saint Arsène de Rostov

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Claude le Liseur
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saint Arsène de Rostov

Message par Claude le Liseur »

Un ami moscovite immigré en Suisse romande me disait un jour que la persécution de l'Eglise orthodoxe en Russie n'avait pas commencé en 1917, mais deux siècles plus tôt.

La figure trop méconnue du saint évêque Arsène de Rostov en est la plus poignante illustration.

On sait que, par le Règlement ecclésiastique de 1721, Pierre Ier avait imposé à l'Eglise russe une organisation entièrement calquée sur les rapports entre l'Eglise luthérienne et l'Etat dans les principautés germaniques fidèles à la confession d'Augsbourg.

Pour les luthériens - et c'est là une de leurs principales divergences avec les calvinistes - l'organisation ecclésiastique fait partie des adiaphora, c'est-à-dire des choses indifférentes. On a donc de nos jours des Eglises luthériennes qui sont organisées avec un système épiscopalien (Scandinavie, Baltique) et d'autres avec un système presbytéro-synodal assez proche du modèle calviniste (France, Etats-Unis). En vertu de la doctrine luthérienne des deux règnes, on peut dire pour simplifier que l'organisation et l'administration des Eglises sont des problèmes d'ordre temporel qui peuvent être réglées par l'Etat, tandis que les questions de doctrine, de catéchisme et de liturgie sont d'ordre spirituel et que seule l'Eglise peut intervenir dans ce domaine.

L'idée, bien qu'étrangère à la tradition orthodoxe, n'a en soi rien de monstrueux, et a donné d'assez bons résultats en Allemagne (l'attachement du peuple à ses princes perçus comme administrateurs temporels de l'Eglise luthérienne ayant été une des raisons du peu d'enthousiasme suscité par l'avènement de la République en Allemagne fin 1918). Pour citer le pasteur Bernard Reymond, in Une Eglise à croix gammée? , L'Âge d'Homme, Lausanne 1980, p. 24, "Mais qui est le représentant qualifié de l'Eglise: l'évêque choisi par le prince, celui que désignent les synodes, ou la majorité des votants dans une assemblée ecclésiastique de type populaire? A part l'anicroche de Frédéric-Guillaume III, en 1817, les princes s'étaient toujours comportés en protecteurs honnêtes, honorables et respectueux des Eglises implantées sur leurs territoires."

Mais, Pierre Ier ne copia pas le système luthérien allemand en Russie parce qu'il voulait être un "protecteur honnête, honorable et respectueux" de l'Eglise orthodoxe, mais bien parce que c'était le mode d'organisation ecclésiastique qui permettait à l'Etat de s'arroger le plus de pouvoir dans le fonctionnement de l'Eglise. Utilisé par des souverains indifférents ou hostiles en matière religieuse, le Règlement ecclésiastique de Pierre le Grand devait avoir des conséquences catastrophiques pour l'Orthodoxie. (En revanche, appliqué par des tsars plus respectueux de l'Eglise comme Alexandre II, Alexandre III et surtout saint Nicolas II, le même Règlement ecclésiastique n'empêchera pas un renouveau spirituel et missionnaire de l'Orthodoxie dans l'Empire russe à la fin du XIXème siècle.)

La confession de foi de l'évêque de Rostov, Mgr Arsène Matséiévitch, est un exemple éloquent des excès monstrueux auxquels pouvait mener le système mis en place par Pierre Ier.

Les faits sont liés à l'oukaze du 26 février / 8 mars 1764 annonçant la sécularisation complète et définitive des biens ecclésiastiques. Catherine II (dont la conversion du luthéranisme à l'Orthodoxie dans sa jeunesse était sans doute peu sincère) mettait ainsi la main sur tous les biens et toutes les terres des églises, des diocèses et des monastères, mais cette confiscation des richesses avait un autre but plus profond et bien en accord avec les idées du temps: la suppression du monachisme. En effet, la sécularisation des biens ecclésiastiques servait en même temps de prétexte pour fermer 252 monastères sur 413. Une offensive en règle contre le nerf de l'Eglise orthodoxe et le centre de la résistance aux influences doctrinales et iconographiques hétérodoxes qui se répandaient en Russie avec la bénédiction du gouvernement.

Laissons maintenant la parole au professeur Kizevetter dans le tome II de la monumentale Histoire de la Russie dirigée par Milioukov, Eisenmann et Seignobos (Librairie Ernest Leroux, Paris 1932, pp. 550 s.):
"Catherine tire vanité de la sécularisation. Dans sa correspondance avec les philosophes et les hommes de lettres de l'Europe occidentale, elle la présente comme un commencement de réalisation des principes de la philosophie moderne. En réalité, elle n'a fait qu'achever l'oeuvre d'Anna, d'Elisabeth et de Pierre II, qui ne se sont jamais donnés pour disciples de Voltaire et des Encyclopédistes. D'autre part, sa réforme, tout comme l'arpentage général et la création de colonies étrangères, en même temps qu'elle répond aux besoins de l'Etat, sert les intérêts des propriétaires fonciers nobles. Si les terres d'Eglise sont refusées à la noblesse, leur réunion au fonds des biens domaniaux permet au gouvernement de distribuer plus généreusement ses autres terres en gratifications, et Catherine saura profiter de cet avantage.
La sécularisation provoque d'ailleurs un incident pénible qui s'accorde assez mal avec les principes éclairés de la philosophie. Un des représentants du haut clergé, l'évêque de Rostov, Arsène Maceevic, partisan convaincu de l'autonomie de l'Eglise, s'attire un impitoyable châtiment pour avoir violemment protesté contre le manifeste de 1764. Après avoir langui pendant quatre ans dans un lointain couvent du Nord, il est déposé, et, dans des vêtements de paysan et sous le nom d'André Vral, incarcéré dans une casemate de la citadelle de Reval (aujourd'hui Tallin en Estonie - NdL ). En 1771, il est muré par un mur de pierre dans son cachot, souffre toutes les affres de la faim et du froid et meurt en 1772."

Par cette soif de pouvoir sans limites, par cette guerre contre le monachisme orthodoxe et par ce mépris incommensurable à l'égard du clergé, la si habile et si intelligente Catherine II si louée par Voltaire et Diderot, sapait elle-même les bases du pouvoir impérial et préparait l'intelligentsia russe à un saut dans l'athéisme qui n'allait pas être sans conséquences dans la naissance du bolchevisme. Comme quoi, à avoir trop de tête et pas assez de coeur, on finit par perdre son cou.

Le martyre de l'évêque de Rostov marque sans doute le point le plus bas de la course de l'Orthodoxie dans toute son histoire. Le dix-huitième siècle s'achevait ainsi avec une Orthodoxie opprimée par la Turcocratie dans les Balkans, opprimée par les Habsbourg en Europe centrale et opprimée par un pouvoir politique devenu fondamentalement hétérodoxe dans l'Empire russe. Seules les principautés roumaines libres de Moldavie et de Valachie et le royaume de Géorgie apparaissaient encore comme des refuges où subsistait tant bien que mal la liberté de l'Eglise.

Mais les germes de renouveau étaient en fait déjà là avec le mouvement des Collyvades en Grèce. Dans quelques années, saint Nicodème l'Haghiorite et saint Macaire de Corinthe publieraient la Philocalie. Traduite en slavon par le saint moine Païssius Vélitchkovsky du monastère roumain de Néamts, la Philocalie allait être le point de départ d'un réveil extraordinaire et inattendu de l'Orthodoxie au XIXème siècle.

Le culte du saint évêque Arsène de Rostov a commencé à se répandre dès le début du XIXème siècle, époque à laquelle son icône apparaît sous forme de gravure. C'est en 2000 que son culte a été reconnu et que sa mémoire a été inscrite au calendrier ecclésiastique.

Le même concile qui a reconnu le culte de saint Arsène de Rostov a aussi reconnu celui de saint Nicolas II, et ce n'est que justice, quand on sait que les sanctions ecclésiastiques prises contre saint Arsène en 1768 sous la pression de Catherine II avaient été levées en 1917 par le concile pan-russe dont la convocation avait été préparée par Nicolas II dès 1905.

Saint Arsène de Rostov, prie Dieu pour nous!
eliazar
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Saint martyr Arsène de Rostov

Message par eliazar »

J'ignorais totalement ce saint martyr russe. On a en effet l'empression d'un martyre complètement anachronique - qui pourrait aussi bien s'être déroulé (de la même manière) pendant les pires heures de la persécution bolchévique...

Cela me suggère quatre questions dont ton ami pourrait peut-être fournir les réponses - sauf bien sûr si quelqu'un d'autre peut nous renseigner parmi les correspondants du Forum:

1° Sait-on à quelle date la première loge maçonnique a été ouverte en Russie ?

2° Sait-on à quelle date la Grande Catherine a été reçue dans la maçonnerie, et dans quelle loge ?

3° Sait-on si, comme dans l'Église de Rome, les hiérarques orthodoxes de Russie ont été nombreux à entrer dans la maçonnerie ? Et à quelles époques le mouvement a été le plus marqué ?

La quatrième question se rapporte au même sujet, mais je me la pose depuis bcp plus longtemps et n'en ai pas encore trouvé la réponse :

5° Sait-on pourquoi l'Encyclopédie Soviétique avait un article assez développé sur la Franc-Maçonnerie, et l'analysait comme une organisation malfaisante, alors qu'une grande partie des objectifs collatéraux de la politique intérieure de Lénine (entre autres) semblaient bien être en osmose avec ceux de la maçonnerie ?
Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

D'après le livre Taïnie Ordina - Masoni (Les secrets de l'Ordre - Les francs-maçons), publié aux éditions Phénix à Rostov-sur-le-Don en 1997, p. 161, la maçonnerie est attestée en Russie en 1731. Elle y a naturellement été introduite par les Anglais.

Lénine était probablement franc-maçon, initié pendant son séjour en France. Il était donc bien placé pour connaître la puissance de l'organisation et quel rival prodigieux elle faisait pour la Troisième Internationale.

C'est tout ce que je peux te dire pour le moment.
eliazar
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St Arsène de Rostov

Message par eliazar »

Tu as écrit :
"Le culte du saint évêque Arsène de Rostov a commencé à se répandre dès le début du XIXème siècle, époque à laquelle son icône apparaît sous forme de gravure. C'est en 2000 que son culte a été reconnu et que sa mémoire a été inscrite au calendrier ecclésiastique."

Mais tu n'as pas dit à quelle date il est célébré...
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Maxime
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Re: St Arsène de Rostov

Message par Maxime »

eliazar a écrit :Mais tu n'as pas dit à quelle date il est célébré...
Sa mémoire est célébrée le 28 février par calendrier ecclésiastique (donc, dans l'Eglise russe ce sera le 12 mars par calendrier civil).

Sur le site de notre monastère on a publié l'article avec une liste assez grande de la bibliographie sur lui (en russe) :

www.pravoslavie.ru/archiv/archiereology03.htm
Dernière modification par Maxime le sam. 06 mars 2004 20:29, modifié 1 fois.
[url=http://la-france-orthodoxe.net]la-france-orthodoxe.net[/url]
[url=http://fr.hristianstvo.ru]fr.hristianstvo.ru[/url]
[url=http://pravoslavie.ru]www.pravoslavie.ru[/url]
Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

Eliazar, je trouve quelques réponses supplémentaires à tes questions sur la franc-maçonnerie à l'époque de Catherine II dans le livre de Daniel Beresniak, La Franc-Maçonnerie en Europe de l'Est, Editions du Rocher, Monaco 1992. Beresniak est un dignitaire de la maçonnerie française dont les écrits donnent une impression d'anti-christianisme virulent. Sa position fait qu'il est très bien renseigné sur tout ce qui concerne la franc-maçonnerie.

Sur l'entourage de Catherine II: son amant, le comte Grégoire Orlov, était maçon (p. 27). Son chancelier Jean Yelaguine était Grand Maître de la Grande Loge de Saint-Pétersbourg (p. 25).

D'après Beresniak, Catherine II aurait commencé à tenir la maçonnerie en petite estime après les frasques pétersbourgeoises de l'escroc italien Cagliostro (dont la franc-maçonnerie "égyptienne" du rite de Memphis-Misraïm continue aujourd'hui à se réclamer). Enfin, elle aurait compris la puissance de la maçonnerie au moment de la Révolution française. Souhaitant que son trône ne suive pas le même destin que celui des Bourbons, renversés par la maçonnerie qu'ils avaient regardée avec une bienveillance niaise (on sait le rôle dans l'organisation de la Révolution française de Philippe d'Orléans, homme le plus riche de France, cousin du roi, Grand Maître du Grand Orient de France et régicide), Catherine II "retira sa protection à l'Ordre" (Beresniak, p. 28: la formulation est ô combien significative: si elle retire sa protection à la maçonnerie, cela veut dire qu'elle en était la protectrice!) en 1794. Son fils, Paul Ier, personnalité plus religieuse, signa en 1799 une interdiction générale de la franc-maçonnerie, levée par Alexandre Ier dès 1803. Sous l'influence de la mystique contre-révolutionnaire de la prétendue Sainte-Alliance, Alexandre Ier prend le 12 août 1822 un décret d'interdiction de la franc-maçonnerie, qui a pour seul effet que les loges continueront à travailler, mais dans la clandestinité relative. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'Etat ne manifestera pas une grande ardeur à faire appliquer l'oukase de 1822...

En 1825, lors de la tentative de coup d'Etat des décembristes, 27 inculpés sur 150 sont maçons; mais le président du tribunal qui les juge et deux de ses assesseurs et le chef de la commission d'enquête sont aussi des frères. Comme écrit pudiquement Beresniak à propos de l'enquêteur Borodkov: "il s'active efficacement à commuer des peines lourdes en peines légères" (p. 37)...

Parmi les maçons actifs au moment des révolutions de 1917: le prince Lvov, premier président du gouvernement provisoire; Alexandre Kerenski, second président du gouvernement provisoire; Terechtchenko, ministre des Finances du gouvernement provisoire; Goutchkov, ministre de la Guerre... (p. 51).

Venons-en aux rapports entre la maçonnerie et le clergé: "Vingt-quatre prêtres (dont douze moines) sont connus comme francs-maçons sous le règne de Catherine et de Paul. Les francs-maçons considèrent la franc-maçonnerie comme une sorte d'Eglise intérieure. (...) L'Eglise orthodoxe n'y voit rien de répréhensible. Nous avons cité plus haut le métropolite Platone (sic -NdL) reprochant à Catherine II sa cruauté envers Novikov, regrettant que les hommes de cette qualité ne soient pas plus nombreux "dans l'empire et dans l'univers." (p. 38).

Attardons nous un peu sur la figure de ce métropolite Platon qui semble tellement plaire à Beresniak. Voilà ce qu'en dit le père Georges Florovsky, traduit par Jean-Louis Palierne, in Les voies de la théologie russe (Lausanne, L'Âge d'Homme, 2001, p. 131):
"Platon était bien un représentant typique du caractère décoratif, rêveur et troublé de son époque, dont chaque contradiction et chaque confusion se reflétait et se ramassait dans sa personnalité. "Plus philosophe que prêtre", c'est le jugement perspicace que Joseph II porta sur lui. C'est bien d'ailleurs pour cette raison que Platon intéressait Catherine. Comme il était bien un homme des Lumières, il savait discourir sur les "superstitions" selon l'esprit du temps. Néanmoins Platon restait un homme de piété et de prière, grand amateur de chant d'Eglise et de liturgie. Impétueux mais déterminé, à la fois concret et rêveur, vite emporté mais tenace, Platon agissait toujours ouvertement et franchement, avec lui-même comme avec les autres. Il n'aurait vraisemblablement pas pu rester longtemps en faveur à la cour, ni y préserver son influence."

Florovsky explique aussi que la franc-maçonnerie russe du XVIIIème siècle apparaît surtout comme un réveil mystique (mais quel mysticisme frelaté!) devant les formes desséchées de l'Eglise synodale. Les francs-maçons manifestaient un grand attachement aux rites de l'Eglise, qu'ils ne voyaient, bien sûr, que comme des symboles...

C'était précisément à cette époque que Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), "le Philosophe inconnu", fondateur du martinisme et qui eut une influence profonde sur les francs-maçons russes de l'époque de Catherine II, jetait les bases ésoteriques de l'idéologie de l'oecuménisme, dans son Catéchisme des Elus Coëns (1770 - je cite ici l'édition de Robert Amadou chez Cariscript, Paris 1990): "Question: Que prédit celui (le temple - NdL) de Zorobabel? Réponse: Il prédisait, par les différentes nations qui s'opposaient à la construction de son temple, la venue du temple universel dans lequel toutes les nations du monde devaient se rassembler pour faire une réconciliation générale avec le Grand Architecte (souligné par moi - NdL) ; ce qui avait été figuré par l'alliance de Cyrus avec les Hébreux, lorsqu'il leur accorda la liberté."

Maintenant, à mon tour de solliciter les lecteurs de ce forum. Beresniak écrit que le rénovateur de la maçonnerie russe au début du XXème siècle fut un professeur Maxime Kovalevski, inscrit à la loge Cosmos de Saint-Pétersbourg et professeur à l'Ecole supérieure russe de Paris (p. 52). Quelqu'un sait-il si ce Maxime Kovalevski avait un lien de parenté avec Eugraphe (Mgr Jean de Saint-Denis) et Maxime Kovalevski, fondateurs de l'Eglise catholique-orthodoxe de France (ECOF)?
Jean-Louis Palierne
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Message par Jean-Louis Palierne »

Je crois que ce serait diminuer le problème que d’y voir que l’action d’une organisation clandestine toute puissante. Bien sûr il existe des choses de ce genre, mais il y a aussi tout un courant d’idées, tout un subtil métamorphisme en profondeur de la civilisation chrétienne à partir de l’époque moderne. La franc-maçonnerie est apparue en Russie après que les réformes de Pierre le Grand aient complètement bouleversé le mode de vie canonique de l’Église orthodoxe en adoptant (c’était en fait surtout l’oeuvre de Théophane Prokopovitch, qui fut le collaborateur ecclésiastique de Pierre le Grand).

En réaction, l’apparition de la franc-maçonnerie apparaissait comme apportant la possibilité d’une religiosité débarrassée de toute sujétion à l’appareil ecclésiastique devenu une des branches de l’État-Nation. à partir du règne du “tsar-mystique” Alexandre, le vainqueur de Napoléon, et grâce à l’activité du prince Golitsyn se sont répandues très largement les idées théosophiques. Le roman de Tolstoï “Guerre et Paix” comporte, parmi beaucoup d’autres choses d’intérêt inégal, une description des idées mystiques qui se sont répandues alors et d’un personnage de la FM mystique.

Mais les réformes de Pierre le Grand n’ont elles-mêmes pu avoir lieu, et n’ont pu produire un effet aussi brutal, que parce que à l’étape antérieure l’Église russe avait subi une forte influence de la pensée latine et de la scolastique occidentale, à partir Pierre Moghila, métropolite de Kiev, puis relayée par l’archevêché de Novgorod. Cette influence dura longtemps dans les séminaires, même après que les structures hiérarchiques aient été modelées sur le modèle luthérien. L’enseignement théologique en latin (et les citations, même scripturaires, en latin restèrent très longtemps la règle.

Je me permets de renvoyer sur ce sujet à l’ouvrage tout à fait remarquable du père Georges Florovsky “les Voies de la Théologie russe”, que j’ai traduit aux Éditions de l’Âge d’homme et qui est évidemment passé sous silence par les milieux de l’Orthodoxie parisienne. Florovsky montre qu’il faut faire remonter l’influence de la pensée scolastique latine sur l’Église russe... jusqu’au mariage de Pierre le Grand. Il raconte la très intéressante tentative de renaissance de la Tradition patristique orthodoxe conduite par le “cercle d’Ostrog” à la fin du XVIème siécle.

Le retour à la Tradition patristique orthodoxe a été amorcé à partir des slavophiles et surtout des personnalités d’Alexis Khomiakov et d’Ivan Kireevsky. Plus tard apparaîtra une renaissance de la philosophie religieuse et des études historiques. Mais à partir des “réformes” de Pierre le Grand le clergé russe était devenu irréversiblement une caste héréditaire de fonctionnaires méprisés, formés dans des institutions bureaucratiques, produisant, à côté de magnifiques exemples de sainteté orthodoxes, une quantité de “déclassés” (c’est ainsi que l’on appelait ceux qui refusaient la discipline de leur caste) qui a été une source de recrutement pour les mouvements révolutionnaires anti-chrétiens.

Il y aurait encore beaucoup d’autres choses à dire. Je ne peux que renvoyer à Florovsky.
Jean-Louis Palierne
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Jean-Louis Palierne
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Message par Jean-Louis Palierne »

Ma réponse a été plus lente que celle du lecteur Claude...

Si un Maxime Kovalevsky a été quelque chose à saint Petersbourg avant 1917, ce ne peut être le frère du même nom d’Evgraf, le fondateur de l’ECOF, car il n’était alors qu’un très jeune homme. Je ne sais pas, mais il est parfaitement possible qu’un autre Maxime ait appartenu aux générations précédentes de la famille. Je crois que Pierre Kovalevsky, l’aîné des trois frères, a enseigné d’abord à Prague (au premier établissement d’enseignement qu’y avaient fondé, pour peu de temps, les réfugiés russes) puis à ITO saint Serge à Paris. Maxime, je ne pense pas. Il avait d’autres soucis en tête, mais quand il s’iccupera de l’ECOF (assez tard je crois, mais il enseignait à l’institut saint Irénée), ce sera apparemment avec une approche surtout musicale, mais aussi, intérieurement, avec une approche philosophique très peu conforme à la Tradition orthodoxe: l’Église erre depuis 1500 ans, c’est-à-dire depuis l’apparition du monachisme. La Liturgie trouve sa vérité comme expression de croyants. La grande différence avec les rénovationnistes russes habituels était dans l’importance centrale donnée au rôle de l’évêque, que les rénovationnistes pétersbourgeois et leurs héritiers saint-sergiens cherchent constamment à minorer.
Jean-Louis Palierne
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Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

Cher Jean-Louis Palierne,

Mais ce que j'écris n'est pas du tout antinomique avec votre explication!

Résumons mon point de vue.

Saint Pierre Movila (+ 1646), métropolite de Kiev, alors dans la juridiction du patriarcat de Constantinople, entreprend une contre-offensive contre l'uniatisme en se trompant d'arme, c'est-à-dire en utilisant les formes de la scolastique latine.

A partir du rattachement de Kiev à la Russie en 1654, l'influence de la scolastique et de l'augustinisme commence à se répandre en Russie, coupant petit à petit l'Orthodoxie russe de sa base patristique et byzantine.

Les révisions liturgiques (ô combien justifiées!) du patriarche Nikon aboutissent malheureusement en 1666 au départ de la fraction la plus militante de l'Orthodoxie russe vers le schisme des Vieux-Croyants.

Pierre Ier entreprend une politique de soumission totale de l'Eglise (déjà affaiblie par la confusion théologique et par le départ des Vieux-Croyants) à l'Etat en empêchant que le siège patriarcal de Moscou soit repourvu après 1700 et en promulguant en 1721 un Règlement ecclésiastique copié sur le modèle des principautés luthériennes allemandes. Lorsque le souverain est d'esprit hétérodoxe (Anne Ivanovna, Catherine II), le Règlement ecclésiastique permettra d'affaiblir l'Eglise.

Tout au long du XVIIIème siècle, la transformation de l'Eglise en rouage de l'Etat, l'influence d'une théologie scolaire hétérodoxe et l'introduction de formes musicales et iconographiques italianisantes se poursuivent. La vraie tradition orthodoxe se réfugie dans les monastères contre lesquels l'Etat lance une vaste offensive en 1764 - cette fois-ci sous l'influence de l'esprit des Lumières. Alors que la masse du peuple (méprisée par le gouvernement) reste orthodoxe, la noblesse est exposée à toutes sortes d'influences extérieures et apprend à mépriser l'Eglise.

Dans ces conditions, la franc-maçonnerie prend forcément en Russie un aspect théurgique marqué: les aristocrates et l'intelligentsia lui demandent du surnaturel, du mysticisme et des prodiges qu'ils ne croient plus pouvoir trouver dans l'Eglise d'Etat. D'où l'influence du martinisme et du martinézisme. (On notera d'ailleurs que, dans les pays latins d'Europe occidentale au cours des 50 dernières années, la montée en puissance du Régime écossais rectifié et de Memphis-Misraïm est concomittante avec la baisse du prestige de l'Eglise catholique romaine.)

Je pense que le XVIIIème siècle représente la période de plus basses eaux pour l'Eglise orthodoxe russe. La renaissance du XIXème siècle sera prodigieuse: essor de la mission, création de l'Académie de Kazan, grand centre d'islamologie et de missiologie, réconciliation d'une partie des Vieux-Croyants, influence de la Philocalie traduite en slavon par saint Païssius Vélitchkovsky, rayonnement de grandes figures monastiques comme saint Séraphin de Sarov et les startsi d'Optino... Mais l'influence des formes théologiques hétérodoxes introduites au XVIIème siècle retardera trop le retour à l'authenticité patristique, et je pense que l'essor du XIXème n'ayant pas permis de rattrapper toutes les pertes du XVIIIème dans l'intelligentsia, l'impiété répandue dans certains milieux cultivés a dû jouer un rôle important dans l'avènement du communisme.

Le plus étonnant dans tout cela, c'est que des souverains comme Anne Ivanovna, Pierre II ou Catherine II, malgré tous les moyens de pression que le Règlement ecclésiastique mettait à leur disposition, n'aient jamais réussi à faire dévier l'Eglise orthodoxe russe sur le plan doctrinal: on a fait adopter dans les séminaires et les académies de théologie un système d'enseignement et des modes de pensée hétérodoxes, on a fait disparaître pour un temps l'iconographie traditionnelle, on a même détruit son influence sur une partie de la société, mais on n'a jamais réussi à modifier la confession de foi! L'Eglise, telle une forteresse bâtie sur le roc inébranlable de la confession de la foi, résistant à tous les assauts du monde...
Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

Dans ce post, j'ai demandé si quelqu'un pouvait m'indiquer un éventuel lien de parenté entre le dirigeant franc-maçon Maxime Kovalevsky mentionné par Beresniak et les frères Kovalevsky fondateurs de l'ECOF. Notre frère Christophe Levalois a eu la bonté de me faire parvenir les indications biographiques suivantes que je reproduis in extenso avec son autorisation.

"Il s'agit de Maxime Maximovitch Kovalevsky (1851-1916), un grand-oncle de Pierre, Maxime et Evgraf. L'homme a eu un parcours intéressant et représentatif d'une partie des élites russes. Apèrs des études de droit à Kharkov, où il est né, il vient à Paris (école des chartes), puis prépare son doctorat en Angleterre. Il est ensuite professeur de droit constitutionnel à l'université de Moscou. Il reçoit chez lui des universitaires et des écrivains comme Tolstoï et Tourgueniev. En 1897, privé de sa chaire universitaire, car jugé trop progressiste, il revient en France et se lie d'amitié avec Fustel de Coulanges et, entre autres, Littré. Polyglotte (il parle sept langues), il donne des cours en France, en Angleterre, en Suède, en Italie, en Bulgarie, en Belgique, en Allemagne. Il est membre de plusieurs académies dont celle des Sciences morales et politiques et préside l'Institut international de Sociologie. Il fonde à Paris l'Ecole russe des sciences sociales en 1901. Il rentre en Russie en 1904. Il est élu député, devient membre du Conseil de l'Empire, professeur à l'Université de Saint-Pétersbourg et membre de l'Académie des sciences. Ses analyses étaient très prisées du mouvement libéral. Il est l'auteur de nombreux ouvrages d'histoire, de sociologie et d'économie.
Source: Maxime Kovalevsky, l'homme qui chantait Dieu, par Madeleine Kovalevsky, éditions Osmondes, Paris 1994.
Dans un article publié en 1996 dans Présence orthodoxe (n° 108), une des revues de l'ECOF, sur "L'Eglise orthodoxe et la franc-maçonnerie", Jean-François Var l'évoque brièvement en précisant qu'il fut initié au Grand Orient de France et recréa une franc-maçonnerie en Russie qui selon Nina Berberova se développa "avec une foudroyante rapidité" (dans Les francs-maçons russes au XXe siècle, Paris, 1990). Parmi les autres ouvrages présents dans la bibliographie à la fin de cet article: Tatiana Bakounine, Répertoire biographique des francs-maçons russes (Institut d'études slaves, Paris 1967).
Une évocation de la franc-maçonnerie en Russie et de son rôle au XIXe siècle occupe plusieurs pages du livre de Georges Florovsky intitulé Les voies de la théologie russe. Elle donne une bonne vue d'ensemble.
Pour revenir sur les Kovalevsky, il faut noter le rôle actif de cette famille en Russie notamment dans le développement de l'instruction publique. L'arrière-grand-père des trois Kovalevsky, un autre Evgraf (1790-1867), fut ministre de l'Instruction publique au début du règne d'Alexandre II. Enfin, un dernier élément qui nous relie à l'orthodoxie en Europe occidentale, leur père, Evgraf (1865-1941), juriste, dès 1907, à la douma - dont il était député - a demandé la réunion d'un concile de l'Eglise orthodoxe russe. Il participe au concile de 1917 qui amène au rétablissement du patriarcat. A partir de 1920, en France, il fait adopter par les paroisses russes les dispositions juridiques du concile de 1917."

Je remercie beaucoup M. Christophe Levalois pour son travail de recherche et ces intéressantes précisions biographiques.
Claude le Liseur
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Re: saint Arsène de Rostov

Message par Claude le Liseur »

Je viens de trouver sur l'Internet russe un petit film d'environ 7 minutes sur la vie de saint Arsène Matséiévitch expliquée pour les enfants:

http://video.mail.ru/mail/i-grinevich/18207/18242.html
Claude le Liseur
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Re: saint Arsène de Rostov

Message par Claude le Liseur »

Ici, une gravure populaire du XIXe siècle représentant saint Arsène

http://www.pravoslavie.ru/arhiv/010612211813.htm

Ici, une icône peinte pour sa canonisation:

http://www.glinskie.ru/common/message.p ... nd&num=613

Avec une biographie dont la première phrase dit l'essentiel:

Священномученик Арсений, митрополит Ростовский (в миру Александр Мацеевич) был последним противником церковной реформы Петра I.

Ma traduction:

Le hiéromartyr Arsène, métropolite de Rostov (dans le monde Alexandre Matséiévitch) fut le dernier adversaire de la réforme ecclésiastique de Pierre Ier.

Et oui, Catherine II n'a fait qu'achever le travail commencé par Pierre Ier. Et, à partir de Paul Ier, les empereurs successifs furent bien timides et lents à reconstruire ce qui avait été détruit, malgré plus d'un siècle de sursis qui leur fut accordé.
Olivier
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Re: saint Arsène de Rostov

Message par Olivier »

Intéressant votre histoire russe, donc d'après ce que je comprends les Tzars ont scié la branche où ils étaient. Petite anecdote, il n'es pas sûr que les Romanov actuels le soient réellement.
Je sais que les tzars ont toujours voulu chercher le rapprochement avec Rome et ne se voyaient pas schismatiques par rapport à Rome.
Pour la FM dans l'Eglise, en 1903, lors de l'élection de Pie X, l'empereur d'Autriche mit son veto sur un cardinal soupçonné d'être Fm. Et on a un doute sur l'appartenance de Jean XXIII, les FM le revendique et les sédévaticantistes l'accusent.
Claude le Liseur
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Re: saint Arsène de Rostov

Message par Claude le Liseur »

Olivier a écrit :Intéressant votre histoire russe, donc d'après ce que je comprends les Tzars ont scié la branche où ils étaient. Petite anecdote, il n'es pas sûr que les Romanov actuels le soient réellement.
Je sais que les tzars ont toujours voulu chercher le rapprochement avec Rome et ne se voyaient pas schismatiques par rapport à Rome.
Pour la FM dans l'Eglise, en 1903, lors de l'élection de Pie X, l'empereur d'Autriche mit son veto sur un cardinal soupçonné d'être Fm. Et on a un doute sur l'appartenance de Jean XXIII, les FM le revendique et les sédévaticantistes l'accusent.

Oui, de Pierre Ier à Catherine II, les tsars ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis. Par la suite, de Paul Ier à Nicolas II, et malgré la grande piété de certains de ces souverains, les décisions en matière ecclésiastique ont été timides, tardives et incohérentes, de telle sorte qu'il a été impossible de remonter le courant.
Dans les tous derniers temps du règne d'Alexandre II, pendant le règne d'Alexandre III, et pendant la première phase du règne de Nicolas II, l'homme qui avait le plus d'influence en matière de politique ecclésiastique et culturelle en Russie était sans doute le haut-procureur du Saint-Synode Constantin Pobiedonostsev (1827-1907), en fonction de 1880 à 1905. Ce personnage a une image détestable dans l'historiographie: ultra-réactionnaire, promoteur de la russification des provinces allogènes de l'Empire (alors que l'autonomie de la Finlande avait été respectée par Alexandre Ier, Nicolas Ier et Alexandre II, elle fut violée sous Alexandre III et Nicolas II), hostile au rétablissement des libertés de l'Eglise orthodoxe russe, etc. Mais il faut voir que tout n'était pas faux dans les raisonnements du personnage: il a été l'un des premiers à mettre le doigt sur la contradiction qui régnait en Russie depuis 1700, faisant de l'Orthodoxie une religion d'Etat, avec tous les inconvénients que cela implique (empiétements du pouvoir politique, perte de prestige du clergé transformé en rouage de l'Etat) et aucun des avantages (contrairement au clergé d'autres religions majoritaires - disons par exemple le clergé gallican en France avant 1790, le clergé anglican en Angleterre au XIXe siècle ou le clergé orthodoxe dans la Grèce indépendante -, le clergé orthodoxe russe n'avait ni traitement versé par l'Etat, ni privilèges). Pobiedonostsev, s'il a voulu persister dans l'erreur de maintenir la mainmise étatique sur l'Eglise, a au moins voulu qu'il y ait des avantages en contrepartie, et il a fait en sorte de créer des écoles paroissiales et de commencer à verser un traitement au clergé orthodoxe dans les provinces occidentales de l'Empire russe. Il faut donc bien souligner ce fait qu'entre 1700 et 1880, l'Eglise orthodoxe russe s'est trouvée dans une situation où, en fait, et malgré les proclamations officielles en sens contraire, les rapports avec l'Etat étaient toujours à son entier désavantage.
Pour le reste, il n'est pas impossible qu'il y ait eu un pape FM, dans la mesure où nous avons eu plusieurs patriarches FM, malgré tant de condamnations successives...
Olivier
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Re: saint Arsène de Rostov

Message par Olivier »

L'orthodoxie a aussi condamné la FM?
Si le catholicisme a eu un pape FM, alors il est considéré comme hérétique donc sa succession est bancale.
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