Dans l'intention de réserver le fil ouvert par Tanios à ses traductions sur les saints oubliés du patriarcat d'Antioche, j'ouvre ce fil dans le seul but de répondre à une question posée par Tanios dans le message liminaire à sa traduction qu'il a posté le 19 novembre 2006 à 8h38:
Vérification faite, ce catholicossat orthodoxe à 1'000 km à l'est de Bagdad est tout à fait attesté sur le plan historique.Tanios a écrit :Ci- après une première tentative de traduction d'un saint du Patriarcat d'Antioche. J'ai traduit par "orthodoxe" le mot "Roum".
Il y a certainement des erreurs et des insuffisances dans cette traduction mais elle reprend l'essentiel du texte dans le livre d'origine publié en 1995...
Il y a certainement des précisions à ajouter et des recherches complémentaires à faire. Ce qui surprend tout de même c'est cette présence d'orthodoxes à Chache qui dépendraient d'Antioche...Chache est à 2000km au moins d'Antioche et à 1000km de Bagdad...A vérifier!
Une note préliminaire, avant d'entrer dans les détails. Nous voyons aujourd'hui l'Asie centrale comme un monde uniformément musulman; mais, au Moyen Âge, il s'agissait probablement de la région du monde qui connaissait la plus grande variété religieuse. Il y eut là des musulmans de diverses obédiences dès la deuxième moitié du VIIe siècle; il y avait aussi des mazdéens, persécuteurs acharnés du christianisme (cf. l'icône du saint martyr Anastase le Perse viewtopic.php?t=1722 , fêté le 27 janvier), dont les Parsis de l'Inde et les Guèbres de l'Iran ne sont que le dernier reste; il y avait des adeptes du chamanisme altaïque traditionnel, vieux fond religieux des peuples turco-mongols mêlé de croyance en Tengri, le ciel divinisé; il y avait de très vieilles communautés juives.
Il y avait des manichéens par millions. L'Empire ouïghour (les Ouïghours habitaient à l'époque l'Altaï et la Mongolie) fut à ma connaissance le seul Etat au monde (avec le petit Etat des Pauliciens d'Anatolie, véritable secte politico-militaire) à adopter le manichéisme. "La conversion au manichéisme, en 762, eut des implications non seulement religieuses, mais aussi culturelles, très profondes, jusque dans la vie quotidienne. Une inscription de Kara Balghassoun proclame en trois langues (turc ouïghour, chinois, sogdien): "Ce pays aux moeurs barbares et rempli des fumées du sang se transforma en un pays où l'on se nourrit de légumes, le pays où l'on tuait en un pays où l'on encourage à faire le bien." "(Iaroslav Lébédynsky, Les Nomades, éditions Errance, Paris 2003, p. 175.)
Il y avait des bouddhistes en très grand nombre. Seules les célèbres statues du Gandhara nous rappellent encore l'existence de ces royaumes de langue grecque et de foi bouddhiste héritiers de la conquête d'Alexandre. Mais nous avons tendance à oublier que, depuis l'est de l'Iran actuel jusqu'à l'actuel Xinjang / Sinkiang (le Turkestan chinois), le bouddhisme se maintint pendant des siècles après l'apparition de l'Islam. L'Occident fit semblant de le découvrir en protestant mollement contre la destruction des bouddhas de Bamiyan par les musulmans afghans voici quelques années. Et pourtant, là encore, les faits sont têtus. Padmasambhava (Gourou Rimpoché), introducteur du bouddhisme du Vajrayana au Tibet en 762 ou 774 de l'ère chrétienne (cf. Philippe Cornu, Padmasambhava, Le Seuil, Paris 1997, p. 140, pour une difficile tentative de datation), aurait été originaire du Gandhara, à la frontière des actuels Pakistan et Afghanistan, région dont on aurait aujourd'hui de la peine à imaginer qu'elle fut autre chose que musulmane, tant l'Islam excelle à effacer jusqu'au souvenir de la djahiliya, le "temps de l'Ignorance", c'est-à-dire tout ce qui a existé avant lui. (La méthode, utilisée contre le bouddhisme en Afghanistan, l'a été avec un aussi grand succès contre le christianisme au Maghreb et nous la voyons à l'heure actuelle à l'oeuvre quand le président français Chirac invente des "racines musulmanes" à l'Europe.) Et Djafar ou Giaffar, le célèbre grand vizir du calife abbasside de Bagdad Haroun-al-Rachid, qui apparaît souvent dans les contes des Mille et une nuits aux côtés de son maître, appartenait à une famille de l'est de l'actuel Iran, les Barmak ou Barmécides, anciens supérieurs (c'est le sens du sanscrit paramaka, éponyme de la famille, si j'en crois l'encyclopédie en ligne Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Barm%C3%A9cides ) du temple bouddhique de Bactres (aujourd'hui Balkh en Afghanistan), qui avaient renié le Dharma bouddhiste pour l'Alcoran mahométan (cf. André Clot, Haroun-al-Rachid, Fayard, Paris 1986, p. 34). Le calife Haroun donna à un de ses eunuques l'ordre de décapiter Djafar ben Yahya en 802 et persécuta cruellement les Barmécides, confisquant leurs biens, emprisonnant les membres de la famille et leurs esclaves favorites; plus de mille femmes, enfants, affranchis ou clients des Barmécides furent alors tués.
Quant à l'autre religion du Tibet, le mystérieux Yungdrung Bön (ou Peun), longtemps calomniée par les bouddhistes comme n'étant qu'une forme de chamanisme - alors que c'est peut être les Peumpo qui ont transmis aux bouddhistes le si subtil enseignement du Dzogchen -, nous savons aujourd'hui qu'avant de transiter par le royaume englouti de ShangShoung (ZhangZhung) dans la région du mont Kaïlash, elle venait (peut-être apportée par le semi-légendaire Shinrab Miwo) de l'actuel Tadjikistan ou de l'est de l'Iran (TadZig dans les textes sacrés bönpo), régions que nous associons aujourd'hui automatiquement à l'Islam. (Et il est en effet difficile d'accepter l'idée que les vieilles croyances indo-européennes des Iraniens, utiles pour comprendre l'histoire la plus ancienne des populations celtiques, latines et germaniques de l'Europe occidentale, n'aient survécu qu'en milieu tibétain.)
Mais, surtout, et c'est cela qui nous intéresse, il y avait des chrétiens, et il y en eut encore longtemps après que le bouddhisme, le mazdéisme ou le manichéisme eurent pratiquement disparu de ces régions. Nous connaissons tous l'épopée de l'Eglise nestorienne, qui fonda des diocèses au coeur de la Chine et jusqu'à Malacca et Java; on pense maintenant que des missionnaires nestoriens seraient arrivés jusqu'au Japon. Nous savons que les Nestoriens furent à deux doigts de convertir l'illkhan des Mongols de Perse, ce qui aurait signifié la fin de l'Islam et changé la face du monde. Nous savons qu'un nestorien mongol, originaire du royaume öngüt situé dans la boucle du fleuve Jaune, fut catholicos de Séleucie-Ctésiphon, en résidence à Bagdad, de 1281 à 1317, sous le nom de Yahballaha III (pour son histoire, cf. Raymond Le Coz, Histoire de l'Eglise d'Orient, Le Cerf, Paris 1995, pp. 268-272). Nous savons aussi que cette chrétienté nestorienne connut un échec rententissant, faute d'avoir pu susciter un Constantin, un Clovis ou un Vladimir en Asie, et faute d'avoir fait le moindre effort d'inculturation parmi les convertis. En effet, l'attitude de l'Eglise assyrienne célébrant en syriaque jusque dans ses missions de Chine contraste avec l'attitude de l'Eglise orthodoxe traduisant, à une époque à peine postérieure, la liturgie et l'Evangile en komi pour les Zyrianes de la Grande Permie.
Mais en ce qui concerne notre Eglise voulue et fondée par le Christ, nous, les orthodoxes, nous avons toujours tendance à penser qu'elle n'avait pas réussi à franchir la barrière représentée par l'Empire sassanide et à pénétrer au coeur de l'Asie. Certes, nous savons qu'en 1253, le franciscain français Guillaume de Rubrouck rencontra dans la steppe des Alains (nous dirions aujourd'hui des Ossètes, de la même ethnie que les malheureuses victimes de la tuerie de Beslan), "chrétiens selon le rite grec" (un auteur arabe ou turc aurait écrit plus justement des "Roum", c'est-à-dire des orthodoxes), et qu'il y avait dans le Pékin des Mongols un contingent de gardes alains qui passa de l'Orthodoxie au papisme sous l'influence de l'évêque italien de Pékin, Jean de Montecorvino (cf. Vladimir Kouznetsov et Iaroslav Lébédynsky, Les Alains, Errance, Paris 2005, pp. 226 et 206). Mais nous avons tendance à être sceptiques lorsqu'un texte hagiographique nous parle d'un diocèse orthodoxe à 1'000 kilomètres à l'est de Bagdad en plein Xe siècle. Et pourtant, c'est la vérité, la stricte vérité. Mais, là aussi, l'Islam a effacé ce souvenir par de rudes moyens: le génocide mené, à la fin du XIVe siècle, par Tamerlan (Teymur Lang, 1336-1405) contre les chrétientés résiduelles d'Asie centrale. La justice oblige toutefois à signaler que le djihad incessant de Tamerlan a fait plus de morts parmi les musulmans que parmi les chrétiens, et encore plus parmi les hindouistes que parmi les musulmans. (C'est depuis l'époque de Tamerlan que de hautes montagnes de l'actuel Pakistan portent le nom d'Hindou-Kouch, "le tombeau de l'Hindou", tant les esclaves "idolâtres" que l'on conduisait sans ménagement de l'Inde vers les pays musulmans où ils devaient être vendus tombaient comme des mouches en franchissant ces montagnes.) Mais voilà, contrairement à l'hindouisme au nord de l'Inde, la chrétienté, qu'elle fût nestorienne, orthodoxe ou monophysite, n'était nulle part majoritaire en Asie centrale, et elle ne put survivre aux saints massacres tamerlanesques.
Voici toutefois ce que les historiens français contemporains nous apprennent à propos du catholicossat orthodoxe de l'actuel Turkménistan évoqué dans la vie de saint Christophore d'Antioche traduite par notre ami Tanios.
"Depuis le VIIe siècle, pour l'un, le VIIIe siècle pour l'autre, deux catholicos avaient été institués par les Byzantins déportés dans l'Empire sassanide, l'un à Irenoupolis (Bagdad), l'autre à Romagyris (sans doute d'abord à Taškent, puis au Khurāsān). Le premier semble avoir disparu dès le XIIe siècle, et l'on ne rencontre plus de chrétienté melkite organisée en Mésopotamie et en Iran, encore qu'on trouve toujours tel médecin se réclamant de ce rite [ de cette foi! Toujours la confusion entre rit et foi chez les auteurs francophones! - NdL] à Bagdad au XIIIe siècle. Le second présidait à une chrétienté qui paraît avoir été de langue sogdienne [si elle était de langue sogdienne, elle pouvait difficilement être constituée de Rhomaïoi déportés, mais bien d'autochtones orthodoxes! -NdL] , et que mentionne l'historien Haython. Ce seraient ces ressortissants qu'une bulle pontificale de 1329 désigne sous le nom de Malchyati et soumet à l'évêque de Samarkand, en même temps que les Alains, autres chrétiens de rite grec vivant au nord du Caucase, mais souvent "déplacés" par les Mongols. Toutefois, en 1364-1367, le titre de Romagyris est uni à celui de catholicos de Géorgie, ce qui paraît signifier qu'il n'y a plus alors de communauté melkite dans son ancien ressort." ("L'Eglise melkite", par Jean Richard, in Un temps d'épreuves (1274-1449) , tome VI de l' Histoire du christianisme, Desclée de Brouwer / Fayard, Paris 1990, p. 222.)
Une note de bas de page (note 2 p. 222) signale que l'historien melkite uniate Mgr Joseph Nasrallah, longtemps curé de la paroisse Saint-Julien-le-Pauvre de Paris, reportait la disparition des deux catholicats au XVe siècle (cf. L'Eglise melchite en Iraq, en Perse et dans l'Asie centrale, Jérusalem, 1976, pp. 86-92), ce qui serait plus logique, au vu des dégâts faits par l'Islam militant de Tamerlan en Asie centrale, en Inde et dans le Caucase.
On voit ainsi que, même si nous en avons oublié le souvenir, il y eut bien une chrétienté orthodoxe autochtone en Asie centrale, certes moins florissante que l'Eglise nestorienne, mais qui s'y maintint sept ou huit siècles après la conquête islamique, et bien longtemps après que des religions qui paraissaient mieux établies dans ces régions, comme le mazdéisme, le bouddhisme, le Peum ou le manichéisme, en eussent à peu près disparu.
Mais, surtout, nous voyons que le titre de "patriarche d'Antioche et de tout l'Orient", que l'on voudrait aujourd'hui limiter à l'ancien diocèse romain d'Orient, c'est-à-dire à l'ensemble que constituent aujourd'hui Syrie, Liban, Irak et Koweït, avait une toute autre signification au Moyen Âge, et qu'il emportait vraiment juridiction sur l'Asie, puisque les deux catholicossats de Bagdad et de Tachkent relevaient du patriarcat d'Antioche. Tachkent est aujourd'hui une ville de 2'300'000 habitants, capitale de la république d'Ouzbékistan; les quelques orthodoxes qu'on y rencontre sont des Russes ou des Ukrainiens, dans la juridiction de la métropole d'Almaty et d'Asie centrale du patriarcat de Moscou.
S'il est incontestable que, d'un point de vue orthodoxe, les républiques ex-soviétiques d'Asie centrale se trouvent aujourd'hui sur le territoire canonique du patriarcat de Moscou, il n'en reste pas moins qu'un sain retour à la pratique canonique suivie au Moyen Âge exigerait de rendre au patriarcat d'Antioche une juridiction en rapport avec son titre et de reconnaître que "tout l'Orient" relève d'Antioche. Or, à l'heure actuelle, à l'exception de l'Eglise du Japon, Eglise autonome au sein du patriarcat de Moscou, les métropoles orthodoxes d'Asie (Corée et Hong Kong, cette dernière ayant aussi juridiction sur l'Inde, l'Indonésie, Singapour et les Philippines) sont suffragantes du patriarcat oecuménique de Constantinople.
J'ai bien conscience que j'émets ici une idée qui apparaîtra comme une véritable provocation et qui va faire ruer dans les brancards. Mais il me semble pourtant qu'en toute justice, si nous reconnaissons la légitime juridiction du patriarcat de Constantinople sur l'Europe occidentale, nous devrions aussi reconnaître la juridiction du patriarcat d'Antioche sur l'Asie (en dehors des frontières de l'ancienne Union soviétique). Peut-être une piste à explorer pour faire revivre l'Orthodoxie asiatique?