Claude le Liseur a écrit : Conformément à la signification syro-araméenne de ܚܢܦܐ (ḥanpā) (païen), il faut comprendre l'expression comme un surnom donné à Abraham. Transposée dans la forme arabe aujourd'hui considérée comme correcte, ا بر هيم حنيفا devrait être la la traduction de ܐܒܪ ܗ ܡ ܚܢܦܐ (Abrāhām ḥanpā) par analogie avec ا بر هيم ا لحنيف (Ibrāhīm al-ḥanīf = Abraham le Païen ). Le fait que l'expression se trouve régulièrement dans le Coran à l'accusatif arabe prouve précisément qu'elle avait été reçue dans sa forme syro-araméenne et était devenue un surnom établi d'Abraham. Par ce surnom de «païen» on veut en fait dire qu'Abraham, qui était païen de naissance, croyait déjà à ce moment en un Dieu unique. C'est à ce mérite particulier qu'il faut attribuer le fait que «païen» a reçu une connotation positive en tant que surnom d'Abraham, de telle sorte que, dans l'Islam postérieur, on l'interpréta comme un attribut d'Abraham dans le sens de «avoir une foi pure». Le Coran, déjà, transfère ce surnom sur la foi elle-même, lorsqu'il dit dans la Sourate 30, verset 30: فا قم و جهك الدين حنيفا , «acquitte-toi des obligations de la Religion en vrai croyant» (en réalité de la religion «païenne» = de la religion d'Abraham le «Païen»).
Je m'étonne que la publication de l'original allemand ait suscité si peu de réactions parmi les lecteurs de ce forum. Je croyais qu'il était utile de faire connaître au public orthodoxe qui fréquente le présent forum un livre qui n'a pas été assez diffusé dans nos pays francophones, et que ces quelques lignes susciteraient tout de même un peu plus d'intérêt, tant elles montrent la manière dont le philologue Luxenberg rend clair ce qui était obscur. J'ai choisi ce passage comme j'aurai pu en citer bien d'autres, parce que, dans un de ses messages, notre ami Jean-Gabriel avait expliqué la signification que l'exégèse dominante, dans l'Islam contemporain, donne au mot ḥanīf, et qu'il est intéressant de montrer, à travers le travail de Luxenberg, que ce mot n'avait pas à l'époque de la création de l'Islam le sens qu'il a aujourd'hui, que ce mot a un riche passé et qu'il laisse affleurer derrière lui un continent englouti. Et encore, les lecteurs ne seront pas au bout de leurs surprises quand j'aurai saisi tout le passage que Luxenberg consacre à l'analyse du mot
ḥanīf.
J'espère donc que la traduction française que j'ai publiée aujourd'hui suscitera un peu plus d'intérêt. Pour répondre d'avance à cet intérêt que je souhaite se voir manifester et faciliter la discussion, je crois de mon devoir d'apporter un certain nombre de commentaires au passage de Luxenberg que j'ai traduit ici.
1) L'accusatif arabe (
arabischer Akkusativ dans le texte de Luxenberg, arabe
مَنصو ب manṣūb ): Il s'agit du «cas direct» de certains manuels français d'apprentissage de l'arabe (cf. Dominique Halbout et Jean-Jacques Schmidt,
L'arabe, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2006, p. 626, et Mathieu Guidère,
Grammaire alphabétique de l'arabe, Ellipses, Paris 2004, p. 52; quant à lui, Boutros Al Hallaq, in
40 leçons pour parler arabe, Presses Pocket, Paris 2009, p. 418, parle d' «accusatif»). «Le cas direct recouvre principalement la notion de complément d'objet direct du français; il est aussi utilisé pour former des compléments de manière et de temps» (Halbout et Schmidt, op. cit., p. 626). La marque de l'accusatif d'un nom ou d'un adjectif masculin déterminé est la
fatha ـَ; celle d'un nom ou d'un adjectif masculin indéterminé est le
tanwîn اً . Dans son texte, M. Luxenberg oppose les formes
حنيفا ḥanīfan (accusatif indéterminé) et
ا لحنيف al-ḥanīf (nominatif déterminé).
2) La citation coranique: elle est issue de la sourate 30, «Les Romains», qui rappelle la guerre entre Héraclius Ier et Chosroès II, cause probable de l'émigration de ceux qui prendraient le nom de musulmans vers le Hedjaz, et surtout cause de l'affaibilissement durable des Byzantins et de la perte des Sassanides. Cette sourate a déjà été citée sur le présent forum dans le fil intitulé
Demande de prière pour la réunion préconciliaire de Chambésy (ici:
viewtopic.php?f=1&t=2387&start=30 ) .
Les lecteurs auront remarqué que ma citation française de ce verset coranique n'est pas la traduction de la citation allemande du texte de Luxenberg. J'ai fait ce choix à dessein, en reprenant une des traductions françaises les plus utilisées, celle de Denise Masson dans la Pléiade, ce qui permettra de montrer les libertés que les traducteurs francophones prennent avec le texte en voulant rendre clair ce qui est obscur, mais sans avoir recours aux méthodes scientifiques d'un philologue du talent de M. Luxenberg.
En effet, Denise Masson traduit ce passage
«acquitte-toi des obligations de la Religion en vrai croyant » (
Le Coran, La Pléiade, Gallimard, Paris 2002 [1re édition Paris 1967], p. 500). D'une part, cette traduction évacue l'ambivalence du mot
ḥanīf - «la religion
ḥanīf» devenant ainsi «la Religion», sous-entendu «la vraie religion», étant donné que la majuscule a en français le caractère laudatif que revêtent le titlo en slavon et le badiv en arménien classique. (Sur le badiv et le titlo, et la comparaison avec la majuscule française, cf.
viewtopic.php?f=1&t=2404 ; pour un exemple d'utilisation du titlo, cf.
viewtopic.php?f=1&t=2412 .) D'autre part, la traduction s'éloigne quelque peu du texte original, comme Denise Masson l'indique elle-même dans les notes de l'ouvrage (page 906 du livre que j'ai entre les mains):
«Mot à mot: tiens-toi debout, le visage (tourné) vers la Religion» .
Le lecteur aura déjà constaté que Christoph Luxenberg, lui, prend moins de libertés avec le texte arabe et traduit
„so wende dich (unentwegt) dem ḥanīfen Glauben“ , donc
«tourne-toi (résolument) vers la foi ḥanīf » . Passons sur le fait que l'admirable précision de la grammaire allemande lui permet de rendre un accusatif arabe par un datif, possibilité que notre langue ne nous offre plus depuis qu'elle a perdu la flexion. Luxenberg glose ensuite le terme
ḥanīf que la traductrice française contourne. Nous constatons que, par la rigueur de l'analyse historique et philologique, en nous restituant toute l'histoire de l'adjectif, Luxenberg non seulement n'a pas besoin de contourner la difficulté, mais qu'il la résout.
Pourquoi ? Parce que Luxenberg fait un vrai travail scientifique et qu'il restitue la langue du Coran dans son arrière-plan historique, alors que les autres traducteurs l'évacuent, le nient, le passent sous silence, et s'efforçant désespérément de rendre clair ce qui est obscur sans vouloir prendre le problème à la racine, ne font qu'obscurcir encore plus les choses.