Anne Geneviève a écrit :Peut-être parce que Syrie et Liban furent confiés au protectorat français par la SDN après la chute de l'empire ottoman, que malgré la séparation des Eglises et de l'Etat de 1902 la France y a favorisé l'implantation d'écoles chrétiennes pour le peuple et pas seulement pour une mince couche d'élites riches, au grand dam de l'Angleterre.
Il y a effectivement en Syrie une francophilie profonde qui date de ce temps mais qui n'est pas vraiment relayée par une syriophilie dans les médias français -- un peu plus à la DGSE. D'ailleurs le dictionnaire de Firefox ne connaît pas le mot syriophilie. Il me propose aquariophilie ou bibliophilie à la place !
Lorsqu'il s'est agi d'opposer des faits (francophilie réelle manifestée par le maintien, envers et contre tout, d'un enseignement de masse du français dans un contexte non franophone) aux phantasmes (francophilie imaginaire dont l'évocation relève du psittacisme ou de l'anachronisme, mais ne repose sur aucune réalité), j'ai choisi l'exemple de la Syrie précisément parce que sa situation n'est pas comparable à celle d'autres pays qui firent à un moment ou l'autre partie des empires coloniaux belge et français:
- Le français n'y est pas langue maternelle (contrairement au Québec et aux minorités francophones du Canada anglais et des Etats-Unis);
- Le français n'y est pas langue officielle (contrairement à Haïti, à 16 républiques d'Afrique noire, aux 3 républiques de l'océan Indien et à la république de Djibouti); en Syrie, l'administration, la vie politique, la justice fonctionnent en arabe (sauf, dans le cas de la justice, en cas de référence à des arrêts des tribunaux français ou aux travaux préparatoires de lois promulguées à l'époque du Mandat);
- Le français n'y sert pas de langue tampon dans un contexte de conflit entre deux langues autochtones comme dans certaines régions d'Algérie (ce serait, d'après les linguistes, le cas de la ville de Tizi-Ouzou);
- Le français n'y est pas, sauf cas exceptionnel, la 2e langue maternelle (ou langue seconde, ou langue apprise après la langue maternelle, mais dans le contexte familial et non scolaire) d'une partie de la population (contrairement à Haïti, au Maroc, à l'Algérie, à la Tunisie et au Liban), mais bien une langue étrangère;
- La Syrie n'a pas jugé bon d'adhérer à l'Organisation internationale de la Francophonie, sorte de machin copié sur l'ONU dont les objectifs sont nébuleux et les moyens limités, et qui a de surcroît ouvert ses portes à une bonne trentaine de pays qui n'ont aucun lien de près ou de loin avec la langue française, mais qui ont vu dans l'infiltration de cette organisation un moyen de réaliser des objectifs politiques ou économiques à court terme; cette abstention est à mettre à l'honneur du gouvernement syrien, d'autant plus qu'aucun des membres de la glorieuse phalange que je viens de citer ne peut faire état ne serait-ce que d'une fraction des traditions de francophonie et de culture francophone de la Syrie - ou même de l'Allemagne;
- Ce n'est évidemment pas les 23 années du Mandat - presqu'unanimement considéré comme une réussite administrative (industrialisation et scolarisation) et comme un échec politique (violations graves et répétées par la France de ses devoirs en tant que puissance mandataire, amputation d'une partie du territoire du Mandat par livraison frauduleuse à la Turquie du sandjak d'Alexandrette, promesses non tenues en ce qui conceranit l'indépendance) qui ont implanté une tradition francophile dans un pays comme la Syrie, mais bien, comme l'a souligné Anne-Geneviève, le souvenir des écoles françaises (en général catholiques des missions ou juives de l'Alliance israélite universelle).
La Syrie m'apparaissait donc comme l'exemple chimiquement pur d'un pays où un enseignement de masse du français, et un contact avec les cultures francophones, se maintenait, sans que cela fût dû au passé colonial ou à d'autres facteurs contingents, donc l'exemple chimiquement pur d'une tradition francophile encore vivante. Et cela était d'autant plus intéressant que, pour des raisons aussi obscures que probablement sordides, cette tradition réelle et bien vivante de la Syrie n'est jamais évoquée, alors que l'on s'étalera sur la prétendue francophilie de tel ou tel pays où à peu près personne ne lit en français depuis des générations et des générations.
J'ajoute encore que, dans le cas du chiffre des "apprenants" de français, il s'agit de données brutes, et non pas de données que l'Organisation internationale de la Francophonie peut manipuler, comme celui des locuteurs. Pour préciser ce que je veux dire, il suffit d'imaginer une région d'un pays A où le français est obligatoire à l'école parce qu'il est la langue officielle d'une autre région du pays, tandis qu'il existe dans cette région non francophone une solide tradition de culture francophone et un intérêt pour l'apprentissage des langues. On aboutit à une situation où 100% de la population de la région non francophone du pays A a étudié le français à l'école, et où 30%de la population totale (30% de la population qui a eu des cours de français) en ont acquis la maîtrise et resteront jusqu'à la fin de leur vie capables de tenir une conversation en français. Imaginons maintenant un pays B où un passé rejeté par la population a abouti à ce qu'on impose encore le français comme 2e langue étrangère à 40% de la population scolaire, mais dans le cadre d'un enseignement obsolète, d'une absence totale de motivation des élèves et d'une solide francophobie de la population dans son ensemble, ce qui fait que seuls 2,5% de la population ayant eu des cours de français en ont acquis la maîtrise. Vous avez bien, dans la réalité, 30% de locuteurs du français dans la région non francophone du pays A, et 1% de locuteurs du français dans le pays B. Et bien, dans le monde merveilleux de la Francophonie, on décrètera, si des besoins aussi mystérieux qu'impérieux l'exigent, que le taux de maîtrise du français par ceux qui l'ont étudié dans le pays B est de 60% (au lieu de 2,5% dans la réalité), et l'on vous trouvera 24% de locuteurs du français dans le pays B (au lieu d'1% dans la réalité), vous le rendant presqu'aussi francophone que le pays A. Il suffit de partir d'une donnée brute (le nombre des "apprenants") et de la manipuler au moyen d'un facteur arbitraire (le taux de succès de l'apprentissage) pour arriver à une donnée déconnectée de la réalité (le nombre des locuteurs). C'est ainsi que les statistiques publiées par la Francophonie dans son rapport 2006-2007 arrivent à l'aberration statistique de ne pas trouver un seul francophone en Algérie (10 à 20 millions de locuteurs du français en réalité!) ou en Syrie, pays qui n'ont pas jugé bon d'adhérer à l'organisation en question, et à en inventer des millions dans des pays qui n'ont aucune tradition francophone, ni même francophile, mais qui ont adhéré à l'organisation pour des raisons de pur opportunisme politique. Dieu merci, l'OIF publie aussi les statistiques des "apprenants" de français, y compris dans les Etats qui n'ont pas adhéré à l'organisation, et l'on est tout à coup surpris de découvrir des millions d'"apprenants" de français en Syrie ou en Algérie - pays où, comme je viens de l'écrire, l'OIF ne nous trouve aucun francophone... - et des effectifs squelettiques dans tel ou tel des nouveaux pays membres où l'OIF s'évertue à nous multiplier par cent le nombre des francophones. Même en dehors des étranges statistiques de l'OIF, un décalage entre les lieux communs et la réalité amènera le discours dominant à inventer une tradition francophone et/ou francophile dans tel ou tel pays où même l'OIF a renoncé à la parthénogenèse statistique des locuteurs du français, et à ignorer superbement la réalité partiellement (mais solidement) francophone et francophile d'un pays peu médiatisé et peu favorisé par la rumeur populaire comme la Syrie.
Tout ceci pour expliquer pourquoi je suis parti du chiffre des apprenants publié par l'OIF - seule donnée non susceptible de manipulation - et de l'exemple de la Syrie, très révélateur quant à l'ignorance obstinée de certaines réalités et à la répétition lassante de certaines affirmations sans fondement dans la réalité.