodoxes devraient coordonner leurs actions afin d'éviter des malentendus et des conflits.

Le respect de ces quatre remarques est important aussi bien pour les relations entre Orthodoxes que pour le dialogue orthodoxe-catholique. Le refus de s'en tenir à eux dans les rapports entre Catholiques et Orthodoxes conduit à l'apparition des tensions entre les deux Églises. De nombreuses difficultés ont notamment surgi sur le territoire de la CEI dans les années 1990 à cause de la violation des engagements pris par l'Église catholique dans l'instruction de la commission pontificale Pro Russia le 1er juin 1992. Cette instruction prescrit à tous les évêques catholiques et aux administrateurs apostoliques «de contribuer par tous les moyens aux bonnes relations avec les hiérarques locaux de l'Église orthodoxe, en se rendant compte des difficultés qu'ils éprouvent, afin de créer une atmosphère de confiance et de collaboration paisible». Selon l'instruction, les évêques et les administrateurs apostoliques «doivent informer les évêques locaux de l'Église orthodoxe de toutes les initiatives pastorales importantes, en particulier, de la création de nouvelles paroisses», ainsi qu'«avertir les représentants de l'Église orthodoxe de toute initiative d'ordre social (y compris dans le domaine de l'éducation et de la bienfaisance)».

Beaucoup de ces conseils, fondés sur le respect des principes ecclésiologiques orthodoxes que nous avons mentionnés, n'ont pas été suivis par les structures catholiques en Russie et dans les pays de la CEI, ce qui a engendré des tensions entre ls Catholiques et les Orthodoxes de ces pays. Actuellement, on mène un dialogue amical dont l'objectif est de mettre fin aux tensions existantes. Au cours de ce dialogue l'Église orthodoxe russe n'a de cesse d'appeler les Catholiques de Russie et des autres pays de la CEI à suivre les instructions contenues dans le document de la commission pontificale Pro Russia.

* * *

En conclusion je voudrais exprimer l'espoir que les relations catholiques-orthodoxes qui ont subi une grave crise à la fin du XX siècle, s'améliorent résolument grâce au travail commun des hiérarques, des clercs, des théologiens, des moines et des fidèles des deux Églises. Un des principaux aspects de ce travail sera l'approfondissement de la notion du territoire canonique et l'élaboration bilatérale des règles de son application dans les divers pays.
Jean-Louis Palierne
Messages : 1044
Inscription : ven. 20 juin 2003 11:02

Message par Jean-Louis Palierne »

Mgr Hilarion Alfeyev commence par utiliser les schémas de présentation utilisés classiquement de la naissance des structures locales de l’Église : naissance d’un groupe vivant une expérience spirituelle intense mais inexprimable et fortement soudés, puis différenciation progressive

- des “Anciens”, qui deviendront les prêtres,

- d’un Ancien plus ancien que les autres, qui deviendra l’évêque,

- de rencontres provinciales, appelées à devenir les synodes,

- de super-provinces à l’image des diocèses administratifs de Dioclétien, appelés à devenir les patriarcats.

Il me semble que l’ouvrage se Jean Zizioulas, L’Eucharistie, l’Évêque et l’Église durant les trois premiers siècles que j’ai traduit chez DDB, fait justice de ces vues et montre que l’épiscopat est une fondation apostolique, et que les évêques de chaque province (administrative romaine) constituèrent aussitôt des synodes placés (dans le cadre des provinces romaines d’alors) sous la présidence de l’évêque de la métropole. J’ajoute que les réunions au niveau de ces “super-provinces” qu’étaient les 15 diocèses créés par Dioclétien (il a donc créé une structure à deux degrés) , ont commencé très tôt et qu’on trouve dans le Corpus canonum de l’Église orthodoxe toute une série de conciles diocésains (au sens d’alors), commençant dès le IIIème siècle et qui ont fixé une série de canons toujours en vigueur de nos jours : Ancyre, Néocésarée avant le concile de Nicée, Gangres, Antioche, Sardique, Laodicée, Carthage après Nicée, un par diocèse. Mais ces synodes “du second degré” ne semblaient pas avoir de présidents permanents (sauf le diocèse de d’Afrique présidé par l’évêque de Carthage).

Je rappelle que peu avant l’arrivée au pouvoir de Constantin et donc peu avant l’édit de tolérance des chrétiens, l’empereur (lui était un païen convaincu) Dioclétien modifia profondément l’administration de l’Empire romain, en créant plus de 200 provinces dans 15 “diocèses” grands à peu près comme une nation moderne. Le mot “diocèse” ayant depuis changé de sens, nous pourrions risquer de nous méprendre. On peut dire que les diocèses d’alors ont été de lointains précurseurs des nations modernes. Et les conciles diocésains, qui se tenaient de loin en loin, ont joué pour l’Église universelle un rôle fondamental, mais ne représentaient pas une structure hiérarchique.

Trois, puis quatre, puis cinq de ces diocèses reçurent un peu plus tard des présidents permanents qui portaient le titre de patriarches d’où le mot “pentarchie”). Ils ne se découpaient pas l’œkoumène ecclésiastique : par exemple ni la Cappasoce, ni l’Afrique, ni la Gaule ni l’Illyrie (et d’autres) ne firent partie du domaine d’un diocèse ayant à sa tête un patriarche. Il est donc faux de dire que Rome ait alors exercé une primauté sur l’Occident. et rôle des patriarches était surtout au départ de surveiller et de filtrer les intrigues des évêques qui s’efforçaient de s’introduire auprès de la Cour impériale.

Lorsque des Églises des pays de tradition orthodoxe (et ce fut d’abord l’Église russe) ont déclaré qu’il leur était impossible d’instituer un évêque orthodoxe portant le titre “de Paris” parce qu’on se trouvait sur le territoire du Patriarche de Rome, elles se trompaient doublement : d’abord parce que le patriarche de Rome (le pape) ne faisant plus partie de l’Église, il n’y a pas de raison que sa présence gêne les orthodoxes, mais aussi parce que la Gaule ne faisait pas partie “du territoire canonique” du patriarche de Rome, et l’Église catholique de France, qui était jadis gallicane, aurait été bien étonnée d’une telle affirmation.

Je ne peux donc être d’accord sur cette partie de l’exposé de mgr Hilarion Alfeyev, qui reprend les vieilles lunes traditionnelles du positivisme occidental (ce qui est primitif est informulable, les structures ne font qu’exprimer une ossification tardive, et il est donc naturel qu’elles aient comporté un découpage des “territoires canoniques”, de même qu’il est bien naturel qu’elles aient créé une structure pyramidale). Les modernistes reprennent sans difficultés ces erreurs, qui leur permettent de justifier leur programme de dénaturation de l’Église.

Sur la suite je suis assez d’accord avec ce qu’écrit mgr Hilarion Alfeyev, mais je crois qu’il néglige de signaler le poids qu’a eu le mouvement des nationalités et son idéologie anti-grands ensembles, dès la fin du XIXème siècle. L’empire austro-hongrois, l’empire ottoman et l’empire russe étaient assimilés sans nuances ni distinctions à des structures d’oppression militaires et cléricales et les franc-maçons fondaient tous leurs espoirs sur la multiplication des petites nations indépendantes. Les nations orthodoxes construisirent des États-Nations-Églises (Grèce et Serbie dès les années 1820, et non un siècle plus tard, comme le dit mgr Hilarion Alfeyev), et les nouvelles Églises nationales adoptèrent les conceptions “éclairées” du modernisme.

Mais surtout, après la Ière Guerre mondiale, je crois qu’on a très abusivement appliqué une notion de “territoire canonique” aux pays de mission. Quant à moi je ne vois rien de tel dans les canons, sinon :

- le droit et le devoir pour une métropole de reconstituer une hiérarchie sur le territoire d’une métropole voisine qui aurait été dévastée par une invasion barbare.

- La coutume qu’une métropole située en bordure du limes romain envoie des missionnaires dans les territoires barbares limitrophes et de leur donne une structure canonique (ce que Constantinople a fait dans les Balkans et sur le littoral de la Mer noire. Il me semble qu’Antioche et Alexandrie l’ont fait aussi. À l'époque moderne, c'est ce qu'a fait l'Église russe en Amérique, comme le rappelle mgr Hilarion).

La seule réserve que peut faire l’ecclésiologie orthodoxe est que l’Église autocéphale qui prend l’initiative de la création d’une nouvelle métropole doit en informer les Églises-sœurs et que la promotion d’une métropole au rang d’autocéphalie doit être reçue et acceptée par les Églises-sœurs. J’en conclus que n’importe quelle Église autocéphale peut envoyer un évêque missionnaire en Terre Adélie et que l’Église autocéphale du Guatemala (;-))) peut parfaitement prendre la louable initiative d’instituer une métropole autonome d’Europe occidentale.

Le § 4 et la fin me paraissent évidemment inadmissibles. Puis mgr Hilarion Alfeyev regrette que les catholiques n’appliquent pas à l’égard de la Russie les normes de bonne tenue qu’ils se sont fixées à eux-mêmes ! Moi je regrette plutôt que les Russes n’appliquent pas à l’égard des pays de tradition catholique les normes missionnaires qu’ils devraient se fixer pour eux-mêmes.

On voit bien que la prétendue notion de territoire canonique n’est que l’habillage de la sécularisation de l’Église russe et de ses liens coupables avec le pouvoir politique. Ce n’est pas la symphonie byzantine, c’est de la servilité.
Jean-Louis Palierne
paliernejl@wanadoo.fr
Anne Geneviève
Messages : 1041
Inscription : lun. 30 mai 2005 19:41
Localisation : IdF
Contact :

Message par Anne Geneviève »

En tant qu’historienne, je ne suis pas d’accord avec Mgr Hilarion sur les origines de l’Eglise. Il me semble que le principe « une ville – un évêque – une église », tel qu’il l’entend, repose sur un malentendu ou une faute de traduction. Le terme polis en grec, urbs en latin, se traduit sans doute par « ville » mais son emploi antique désignait la capitale administrative d’une « cité » plus ou moins vaste, c’est-à-dire d’un territoire dont les habitants libres étaient légalement citoyens, et pas n’importe quelle bourgade ; il est toujours hasardeux de faire des équivalences avec notre époque mais cela correspond à quelque chose d’intermédiaire en termes d’autonomie politique entre les préfectures françaises et les capitales des länder allemands. Dans l’empire romain avant Dioclétien, ces « cités » étaient regroupées en provinces. Un évêque par ville signifiait donc, dès l’époque apostolique, que son autorité s’étendait sur toute la « cité », mais cela n’est pas contradictoire avec la tenue de synodes provinciaux. Il y a bel et bien structure, qui reprend partiellement mais de manière non servile celle des synagogues juives dans le cadre impérial.
La réforme administrative de Dioclétien ressemble par beaucoup de traits à celle de la révolution française instaurant les départements pour casser les anciennes provinces et réduire à néant les sentiments d’appartenance sociologiques. Il a revu toutes les frontières administratives, de la cité à la province, créé les entités supra-provinciales qu’étaient les « diocèses » et les 4 subdivisions impériales (augustat et césarat d’orient, les mêmes en occident). Mais cette refondation a eu lieu dans le cadre d’une idéologie totalitaire, l’empire revu et corrigé devant servir de creuset à « l’homme nouveau » ou « l’homme solaire ». Le premier résultat fut évidemment une monstrueuse pagaille dans les archives, les redistributions de fonctionnaires, etc. Si l’on ajoute la persécution très dure non seulement des chrétiens mais de tout ce qui ne rentrait pas dans le cadre idéologique, l’obligation de livrer les locaux, les livres saints, les objets liturgiques et… les archives, on comprend que nous n’ayons que des témoignages indirects, par allusions, sur la tenue des synodes aux IIe et IIIe siècles.
Le principe de calquer la structure ecclésiale sur la structure administrative existait aussi hors de l’empire. Pour ce que nous savons des fondations des Eglises d’Edesse et des autres « royaumes arabes », d’Ethiopie, d’Arménie ou de Perse, il a été appliqué d’emblée, avec une primauté d’honneur à l’évêque résidant dans la capitale du royaume (ou de la province dans l’empire perse).
Au Ve siècle, on voit surgir une crise de ce principe lors de la fondation de l’Eglise d’Irlande. Les 5 « royaumes » irlandais ne ressemblaient pas à une administration du type qui avait prévalu de la Mésopotamie et de l’Egypte jusqu’à l’Afrique, à l’Espagne et aux Gaules ; les « capitales » étaient surtout des lieux de regroupement saisonnier, avec assemblée, tribunal et foire, de clans semi-nomades. La solution retenue, avec des évêques-abbés sédentaires permettant l’implantation monastique et des évêques itinérants qui voyageaient avec leur peuple était adaptée à la structure sociale et juridique irlandaise, mais a eu le tort aux yeux des sédentaires de l’empire de ne pas s’appuyer sur une notion territoriale. Comment l’accorder avec les canons existants ? Cela fut discuté, pas vraiment résolu, et la discussion a repris lors de la mission romaine de saint Augustin de Cantorbéry en Grande Bretagne, auprès des Angles et des Saxons, car l’effondrement de l’empire romain avait entraîné au pays de Galles et en Cornouailles une réorganisation ecclésiale proche des usages irlandais.
Je suis frappée de ce que, lorsque l’on discute de ces questions de « territoire canonique » et de « hiérarchies parallèles », l’exemple irlandais ne soit jamais cité. Pourtant, l’Eglise d’Irlande a largement fécondé le monachisme en Gaules après la fondation des royaumes mérovingiens, goths et burgonde, elle entretenait des relations assez suivies avec les Grecs et avec Alexandrie, et son orthodoxie n’a jamais été mise en doute.
Humour de l’histoire, la structure actuelle des Eglises de diasporas ressemble assez à celle de l’Eglise d’Irlande, les nations, langues ou juridictions (en paix mutuelle ou en bisbille) remplaçant les clans. La grande différence, c’est que les évêques itinérants se retrouvaient en synode au moment des regroupements saisonniers des royaumes et que, malgré sa structure particulière, l’Eglise d’Irlande était reconnue comme autocéphale, alors que l’AEOF n’est qu’une structure de politesse ecclésiastique sans réelle canonicité, chaque évêque restant d’abord membre du synode de son Eglise propre.
Reste la question de Rome. Avant de reprendre un exposé historique, permettez moi de pousser un cri. En ce qui me concerne, je suis du Christ et non de la première, de la deuxième ou de la troisième Rome ! Je n’ai rien, mais alors là rien à faire du principe d’empire et des enjeux géopolitiques quand il est question d’Eglise. Je cherche le corps du Christ et pas les intérêts de pouvoir de telle ou telle instance politique, symphonique ou non.
Les circonstances dans lesquelles Rome a fini par être reconnue comme patriarcat d’occident, juridiction d’appel des Eglises de Francia Occidentalis (ex-Gaules), de Francia Orientalis (devenue rapidement le Saint Empire Romain Germanique) et d’Angleterre ne sont pas si simples et il a fallu que, par un humour (noir) de l’histoire, l’évêque et ancien écolâtre de Reims Gerbert, farouche partisan de l’autocéphalie des Eglises gallicanes contre Abbon de Fleury, soit appelé au siège de Rome pour que le basculement commence à s’opérer. De là, c’est bien la mémoire et la nostalgie de l’empire qui ont amené le papisme, progressivement, au XIe siècle ; chose peut-être pas si étrange que ça, dans le même temps, les premiers Chartreux élaboraient explicitement l’interprétation subordinationniste du filioque qu’avaient pressentie et condamnée les Grecs quand la théologie occidentale était encore ambiguë après l’acceptation de la formule par Charlemagne influencé par les évêques wisigoths en exil. Donc ce qui s’imposera de plus en plus violemment à l’occident est un « patriarcat » hérétique qui va s’ingénier à détruire les Eglises locales autonomes ou autocéphales avant de tenter, via les croisades, de s’imposer comme juridiction unique et universelle. Et je dis bien les Eglises : les métropoles autonomes issues de l’empire romain et regroupées dans les royaumes francs, les missions de Willibrord et Boniface dans les pays germaniques, à la structure métropolitaine calquée sur l’Angleterre, l’Eglise d’Angleterre elle-même, l’Eglise de Bretagne (Galles, Cornouailles et « Petite Bretagne »), l’Eglise d’Irlande, Milan, Aquilée… j’en oublie ?
Cette quête effrénée du pouvoir au nom du principe d’empire, jointe à une dérive théologique de plus en plus clairement hérétique, ne donne aucune « canonicité territoriale » à l’Eglise romaine actuelle. Sinon, comment pourrions nous, nous qui sommes nés en France, en Angleterre, en Allemagne, en Irlande, etc., rejoindre l’orthodoxie et y être acceptés ? Et j’ose dire : renouer avec la foi authentique de nos ancêtres qui n’a pas été si aisément arrachée mais que tous les soubresauts spirituels de ces peuples n’ont pas pu ramener avant que des orthodoxes authentiques ne viennent chez nous, exilés politiques ou économiques.
Notre Europe est exactement dans la situation que décrit Jean Louis Palierne : des métropoles détruites à reconstruire, sauf qu’il ne s’agit pas d’une invasion barbare mais d’un abus de pouvoir d’un patriarcat devenu hérétique, ce qui suppose aussi de redresser la théologie. Et de tenir compte de l’évolution administrative. Autre problème : cela fait environ un millénaire, huit siècles pour l’Irlande, que cette destruction fut opérée. S’il est évident que l’Europe est une terre ouverte à la mission orthodoxe, la question est de savoir s’il reste de la sève dans la souche de l’arbre coupé ou s’il faut considérer les Eglises locales détruites comme totalement mortes et si l’on se retrouve dans le cas de « mission chez les barbares d’à côté ». Ce n’est pas une question simple. Le calendrier des saints locaux qu’élabore le lecteur Claude en témoigne : les Français, Suisses, Belges, Allemands, Anglais, etc. venus à l’orthodoxie, quelle que soit leur juridiction, renouent naturellement avec leurs ancêtres orthodoxes. Il n’est pas sûr par contre que cette mémoire ait un sens pour la majorité plus ou moins agnostique de nos contemporains.
Je précise (en particulier pour Samuel) qu’ici, je ne parle pas des rites et des usages qui sont un autre problème, une question subsidiaire qui demande d’abord de résoudre la question de fond.
"Viens, Lumière sans crépuscule, viens, Esprit Saint qui veut sauver tous..."
Jean-Louis Palierne
Messages : 1044
Inscription : ven. 20 juin 2003 11:02

Message par Jean-Louis Palierne »

Il est couramment admis par les théologiens modernes que l’épiscopat “monarchique” se serait différencié progressivement au seon de la collégialité des Anciens (c’est-à-dire les prêtres) de la communauté, et que plus tard la structure provinciale se serait dégagée. Cependant les travaux de Jean Zizioulas (devenu le métropolite de Pergame) ont montré que c’est une mauvaise interprétation, que l’évêque existait de fondation apostolique, et que les évêques, par principe se réunissaient en synodes provinciaux.

L’Église a adopté sans difficulté la réforme administrative de Dioclétien (que vous décrivez fort bien), car elle trouvait normal de coller aux structures administratives civiles : il faut rendre à César ce qui est à César. Mais la structure fondamentale le la vie synodale de l’Église restait au niveau provincial. C’est à ce niveau que les évêques étaient élus et institués, qu’ils mettaient en commun leurs décision, et qu’ils étaient éventuellement jugés. Le président du synode provincial (métropolite) était donc un élément fondamental de la vie de l’Église.

Le niveau des “diocèses” civils de Dioclétien a fourni à l’Église un cadre pour les procédures d’appel, pour la confirmation des élections métropolitaines et pour l’accréditation des démarches à l’empereur. Il n’y avait pas de super-métropolites au niveau des diocèses, dont les synodes n’étaient pas une analogie des synodes provinciaux (mais ces synodes diocésains fournissaient un cadre de dialogue très important pour l’Église entre deux Conciles œcuménique, et fournirent une législation canonique considérable.

L’Église en Conciles øcuméniques créa trois, puis quatre patriarcats qui étaient à la fois des instances de cassation et des présidents pour certains diocèses (Italie suburbicaire pour Rome, Orient pour Antioche et Égypte pour Alexandrie...) mais non pour toutes (ni la Gaule, ni l’Illyrie, ni la Cappadoce par exemple ne faisaient “partie” d’un patriarcat, et n’avaient pas non plus de président permanent). Seul le patriarcat romain avait une juridiction d’appel (mais non de gouvernement) étendue à tout l’Occident.

Cette structure a eu du mal à fonctionner à l’époque moderne, d’une part parce que l’Empire ottoman a donné au patriarche d’Occident un rôle de “Rum millet”, s’assujettissant les autres patriarcats orientaux, d’autre part parce que de nouvelles nations converties à l’Orthodoxie ont tenu à avoir des Églises autocéphales. D’où la série actuelle de ces Églises particulières qui constituent en fait des métropoles unitaires.
Jean-Louis Palierne
paliernejl@wanadoo.fr
Anne Geneviève
Messages : 1041
Inscription : lun. 30 mai 2005 19:41
Localisation : IdF
Contact :

Message par Anne Geneviève »

La juridiction d'appel de Rome "étendue à tout l'occident", c'était justement l'objet de la querelle entre Gerbert d'Aurillac et Abbon de Fleury peu avant l'an mille. On peut difficilement la considérer comme acquise avant l'époque carolingienne.
"Viens, Lumière sans crépuscule, viens, Esprit Saint qui veut sauver tous..."
Jean-Marc
Messages : 60
Inscription : mar. 15 mars 2005 18:29

territoire de Rome

Message par Jean-Marc »

Je déduis de tout ce qui vient d'être dit que le fait pour Rome de revendiquer un patriarcat sur tout l'Occident, compris les territoires qui n'étaient pas sous sa juridiction au temps des premiers conciles (cf. la Gaule, etc...) remonte à avant 1054. Constantinople ne l'a pas contesté alors que les deux sièges étaient encore en communion.
Anne Geneviève
Messages : 1041
Inscription : lun. 30 mai 2005 19:41
Localisation : IdF
Contact :

Message par Anne Geneviève »

C'est un peu plus compliqué que cela, Jean Marc. En fait, le problème a commencé de se poser avec les vagues d'invasions arabes des VIIe-VIIIe siècles : Rome et Constantinople sont restés les deux seuls patriarcats "libres" (= pas sous le joug du pouvoir islamique) et c'est là qu'ont commencé vraiment les confusions et les rivalités de pouvoir entre la première et la seconde Rome. Ce qui intéressait les deux patriarcats, c'étaient les "barbares" et les terres de mission de leur zone frontière. L'horreur des combats entre Serbes et Croates en est d'ailleurs un lointain fruit amer...
L'occident profond (nord des Gaules, mais surtout Britannia, Irlande) était un peu lointain pour Constantinople, un peu flou dans la conscience byzantine et puis, tous ces royaumes qui ne relevaient plus d'un empire, ça faisait désordre. Que leurs Eglises soient autonomes ou pas, autocéphales ou pas, je ne suis pas sûre que c'était clair pour tout le monde en dehors des hauts responsables politiques.
Dès la fin du VIIIe siècle, avec l'empire carolingien en gestation, mal vu mais pas tant que ça par les impériaux constantinopolitains, a commencé la déchirure théologique, mais aussi de politique ecclésiastique. 1054 est une date médiane, un incident sérieux mais sans plus, qu'on ne trouvait pas comme "date du schisme" chez les historiens avant la création du mouvement oecuménique. La rupture définitive de communion date de 1216, lorsque la conquête politique de Constantinople par la IVe croisade s'est accompagnée d'une latinisation liturgique et d'une romanisation théologique forcée. Le patriarche de Constantinople exilé à Nicée a excommunié les Latins présents en Grèce et ceux qui les soutenaient, donc tout l'occident. La première rupture grave, c'est... de mémoire, la date exacte m'échappe mais Jean-Louis Palierne la connaît et se fera sans doute un plaisir de pallier à ma défaillance... c'est la querelle entre le pape Nicolas et le patriarche saint Photios où fut dénoncé le filioque. Les zeucuméniques semblent avoir choisi 1054 parce que c'était un incident diplomatique sans lendemain bien qu'étalé sur plusieurs semaines ou mois, l'excommunication mutuelle de deux caractères de cochon, Humbert qui n'était plus légat puisque le pape était mort (à sa décharge, il ne le savait pas encore) et Michel Cérulaire, patriarche très contesté par son propre synode. Les motifs de rupture qu'ils se sont envoyés à la tête étaient gravissimes, vraiment (ironie): différences dans les jours de jeûne, la barbe ou la tonsure, il y a de quoi renverser la foi !!!Il est frappant qu'en 1054 n'ont été évoqués ni le filioque ni les divergences canoniques réelles alors que c'était ça, le vrai problème.
Pendant ce temps, Rome grignotait les Eglises d'occident les unes après les autres, Constantinople laissait faire parce que son problème, c'étaient les Serbes, les Bulgares, les Russes versus les Croates, les Hongrois et les Polonais pro-romains. La zone frontière, toujours.
Le résultat de cet espèce de Yalta des deux Rome, c'est qu'en deux siècles, il n'y eut plus d'Eglise autonome ni autocéphale en occident. L'Irlande fut la dernière à céder, lors de la conquête anglaise d'Henri Plantagenêt imposant les usages, credo et canons romains, mais le ver était déjà dans le fruit par le biais des échanges universitaires, des liens monastiques, de l'amitié d'un Bernard de Clairvaux et d'un Malachie d'Armagh...
Bien entendu, en galopant comme je viens de le faire sur 4 siècles, j'ai raté des paliers et des nuances. Mais je crois avoir balisé à peu près les grandes avenues.
"Viens, Lumière sans crépuscule, viens, Esprit Saint qui veut sauver tous..."
Répondre