Coll. Théophanie
La nouveauté du christianisme, si fortement soulignée par saint Paul lorsqu’il jette à la figure des apprentis gnostiques (ceux qui savent grimper à l’échelle) le scandale de la croix, c’est la révélation de la folie de Dieu. Dieu est fou, puisqu’il sort de son impassible transcendance pour se mêler à nos joies, nos peines, notre désespoir. Dieu est fou d’amour pour l’homme. Le thème de l’« amour fou » de Dieu affleure partout dans le Nouveau Testament, avant d’être ouvertement proclamé par un Maxime le Confesseur ou un Guillaume de Saint-Thierry. Si la création révèle la sagesse de Dieu, l’incarnation révèle sa folie. Tout le christianisme tient dans l’impensable identité du Dieu au-delà de Dieu, secret de toute sagesse, et du Crucifié par amour, secret de toute folie. On s’est étonné des malédictions du Christ contre les pharisiens, dont on sait aujourd’hui qu’ils étaient hommes de piété et de sagesse. Elles sont pourtant lourdes de sens. Au-delà de la loi et de toute valeur, si hautement éthique ou religieuse qu’elle soit, le Dieu incarné par folie d’amour révèle la transcendance de chaque personne, si dégradants soient son rôle social, sa marginalité, son « impureté , femme, pauvre, publicain, prostituée, bandit... Au-delà de toute justice, le Dieu incarné vient dans sa propre absence — Eh, Eh, lama sabachtani ? — il descend dans la mort et l’enfer pour prendre tous les hommes dans la folie de son amour. Les yeux bandés, souffleté, raillé, couvert de crachats, revêtu d’une pourpre dérisoire, couronné d’épines, roi à l’envers, ecce homo, ecce deus : un fou en vérité!
Le fol en Christ est l’homme qui répond de tout son être à la folie de Dieu, qui entre lui aussi dans la « folie de la croix », qui devient fou pour l’amour du Christ. « Nous, nous prêchons un Messie mis en croix, scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1 Co 1, 23). « Ce qui est fou pour le monde, c’est ce que Dieu a choisi pour la confusion des sages » (1 Co 1, 27). « Nous, nous sommes fous à cause du Christ » (1 Co 4, 10). Car « Lui qui était riche, il s’est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8, 9), « Il s’est dépouillé en prenant la condition d’esclave,... Il s’est évidé en se faisant obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur une croix » (Ph 2, 7-8). C’est pourquoi « insultés, nous bénissons; persécutés, nous supportons; calomniés, nous réconfortons. Nous sommes devenus comme les ordures du monde, le rebut de tous jusqu’à présent» (1 Co 4, 12-13).
Le fol en Christ s’identifie au Christ outragé, crucifié, pourtant ressuscité : il est déjà dans le Royaume qui brise la suffisance, l’orgueil, la haine et le mensonge de « ce monde », il prend à la lettre les Béatitudes et le Discours sur la Montagne, toute cette insupportable folie, la terre donnée aux doux, la soie aux persécutés, et tendre la joue gauche quand on est frappé sur la droite, donner son manteau quand on prend votre tunique, en trois mots aimer ses ennemis. En Christ, il révèle possible l’impossibilité du christianisme.
Quand les communautés chrétiennes sont restreintes et persécutées, point n’est besoin d’une « folie en Christ »déclarée. C’est le fait même d’être chrétien qui semble fou, comme le prouvent l’attitude des magistrats romains, ces gentlemen désabusés, devant l’obstination des martyrs, ou les critiques si pertinentes de tous les Celse et de tous les Guénon, ou encore l’enfermement contemporain des croyants, à l’Est, dans des asiles psychiatriques, et la volonté de réduire leur foi, à l’Ouest, par la sagesse résignée des « sciences humaines »... Mais lorsque l’empereur se convertit et se dit l’image du Christ, lorsque le tsar de Russie est très orthodoxe, le roi de France très chrétien et le roi d’Espagne très catholique, lorsque l’Eglise s’installe et que même le monachisme, à l’origine folie de Dieu, veut se constituer en cité des purs, alors le fol surgit. Il feint la folie pour être méprisé, tout en sachant que ce jeu terrible sera accepté dans ces sociétés encore archaïques où la folie publique a sa place. Il s’identifie au Dieu incarné, au Dieu crucifié. Il nomadise en quête d’un pays inconnu, image du Royaume.
Il est nu car le vêtement, dans ce type de société, fait le roi, le riche ou le moine, définit l’importance, se ramène en définitive aux « tuniques de peau » de la déchéance. Nudité revêtue de chaînes, de crasse, de boue et de sang, acharnement sur la chrysalide charnelle pour qu’elle se transforme en corps ressuscité, chaste infiniment, libre infiniment. Le fol fuit le désert et le monastère, il n’entre guère dans les églises, sinon pour y faire scandale, c’est dans la ville qu’il veut vivre, dans les ordures de la ville, dans sa marginalité la plus compromettante ou la plus dangereuse, avec les mauvais garçons et les femmes de mauvaise vie... Il fait jaillir un humour dévastateur et libérateur du contraste entre le costume, le vocabulaire, le pathos ecclésiastique de l’humilité et du service et la réalité qui est vanité, jalousie, dureté aux pauvres, contentement de soi et « propre justice ». Humour sans ironie méchante comme nudité sans érotisme : simplement la totale indifférence au jeu de la hiérarchie sociale comme au jeu de l’espèce, pauvres jeux simiesques, l’indifférence qui permet l’amour, le discernement — il suffit d’un mot, d’un geste, comme en bouffonnant. Les heures du jour sont ainsi pour la représentation de la folie — sorte de mime liturgique mais d’une liturgie vraie, nullement symbolique, d’une liturgie saignante, inventive d’une contre-culture le fou est le Christ aux outrages et simultanément le Ressuscité libre de l’« esprit du poids ». Mime, jeu le monde-cirque, et le fol à la fois le clown que l’on bat et l’acrobate qui s’envole. Puis vient la nuit, secrète, solitaire, glacée au-dehors, brûlante dans le coeur la nuit devant Dieu, larmes, prière, intercession, comme Jésus encore qui se retirait dans la solitude pour prier.
Les ancêtres du « fol-en-Christ » sont les prophètes vétérotestamentaires mandatés par Dieu, pour attirer l’attention d’un peuple au « cou raide » sur la volonté divine rarement compatible à la sienne. Dans ce but, le prophète est souvent obligé d’adopter un comportement excentrique, étrange, qui lui apporte plus d’ennuis que de gloire. Isaïe fut contraint, pendant trois ans, de se promener nu et sans chaussures pour servir de signe et de présage concernant les prisonniers en Egypte et en Assyrie (Is 20, 30); Jérémie porta un joug comme une bête (Jr 28, 10) ; Ezéchiel, couché devant une brique représentant Jérusalem assiégée, mangea du pain cuit sur des excréments (Ez 4), et Osée symbolisa pendant toute sa vie, par un mariage avec une prostituée, l’infidélité d’Israêl envers Yahvé (Os 3).
Pareils aux prophètes de l’Ancien Testament, les « fols »du Nouveau se donneront en spectacle. « Nous avons été livrés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes » dit saint Paul dans son Epître aux Corinthiens. « Nous sommes fous, nous, à cause du Christ, et vous, vous êtes prudents dans le Christ.., vous êtes à l’honneur et nous dans le mépris » (Cor 4, 9-10). Egoïste et orgueilleuse prudence, proche de la tiédeur, elle fit fuir dans le désert les premiers anachorètes, indomptables guerriers de l’Esprit à l’écoute de l’Apocalypse. « Comme tu es tiède, ni bouillant, ni froid, je vais te vomir de ma bouche » proclame le Message à l’Eglise de Laodicée (Ap. 3, 16). L’Islam, au VIIème siècle, ensabla leurs traces. On les retrouvera dans le Nord, cinq cents ans plus tard.