De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

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Claude le Liseur
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De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Le 14 janvier 2008 à 21 heures 19, je publiais sur le présent forum la recension que je reproduis ci-dessous ( original ici: viewtopic.php?f=1&t=2253&p=15016 ):
Claude le Liseur a écrit :NOTE DE LECTURE


Gottfried Schramm, Anfänge des albanischen Christentums. Die frühe Bekehrung der Bessen und ihre langen Folgen, 2e édition, Rombach, Verlag, Fribourg en Breisgau, 1999, 284 pages.

L’auteur, né en 1929, est un spécialiste de la linguistique et de l’histoire de l’Europe centrale et de la Russie. Il enseigne à l’université de Fribourg en Breisgau depuis 1965.

Ce livre, dont la première édition remonte à 1994, représente une contribution de première importance dans deux domaines : l’histoire des Balkans et l’histoire du christianisme.

L’auteur s’élève contre la thèse officielle qui fait des Albanais les descendants des Illyriens. En effet, toutes sortes d’arguments linguistiques s’opposent à ce que les Albanais aient toujours été présents dans le territoire qu’ils occupent. Le professeur Schramm s’appuie en particulier sur le fait que le vocabulaire albanais de la pêche et de la mer est constitué de mots empruntés aux langues romanes et slaves, alors que les Illyriens, ancêtres supposés des Albanais, étaient un peuple de marins et de pirates. Il est aussi frappant de constater que, alors qu’il y avait une présence grecque massive sur la côte de l’actuelle Albanie dès l’époque des anciens Illyriens, le vocabulaire albanais comporte infiniment plus de mots d’origine latine que de mots issus du grec ancien, et que le dialecte tosque, parlé dans le sud de l’Albanie, ne diffère pas sur ce point du dialecte guègue parlé dans le nord de l’Albanie et au Kosovo. Enfin, le recensement des toponymes d’origine slave montre que les Slaves sont arrivés dans les plaines d’Albanie dès le VIIe siècle, qu’ils ont largement pénétré dans les montagnes du sud de l’Albanie au IXe, mais qu’ils n’ont que faiblement pénétré dans les montagnes du nord, correspondant à l’ancien Arbanon dont il sera longuement question dans la suite du livre.

Si les Albanais ne sont pas les descendants des Illyriens, ils n’en demeurent pas moins un peuple dont la présence dans les Balkans est très ancienne, aussi ancienne que celle des Grecs et des Valaques et bien antérieure à l’arrivée des Slaves. Le professeur Schramm retrouve en effet, preuves linguistiques à l’appui, l’origine des Albanais dans une population thrace qui vivait dans les montagnes du centre des Balkans : les Besses.

Si les livres d’histoire ecclésiastique mentionnent l’évangélisation des Besses, à la fin du IVe siècle, par saint Nicétas, évêque de Remesiana, l’actuelle Bela Palanka, entre Niś et Pirot dans le sud de la Serbie, le professeur Schramm est sans doute le premier à rendre à ce fait toute son importance. Il traque les documents anciens relatifs à l’évangélisation des Besses par saint Nicétas et aboutit à un certain nombre de conclusions :
a) La conversion de ce peuple au christianisme a été massive et totale du vivant même de saint Nicétas ;
b) Saint Nicétas, suivant l’exemple de ce que l’évêque arien Ulfila avait fait pour les Goths, a utilisé le besse non seulement comme langue d’évangélisation, mais aussi comme langue liturgique ;
c) Le besse s’est ainsi trouvé, dès les premiers siècles chrétiens, langue liturgique à part entière, privilège qui n’était alors partagé que par le grec, le latin, le syriaque, le copte, l’arménien et le géorgien, auxquels s’ajouteraient le guèze, le slavon et le zyriane, et aucune autre langue avant la Réforme ;
d) Il y eut des moines et des monastères besses aussi loin qu’en Terre sainte.

L’auteur suppose même que saint Nicétas, là encore à l’exemple d’Ulfila, avait mis au point un alphabet spécifique pour transcrire la langue besse. Schramm croit retrouver la dernière trace de cette écriture dans l’alphabet dit de Todhri, que l’ecclésiastique orthodoxe albanais Théodore (Todhri) Haxhifilipi (vers 1730-1805) était supposé avoir importé de Moschopolis et dont l’autrichien Hahn découvrit l’usage parmi les Albanais d’Elbasan vers 1850 (pp. 88-92, pp. 253 ss.) On est donc loin de l’image traditionnelle des Albanais, supposés avoir été un peuple sans écriture jusqu’au congrès de Monastir en 1908.

Le professeur Schramm souligne dans une captivante digression (pp. 144-154) les bienfaits d’une langue liturgique pour la survie d’un peuple. C’est parce que son usage liturgique avait été maintenu dans l’Église orthodoxe au moins jusqu’au IXe siècle que la langue gotique a pu survivre en Crimée pendant tant de siècles. Les Besses, ancêtres des Albanais, offrent un autre exemple de longue résistance. Alors que les autres peuples « barbares » des Balkans n’ont pu survivre aux mouvement successifs qui les ont tous assimilés – hellénisation, romanisation, invasion des Slaves – les Besses, enracinés dans une foi qui s’exprimait dans leur langue et multipliait les monastères et les ermitages dans leurs montagnes inhospitalières, ont maintenu leur identité linguistique et leur foi chrétienne pendant que le paganisme slave submergeait les Balkans. À ce titre, ils présentent des points communs avec les Roumains, et le professeur Schramm souligne la symbiose qui a existé entre les ancêtres des Albanais et les ancêtres des Valaques.

C’est bien sûr un point crucial, pour l’examen de cette thèse, que de déterminer à quelle date et dans quelles circonstances les ancêtres des Albanais ont quitté le centre des Balkans pour arriver dans leur actuelle patrie. Pour Schramm, c’est à une époque de réaction païenne et de persécution des chrétiens dans l’Empire bulgare, vers l’an 820, que les Besses, alliés de l’Empire byzantin dont ils partageaient la religion, ont été appelés par les Byzantins pour constituer une marche défendant l’enclave que Constantinople contrôlait encore sur la côte autour de Dyrrachion, l’actuelle Durrës. Les partisans de la thèse illyrienne ont donc raison sur un point : si l’Histoire ne garde pas mémoire d’une « invasion » des Albanais dans leur actuelle patrie, c’est que ceux-ci y sont venus de manière pacifique, appelés comme fédérés de l’Empire. Ils s’installèrent dans le territoire de l’Arbanon, dans le nord de l’actuelle république d’Albanie, territoire dont ils devaient prendre le nom, oubliant le vieil ethnonyme de « Besses ». Le centre spirituel et temporel de l’Arbanon se trouvait à Krujë, qui devait être six siècles plus tard la citadelle du légendaire Skanderbeg et qui est encore aujourd’hui la titulature d’un des évêques de l’Église orthodoxe d’Albanie.

La symbiose entre Albanais et Byzantins, qui s’était traduite par le rôle important que les « Arvanites » avaient joué dans la défense de l’Empire, contre les Bulgares dans les Balkans, contre les Arabes et les Normands en Italie du Sud, prit fin avec la prise de Dyrrachion, qui allait devenir Durazzo, par les Croisés en 1203.

Car c’est une histoire tragique que celle que raconte le professeur Schramm. En effet, pas un seul manuscrit ne nous est parvenu pour témoigner de ce que fut l’Église besse. Schramm pense que la tradition besse s’est petit à petit dissoute dans le sein de la tradition grecque, présente à Dyrrachion et dans les autres villes de la côte, et qui jouissait d’un prestige incomparable et d’une situation matérielle supérieure. Mais le professeur Schramm suppose que la conversion forcée au catholicisme des Albanais dans la partie septentrionale du pays, tombée sous la domination de Venise en 1203, a sans doute eu pour conséquence la persécution de l’écriture besse (p. 204). C’est donc dans le sud de l’Albanie, resté entièrement orthodoxe jusqu’à l’islamisation massive et superficielle du XVIIIe siècle, ainsi que dans les colonies albanaises constituées en Italie du Sud et en Sicile à partir du XVe siècle, les fameuses communautés arbëresh, restées fidèles au rit byzantin bien qu’elles aient du progressivement adopter la foi catholique romaine, que Schramm traque les rares vestiges qui montrent que l’albanais a été une langue liturgique dans un passé lointain, bien avant une éclipse totale de trois ou quatre siècles avant la restauration de l’albanais liturgique grâce aux efforts opiniâtres de Mgr Fan (Théophane) Noli (1882-1965), l’évêque des Albanais orthodoxes d’Amérique, qui fut aussi brièvement chef du gouvernement albanais en 1924. On est donc loin du jugement méprisant que portait le prêtre catholique français Raymond Janin en 1955 à propos du travail de traduction des livres liturgiques que menait l’Église orthodoxe d’Albanie : « l’albanais est trop peu évolué pour se prêter facilement au rôle que l’on veut lui faire jouer » (RP Raymond Janin, Les Églises orientales et les rites orientaux, Letouzey & Ané, Paris 1997, p. 260).

Le professeur Schramm souligne aussi à quel point les Albanais ont été éprouvés par le destin à partir de ce qu’il appelle la « catastrophe de 1203 » (p. 265). À la division entre catholiques et orthodoxes provoquée par Venise est venue s’ajouter l’islamisation promue par les Turcs, puis la division des musulmans eux-mêmes entre sunnites et bektachis, l’exode d’une partie du peuple albanais vers l’Italie, puis l’un des régimes communistes les plus violents et qui plus est fanatiquement hostile à toute forme de religion (Schramm souligne l’interdiction par Enver Hoxha, non seulement du culte, mais de toute forme de pratique liée à une religion, « auch für die daheim geübte Frommigkeit », p. 198). Et pourtant, malgré toutes ces épreuves, le peuple albanais a conservé son unité, qui se retrouve à travers le droit coutumier commun à tout l’espace albanais, le Kanun de Lek Dukagjini du nord de l’Albanie ayant pratiquement le même contenu que le Kanun de Papazhuli du sud, son originalité et sa langue. Il est le seul peuple des Balkans que les divisions religieuses n’ont pas fait éclater. Pour Schramm, ce miracle s’explique dès lors que l’on comprend qu’à la base de l’identité albanaise, il y a ce demi millénaire englouti, y compris dans la mémoire actuelle des Albanais –, où ce peuple a pu forger son identité dans le cadre de la chrétienté besse fondée par saint Nicétas de Remesiana.

L’Histoire réelle du peuple albanais, telle que le professeur Schramm l’a reconstitué au terme de patientes recherches, ne satisfera sans doute guère les tenants du nationalisme à tous crins et du « protochronisme illyrien ». Elle est pourtant autrement plus glorieuse que le veulent les constructions idéologiques sous lesquelles on l’a ensevelie depuis un siècle. C’est l’histoire d’un peuple thrace, enraciné très tôt dans le christianisme orthodoxe, frère et allié de l’Empire des Romains, et qui a su, pendant huit siècles au moins, persister dans son choix initial, envers et contre tout, et même au prix de l’exil, avant que les invasions vénitiennes, puis turques, ne lui imposent un destin encore plus tragique.

Le livre se termine ensuite par la reproduction, la traduction en allemand et le commentaire des sources latines et grecques relatives à la chrétienté besse et à la fondation de l’Arbanon (pp. 207-249), par la reproduction de trois alphabets étroitement apparentés – l’alphabet copte, l’alphabet gotique et l’écriture de Todhri (pp. 250-254), ainsi que par des cartes très utiles (pp. 255-265).
Il me semble que je dois apporter à cette recension des compléments qui montrent à quel point le travail du professeur Schramm est important.


En relisant cet article, je me rends compte que j'ai oublié, dans la liste des langues qui furent utilisées dans la liturgie de l'Eglise orthodoxe au cours de ses quatorze premiers siècles, l'albanais du Caucase. Mon oubli est d'autant plus dommageable que le professeur Schramm évoque les Albaniens du Caucase à trois reprises dans son livre.

Page 83:
Wenn Maschtotz auch für die georgischen und aluanischen Nachbarvölker der Armenier "radikale Neuschriften" anregte, statt, soweit nötig, das armenische Alphabet für sie abzuwandeln, dann verrät das eine bewundernswerte Feinfühligkeit (...)
Page 107:
Hätte hier wirklich ein Volk das andere nach sich gezogen, dann fände das seine Parallele darin, daß die Entstehung der ersten christlichen Texte auf Armenisch, die Ende des 4. Jh. erfolgt sein wird, sogleich den Anstoß zur Schaffung zweier weiterer christlicher Literatursprachen, des Georgischen und Aluanischen, gab.
Et, enfin, un passage plus complet, page 147, sur lequel je reviendrai plus en détail.

L'albanais - ou albanien- du Caucase n'a, sur le plan linguistique, rien à voir avec l'albanais des Balkans qui nous occupe dans cette recension du livre de Schramm (d'autant plus que le premier nom de l'Albanie fut Arvanon, avec un -r et non un -l, nom conservé dans celui des Albanais uniates d'Italie du Sud, les Arbëresh). Encore que l'on puisse se demander pourquoi il y avait une Albanie du Caucase et une Albanie des Balkans, et pourquoi il y avait une Ibérie du Caucase (la Géorgie - d'où le monastère d'Iviron au Mont-Athos) et une Ibérie d'Occident - dans ce dernier cas, il faut peut-être y voir une des sources de l'idée encore répandue dans certains milieux de la parenté du basque et du géorgien.
Pourtant, l'histoire de l'Albanie du Caucase offre un appui fort intéressant à la thèse de Schramm. Nous y viendrons après un bref rappel de ce que fut la vie ecclésiastique des Albaniens.

Ce royaume d'Aghbanie ou Albanie du Caucase (grec Ἀλβανία - Alvania, arménien Աղվանք - Akhvanq - l'historienne arménienne Nina Garsoïan, dans son monumental ouvrage L'Eglise arménienne et le grand schisme d'Orient, Peeters, Louvain 1999, transcrit ce nom d'après l'arménien en Ałuank ) s'étendait sur le territoire de l'actuel Azerbaïdjan et sur le sud de l'actuel Daghestan. Les Azéris d'aujourd'hui, peuple turcophone, ne sont pas les descendants directs des anciens Albanais du Caucase, qui parlaient une langue caucasique. Comme il y eut un temps - avant sa séparation d'avec l'Orthodoxie - où l'Eglise arménienne fut missionnaire, il convient de signaler que les Albanais du Caucase furent évangélisés par les Arméniens, leur roi Ournaïr ayant été baptisé par saint Grégoire l'Illuminateur, probablement vers 313. De même, c'est un moine arménien, saint Mesrop Machtots, qui créa à la fois l'alphabet arménien, l'alphabet géorgien et l'alphabet albanien. La mémoire de ce grand missionnaire, à l'origine de deux prestigieuses cultures écrites - l'arménienne et la géorgienne - est pieusement conservée au sein de l'Eglise apostolique arménienne, où il est célébré parmi les "saints Traducteurs"; il est dommage qu'il soit si peu connu parmi les orthodoxes, bien qu'il figure dans notre calendrier.

L'Eglise d'Ałuank - comme la chrétienté besse fondée par saint Nicétas de Remesiana - eut ses propres monastères en Terre Sainte et l'usage liturgique de sa propre langue, bien que dépendant de l'Eglise d'Arménie jusqu'en 590.
La fin du VIe siècle de l'ère chrétienne vit en effet "l'éclatement de l'union transcaucasienne", pour reprendre le titre du chapitre V (pp. 283-353) de l'ouvrage cité de Nina Garsoïan: les Eglises d'Ałuank et de Géorgie restèrent orthodoxes, l'Eglise d'Aménie rejeta le concile de Chalcédoine et le rejette encore à ce jour, malgré diverses tentatives de réconciliation. Le livre de Madame Garsoïan nous indique que c'est en 607 que le nouveau catholicos des Arméniens Abraham Ier imposa à tous ceux qui voulaient être réintégrés dans sa juridiction d'anathémiser le concile de Chalcédoine et le Tome de Léon (p. 362), et qu'à cette époque l'Ałuank rejetait le monophysisme soutenu par le chah de Perse Chosroès II et, par conséquent, la juridiction du catholicos arménien, ainsi que le proclame une encyclique du catholicos Abraham Ier, datée de 608, anathématisant les Géorgiens et les Albaniens (p. 373):
"Le même décret demeure inchangé en ce qui regarde les Ałuank afin qu'ils reviennent respectueusement du mauvais chemin."
La suite de l'histoire des Albaniens du Caucase paraît fort obscure. L'Ałuank fut submergée par les invasions successives des Perses, des Arabes, des Turcs et des Mongols; le plus grand nombre des Albaniens fut turquifié et islamisé; d'autres rejetèrent le concile de Chalcédoine, passèrent dans la juridiction de l'Eglise d'Arménie et s'arménisèrent totalement; un troisième groupe conserva la foi chalcédonienne, passa dans la juridiction de l'Eglise de Géorgie et s'assimila totalement au peuple géorgien. Les choses sont ainsi résumées par des savants allemands:

"Du 8e au 13e siècle se déroula un processus d'islamisation que le rattachement de l'Albanie à la Géorgie aux 11e et 12e siècles ne parvint pas à enrayer, d'autant plus que les Perses et les Turcs prirent bientôt le relais des Géorgiens. Le changement de religion accéléra le processus de perte d'identité nationale et favorisa la recomposition ethnique. Les Albaniens demeurés chrétiens se fondirent parmi les Arméniens et les Géorgiens tandis que la partie islamisée de la population fut absorbée par les tribus turques qui progressaient vers le Nord au départ de la province perse d'Azerbaïdjan et finirent par donner à leur nouveau territoire le nom de leur ancienne zone d'établissement." (Gertrud Pätsch, artcile "Albaniens", in Julius Assfalg et Paul Krüger e.a., traduits de l'allemand en français par le Centre informatique et Bible de l'abbaye de Maredsous, Dictionnaire de l'Orient chrétien, Brepols, Turnhout 1991, p. 5.)


En ce qui concerne l'Eglise d'Albanie du Caucase en tant qu'organisme administratif, elle renonça à son autocéphalie vers 705 et devint une dépendance de l'Eglise arménienne. Il y eut au sein de l'Eglise arménienne un catholicossat d'Ałuank, suffragant du catholicossat suprême de la sainte Etchmiadzine, et dont le siège fut transféré vers 1400 au monastère de Gandzasar, dans l'actuel Haut-Karabakh, assez loin des sièges historiques du catholicossat des Albaniens, qui avaient été Chola (peut-être l'actuelle Derbent, dans la république du Daghestan de la Fédération de Russie) puis Partaw (aujourd'hui Barta en république d'Azerbaïdjan). Ce catholicossat arménien d'Ałuank se trouva, aux temps modernes, dans la même situation que le catholicossat d'Aghtamar, sur une île du lac de Van (fondé en 1113): il s'agissait d'un catholicossat honorifique, sans la vitalité des sièges d'Etchmiadzine, de Sis ou d'Istamboul. On sait que le catholicossat d'Aghtamar fut emporté lors de la première vague d'extermination des Arméniens ordonnée par le gouvernement turc en 1894 - le RP Janin indique pudiquement que "vacant depuis 1895, le catholicat d'Aghtamar était administré provisoirement par un évêque. Il a disparu lors de la première guerre mondiale" (RP Raymond Janin, Eglises orientales et rites orientaux, Letouzey & Ané, Paris 1997, reproduction anastatique de l'édition de Paris 1955, p. 354). L'antique catholicat d'Albanie du Caucase, quant à lui, avait été aboli par le gouvernement russe en 1836; le monastère de Gandzasar n'est plus aujourd'hui que le siège d'un simple évêché arménien grégorien.

Je doute fort que l'actuel Azerbaïdjan, turcophone, musulman, et où l'on tenta en 1990, lors des pogroms de Soumgaït et de Bakou et lors de l'invasion du Haut-Karabakh, de répéter les horreurs anti-arméniennes du génocide mené par l'Etat turc en 1915, se reconnaisse dans cet antique royaume chrétien, caucasophone et arménophile de l'Ałuank - si ce n'est peut-être pour revendiquer, au nom d'une pseudo-continuité historique, des territoires peuplés d'Arméniens. Toujours cet effacement total du passé préislamique qu'Anne-Geneviève, sur le présent forum, avait relevé à propos du Maghreb (ici: viewtopic.php?f=1&t=2054&p=13336 , message du 8 octobre 2006 à 16h18).

Mais il reste un point intéressant à discuter à propos de ces fameux Albanais du Caucase - un point qui nous montrera, par analogie, toute la valeur du travail du professeur Schramm. Comme je l'ai écrit quelques lignes plus haut, ces Albaniens avaient une langue écrite, utilisée dans la liturgie, et qui leur était propre. Suite aux invasions des Arabes, des Turcs et des Mongols, tous les textes écrits dans cette langue passaient pour avoir disparu et il était même tentant de rejeter d'un revers de main les mentions de la langue albanienne comme relevant du mythe - un peu comme certains veulent aujourd'hui, un peu facilement, écarter les travaux du professeur Schramm et les mentions de la chrétienté besse. Citons de nouveau la savante compatriote du professeur Schramm:

"Il ne nous est rien parvenu de la littérature albanienne. En 1937, le linguiste Abuladze découvrit un manuscrit du 15e siècle qui avait originellement appartenu à la bibliothèque d'Etchmiadzine. Il contenait une série d'alphabets avec leur transcription arménienne suivie d'une transcription albanienne. Le phonétisme de cete dernière indique l'appartenance de l'albanien au groupe linguistique ibéro-caucasien. Les fouilles effectuées dans le village azerbaïdjanais de Mingetchaur ont mis au jour des inscriptions albaniennes du 6e siècle qui n'ont cependant pas pu être déchiffrées, le tracé de leur lettres s'éloignant par trop de celui de l'alphabet susmentionné." (Gertrud Pätsch, loc. cit., p. 6).

Voilà qui devient intéressant, dans la perspective d'une comparaison avec le travail fait par Schramm sur les Besses / Albanais des Balkans. Mais nous verrons qu'il y a encore plus intéressant.

(à suivre...)
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Dans notre recherche de la vérité, nous sommes déjà en possession des éléments suivants:

- Le christianisme orthodoxe connut, avant même la conversion des Slaves et le destin prodigieux qu'allait connaître la littérature slavonne (puis l'avènement d'autres langues liturgiques, comme l'arabe, le zyriane ou komi, le roumain, le finnois, le iakoute, le japonais... et le français), huit langues liturgiques: caucaso-albanien, arménien, besse, copte, géorgien, grec, gotique, guèze, latin et syriaque. L'arménien, le copte, le guèze et le syriaque sont encore aujourd'hui les langues liturgiques de prestigieuses Eglises vieilles-orientales qui ne sont pas en communion avec l'Eglise orthodoxe; au sein de l'Eglise orthodoxe, le copte et le syriaque ont été progressivement remplacés par l'arabe à parti du Xe siècle. L'usage de la langue gotique dans l'Eglise orthodoxe n'est plus mentionné après le IXe siècle. L'usage de l'arménien et du latin a disparu au Moyen Âge, en même temps que disparaissaient les orthodoxes arméniens et le monastère latin orthodoxe des Amalfitains au mont Athos. Le géorgien et le grec se sont maintenus - et avec quelle vitalité !- jusqu'à nos jours. L'albanien et le besse sont supposés avoir disparu sans laisser de traces.

- Il y a eu une littérature aghbanienne à partir du Ve siècle (invention de l'écriture caucaso-albanaise par l'Arménien saint Mesrop Machtots) et au moins jusqu'au VIIIe siècle, pendant lesquels il y a eu une Eglise autocéphale d'Ałuank qui avait sa propre langue liturgique, et donc ses livres liturgiques, et dont le territoire correspondait à un royaume indépendant qui devait aussi utiliser sa langue dans son administration, etc. Il n'y a pas de raison de penser qu'à certaines époques, cette langue n'ait pas pu être presqu'aussi prestigieuse que l'arménien et le géorgien, eux aussi langues d'Eglises autocéphales et de royaumes de vieille civilisation.

- Pourtant, tout document écrit en langue aghbanienne avait disparu, sans laisser aucune trace, jusqu'à ce que le linguiste géorgien Abuladze découvre en 1937 - douze siècles après la fin de l'autocéphalie caucaso-albanaise! - un manuscrit prouvant l'existence de l'écriture albanienne.

Le professeur Schramm, dans son ouvrage Anfänge des albanischen Christentums, page 147, est aussi sensible à ce destin de la langue et de la littérature aghbaniennes, dans un passage que j'ai eu tort de ne pas signaler lorsque j'ai publié sur le présent forum ma recension de son livre (14 janvier 2008):

Eine dritte, nach dem gleichen Muster für ein weiteres Volk der Kaukasusregion entworfeene christliche Kultur geht, wenn die Überlieferung recht hat, ebenfalls auf einen Anstoß des Maschotz zurück: auch die Aluaner -so hören wir - wollte er mit eigenen Alphabet ausgestattet sehen. Dieser dritten transkaukasischen Kirchensprache sollte freilich keine lange Dauer bescheiden sein. Denn die Aluaner (im heutigen Daghestan) mußten die volle Wucht des nach Norden ausgreifenden Kalifats über sich ergehen lassen. Ihre große Masse wird den Islam angenommen haben und sprachlich assimiliert worden sein. Daß abser von den Aluanern, die sich heute Uden nennen, immerhin drei Dörfer mit rund 3000 Einwohnern übriggeblieben sind, die ihren christlichen Glauben ebenso wie (wenn auch nicht in einer Literatur und Kirchenliteratur) ihre angestammte Sprache festgehalten haben, zeigt, daß die Bewahrungskräfte, denen wir nachsprüchen, selbst hir nicht onhne Rest überrollt wurden.

On notera que le professeur Schramm appelle les Albanais du Caucase "Alouaniens" (Aluaner), ce qui, malheureusement, pour une oreille française, évoque inévitablement les Alains (en allemand Alanen). On sait que les Alains, après de multiples aventures qui les menèrent jusqu'en Europe occidentale et en Afrique du Nord au Ve siècle (il en reste le souvenir du roi alain Sangiban, qui défendit Orléans contre les Huns d'Attila, et d'innombrables noms de lieux ou de rivières, dont l'Allondon dans le canton de Genève en Suisse), s'installèrent - du moins pour une partie d'entre eux - dans le Caucase où ils sont à l'origine des actuels Ossètes. Une fois de plus, je dois ici souligner que, malgré les homonymies ou quasi-homonymies, il n'y a aucune parenté linguistique entre les Albanais des Balkans, les Albaniens du Caucase et les Alains (Ossètes) du Caucase:

- Les Albanais des Balkans parlent une langue qui constitue à elle seule une branche de la famille indo-européenne.
- Les Alains et leurs descendants les Ossètes parlaient /parlent une langue du groupe iranien de la famille indo-européenne.
- Les Albanais du Caucase, et leur descendant les Oudis, parlaient / parlent une langue du groupe ibéro-caucasien, donc une langue non indo-européenne.

Encore que la similitude des noms en grec (Ἀλβανία - Alvania - pour l'Albanie du Caucase et Άρβανον - Arvanon - pour la principauté à l'origine de l'Albanie des Balkans) repose peut-être sur une racine non indo-européenne -alp évoquant les hauteurs et que l'on retrouve dans le nom des Alpes. En effet, l' Ἀλβανία comme la principauté d'Άρβανον étaient des pays de montagne. Encore une étymologie qui a plus de sens si les Albanais des Balkans descendent du peuple montagnard des Besses plutôt que du peuple littoral et marin des Illyriens.

Toujours est-il que, à la lecture du texte de Schramm, je n'avais pas percuté, et pas fait le lien entre les Aluaner et ce très oublié royaume chrétien orthodoxe de l'Albanie du Caucase.

Gottfried Schramm nous signale donc qu'il y aurait encore aujourd'hui, dans le Caucase, trois villages d'Albaniens / Aghbaniens / Ałuank restés chrétiens et qui auraient gardé l'usage - oral, mais non plus littéraire - de la langue de l'antique royaume pour laquelle saint Mesrop Machtots mit au point un alphabet. J'ai donc voulu me renseigner sur ces Oudis (Uden) mentionnés par Schramm et je n'ai trouvé d'informations que sur Internet, le Dictionnaire de l'Orient chrétien d'Assfalg et Krüger les ignorant royalement.

En revanche, Wikipédia est une mine d'informations sur le sujet; grâces en soient rendues à ses rédacteurs.

Sur le Wikipédia anglophone, l'article http://en.wikipedia.org/wiki/Caucasian_ ... n_alphabet contient une reproduction des écrits en alphabet aghbanien sur le manuscrit N° 7117 du Maténadaran: c'est le manuscrit mentionné par Gertrud Pätsch, que j'ai citée dans le post précédent, à l'origine à la bibliothèque de la sainte Etchmiadzine, sur lequel le linguiste géorgien Elie (Ilia) Abouladzé (1901-1968) découvrit en 1937 l'écriture albanienne que l'on croyait à jamais perdue. (Le Maténadaran est un extraordinaire musée de manuscrits à Erevan en république d'Arménie.)

Pour une fois, le Wikipédia francophone nous en apprend beaucoup plus (ici: http://fr.wikipedia.org/wiki/Alphabet_aghbanien ).
L'alphabet aghbanien ou alphabet albanien, pour reprendre la transcription la plus usuelle en français, est un ancien alphabet utilisé par les Albaniens, les habitants d'un territoire aujourd'hui compris dans l'Azerbaïdjan et le Daguestan, pour écrire leur langue. Selon l'historien arménien du VIIe siècle Moïse Kaghankatvatsi reprenant Korioun, cet alphabet a été créé par le moine arménien Mesrop Machtots, créateur également des alphabets arménien et géorgien.

Mentionné dans des sources anciennes, cet alphabet n'a été redécouvert qu'en 1937 par le professeur géorgien Ilia Abuladze dans le manuscrit 7117 du Matenadaran, du XVe siècle, qui expose différents alphabets à titre comparatif (alphabets arménien, grec, latin, géorgien, syriaque, copte et albanien). La partie sur l'alphabet albanien est intitulée Aluanic girn e (« lettres albaniennes »). À travers ce document, Abuladze se trouvait en face d'une liste de lettres avec une transcription phonétique approximative en arménien, mais il n'avait pas de texte illustrant l'usage de cet alphabet.

Dès 1937, le linguiste A. Charnidze a rapproché la structure phonétique de cet alphabet de la langue oudi, résiduelle en Azerbaïdjan et en Géorgie.

Un long fragment de texte rédigé dans cet alphabet a été découvert en 1996 par Zaza Alexidze, directeur de l'Institut des manuscrits de Tbilissi, sur un palimpseste du Monastère Sainte-Catherine du Sinaï. Le texte albanien avait été gratté puis recouvert d'une version géorgienne de la vie des pères du désert. Zaza Alexidze et Jean-Pierre Mahé ont présenté en 2001 les premiers essais de déchiffrement de cette langue inconnue à l'Académie des inscriptions et belles-lettres de Paris. À partir de l'alphabet du manuscrit arménien 7117 et d'une comparaison avec le vocabulaire oudi, ils ont pu établir que les fragments retrouvés étaient des extraits de l'Évangile de Jean et du lectionnaire albanien, datables entre les Ve et VIIIe siècles.
Ainsi, le premier déchiffrement d'un texte caucaso-albanais ne date que de 2001 et a été l'oeuvre du plus grand caucasologue français - digne hommage rendu par un spécialiste de l'arménien et du géorgien à une langue qui aurait pu connaître la même gloire que les deux autres idiomes des chrétiens de Transcaucasie si ses locuteurs ne s'étaient trouvés au pire moment au pire endroit...

L'article du Wikipédia francophone sur l'oudi -nom actuelle de l'albanais du Caucase - nous indique que cette langue comptait encore, en 1995, 5'720 locuteurs dont 4'200 en Azerbaïdjan ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Oudi ).

Le recensement soviétique de 1989 avait compté 7'971 personnes d'ethnie oudi, dont 7'063 avaient conservé leur langue, selon l'étude de 2005 que l'on trouvera à l'adresse suivante: http://www.sil.org/silesr/2005/silesr2005-014.pdf (The Sociolinguistic Situation of the Udi in Azerbaijan, par John M. Clifton, Deborah A. Clifton, Peter Kirk, et Roar Ljøkjell). Cette étude nous donne d'intéressantes informations sur les derniers descendants de l'antique royaume d'Albanie du Caucase, notamment en confirmant que, contrairement à leurs voisins (qui sont en fait, probablement, des descendants de Caucaso-Albanais ayant renié leur langue et leur foi au Moyen Âge), ils sont restés chrétiens. Malheureusement, comme ce fut déjà le cas à la fin du premier millénaire pour leurs ancêtres aghbaniens, les Oudis se sont divisés entre l'Eglise orthodoxe géorgienne et l'Eglise apostolique arménienne. Malgré une forte émigration vers la Géorgie (un village fondé par des Oudis orthodoxes à Oktomberi en Géorgie, en 1919) et la Russie (quelque 1'000 Oudis dans la ville de Krasnodar), les Oudis constitueraient encore l'écrasante majorité de la population du bourg de Nij, au nord de l'Azerbaïdjan (4'000 habitants sur 6'000). L'enquête indique que, si les Oudis d'Oktomberi sont rattachés au catholicat orthodoxe de Géorgie, ceux de Nij dépendant du catholicat arménien d'Etchmiadzine. Ce rattachement des Ałuank de Nij à l'Eglise apostolique arménienne est très ancien, puisqu'il remonte à la perte de l'autocéphalie du catholicossat d'Albanie vers l'an 705; on sait que ce catholicat, par la suite devenu un simple diocèse arménien, fut transféré vers 1400 à Gandzasar dans l'actuel Nagorny-Karabakh et privé de son titre de catholicossat par le tsar Nicolas Ier en 1836. C'est d'ailleurs à tort que Clifton, Clifton, Kirk et Ljøkjell écrivent (page 3) que "Tsar Nicholas I forced the Udi people to give up the Albanian tradition": il n'avait fait que supprimer un catholicat qui n'avait plus d'albanien que le nom et qui était en fait arménien depuis des siècles.

Toujours d'après cette enquête, il semble que, pendant des générations, les prêtres arméniens en charge des Oudis de Nij aient arménisé les noms de famille de leurs fidèles en tenant les registres de baptêmes, Ces noms à désience arménienne ont a exposé les Oudis à une hostilité certaine de la part de leurs voisins musulmans au cours des hostilités entre l'Arménie et l'Azerbaïjdan à propos du Haut-Karabakh après la chute de l'Union soviétique. D'après l'enquête, cette animosité est retombée lorsque les Oudis ont repris leur noms de famille traditionnels - albaniens et non arméniens - qui leur évitaient ainsi de passer pour des Arméniens. Des Oudis semblent aussi avoir indiqué aux linguistes qui les ont interrogés qu'ils souhaitaient se séparer de l'Eglise arménienne et restaurer l'Eglise albanaise. Je vois mal comment on pourrait rétablir une Eglise autocéphale pour 4'000 personnes, à moins que, si les Oudis veulent mener leur projet jusqu'au bout, ils n'embrassent la foi orthodoxe au sein du patriarcat de Moscou et que celui-ci crée un doyenné de langue albanienne pour les Oudis de Nij et de la diaspora russe.

Pour le reste, le Wikipédia anglais http://en.wikipedia.org/wiki/Church_of_ ... an_Albania mentionne que les églises de Nij sont fermées depuis la persécution communiste des années 1930, mais aussi qu'il y aurait une communauté chrétienne-albanienne enregistrée auprès des autorités compétentes de la république d'Azerbaïdjan depuis 2003 (depuis le 10 avril 2003 selon le Wikipédia azeri: http://az.wikipedia.org/wiki/Alban_H%C9 ... ls%C9%99si ).

Voilà le peu d'informations que j'ai réussi à réunir sur la situation actuelle des Albanais du Caucase. Privés de leur royaume depuis le VIIe siècle, privés de leur autocéphalie ecclésiastique depuis le VIIIe siècle, réduits à moins de 8'000 individus, ils n'ont évidemment pas eu le même acharnement à survivre et la même résistance à toutes les tragédies que le professeur Schramm souligne chez les Albanais des Balkans, capables de reconstituer sans cesse des Etats, de croître sur le plan démographique (ils sont aujourd'hui au moins 6 millions) et autocéphales sur le plan ecclésiastique depuis les années 1930. Pourtant, il y a bien un point commun qui souligne une fois de plus le grand intérêt des recherches de Gottfiried Schramm.
Car enfin, ces chrétiens besses de la région de Remesiana, aujourd'hui Bela Palanka, ils ont bien existé, avec leurs monastères à Jérusalem - comme les Aghbaniens -, leur langue liturgique - là encore comme les Aghbaniens - et, comme les Aghbaniens, ils sont supposés avoir disparu sans laisser de traces.

Alors, récrivons le début de ce message en remplaçant "caucaso-albanien" par "besse" et "oudi" par "albanais". Imaginons qu'un jour, un linguiste, découvre quelque part - probablement dans une bibliothèque oubliée d'un monastère abandonné de la région d'Italie du Sud où les Arbëresh émigrèrent, fuyant l'Islam, au XVe siècle - , un manuscrit contenant des textes en besse -langue supposée à jamais disparue -, comme, en 1937, Elie Abouladzé découvrit à Erevan un manuscrit contenant des textes en langue aghbanienne supposée à jamais disparue. Imaginons qu'un autre linguiste découvre que le besse est l'ancêtre de l'albanais moderne , comme Charnidze le fit en 1937 pour la filiation albanien / oudi. Imaginons qu'un jour d'autres linguistes arrivent à déchiffrer le besse sur la base de l'albanais, comme Alexidze et Mahé déchiffrèrent en 2001 l'aghbanien sur la base de l'oudi. J'espère juste que, ce jour-là, on se souviendra des travaux pionniers du professeur Gottfried Schramm.

Car c'est ainsi que procède la science: à coup d'hypothèses solidement étayées, mais dont la confirmation ne vient peut-être que des décennies plus tard.
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Ce royaume d'Aghbanie ou Albanie du Caucase (grec Ἀλβανία - Alvania, arménien Աղվանք - Akhvanq - l'historienne arménienne Nina Garsoïan, dans son monumental ouvrage L'Eglise arménienne et le grand schisme d'Orient, Peeters, Louvain 1999, transcrit ce nom d'après l'arménien en Ałuank ) s'étendait sur le territoire de l'actuel Azerbaïdjan et sur le sud de l'actuel Daghestan. Les Azéris d'aujourd'hui, peuple turcophone, ne sont pas les descendants directs des anciens Albanais du Caucase, qui parlaient une langue caucasique. Comme il y eut un temps - avant sa séparation d'avec l'Orthodoxie - où l'Eglise arménienne fut missionnaire, il convient de signaler que les Albanais du Caucase furent évangélisés par les Arméniens, leur roi Ournaïr ayant été baptisé par saint Grégoire l'Illuminateur, probablement vers 313.
Saint Grégoire l'Illuminateur, en arménien Սուրբ Գրիգոր Լուսավորիչ (Sourb Grigor Loussavoritch), dont on trouvera une icône, légendée en anglais et en arménien, dans la rubrique "Iconographie" du présent forum orthodoxe:

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Anne Geneviève
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Anne Geneviève »

Selon l'historien arménien du VIIe siècle Moïse Kaghankatvatsi reprenant Korioun, cet alphabet a été créé par le moine arménien Mesrop Machtots, créateur également des alphabets arménien et géorgien.
Tout d'un coup je suis frappée d'une évidence. Tous les grands missionnaires de l'antiquité tardive et du haut moyen âge ont créé pour chaque langue une écriture spécifique qui permettait d'en transcrire les nuances phonétiques. Seuls les carolingiens ont imposé une langue de christianisation, le latin, et son alphabet qui lui était adapté, en se moquant totalement des langues vernaculaires, comme s'ils cherchaient à revenir à l'état d'avant Babel plutôt qu'à la symphonie pentecostale des idiomes. Evidemment, le résultat fut celui qu'on pouvait prédire : le latin n'a pas pris chez les peuples germaniques et... la liturgie non plus ! C'est resté le langage magique des clercs, confortant toute une série d'idées détestables dans l'Eglise romaine comme la distinction enseignant/enseigné ou magistère éclairé/peuple crétinisé. Le problème ne se posait pas avant puisque Clovis et la lignée des rois mérovingiens étaient venus s'installer dans l'empire, dans un espace déjà profondément latinisé et n'avaient fait qu'adopter la langue véhiculaire locale, il s'est posé à l'arrivée des réfugiés goths dans le sud de la France actuelle et surtout lors de l'effort missionnaire vers les peuples germaniques encore païens : saxons, frisons, etc.

Résultat, nous usons d'un alphabet censé transcrire n'importe quelle langue et qui ne permet pas à simple lecture de connaître la prononciation d'un dialecte local ou d'une langue étrangère.
"Viens, Lumière sans crépuscule, viens, Esprit Saint qui veut sauver tous..."
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Anne Geneviève a écrit :Tout d'un coup je suis frappée d'une évidence. Tous les grands missionnaires de l'antiquité tardive et du haut moyen âge ont créé pour chaque langue une écriture spécifique qui permettait d'en transcrire les nuances phonétiques. Seuls les carolingiens ont imposé une langue de christianisation, le latin, et son alphabet qui lui était adapté, en se moquant totalement des langues vernaculaires, comme s'ils cherchaient à revenir à l'état d'avant Babel plutôt qu'à la symphonie pentecostale des idiomes. Evidemment, le résultat fut celui qu'on pouvait prédire : le latin n'a pas pris chez les peuples germaniques et... la liturgie non plus ! C'est resté le langage magique des clercs, confortant toute une série d'idées détestables dans l'Eglise romaine comme la distinction enseignant/enseigné ou magistère éclairé/peuple crétinisé. Le problème ne se posait pas avant puisque Clovis et la lignée des rois mérovingiens étaient venus s'installer dans l'empire, dans un espace déjà profondément latinisé et n'avaient fait qu'adopter la langue véhiculaire locale, il s'est posé à l'arrivée des réfugiés goths dans le sud de la France actuelle et surtout lors de l'effort missionnaire vers les peuples germaniques encore païens : saxons, frisons, etc.

Résultat, nous usons d'un alphabet censé transcrire n'importe quelle langue et qui ne permet pas à simple lecture de connaître la prononciation d'un dialecte local ou d'une langue étrangère.
Je suis en totale identité de pensée avec vous sur ce sujet. C'est finalement aussi le sujet commun des deux livres du professeur Schramm dont j'ai parlé sur le forum. Il est significatif que les missions orthodoxes du premier millénaire aient, à chaque fois, créé un alphabet spécifique pour chaque peuple qu'elles évangélisaient - lorsque ce peuple, naturellement, n'avait pas de tradition écrite. Sur les onze langues qui ont accédé à un usage liturgique au cours du premier millénaire -caucaso-albanien, arménien, besse, copte, géorgien, gotique, grec, guèze, latin, slavon et syriaque - cinq (copte,ge'ez, grec, latin et syriaque) avaient déjà leur propre écriture. Pour sept autres langues, c'est le clergé qui a inventé une écriture propre à chaque langue: l'orthodoxe saint Mesrop Machtots pour l'albanais du Caucase, l'arménien et le géorgien; les orthodoxes saints Cyrille et Méthode et leurs disciples pour le slavon; l'arien Wulfila pour le gotique (mais son écriture a été tout de suite reprise par les communautés orthodoxes qui se développèrent parmi les Goths; on sait que saint Jean Chrysostome attribua une église de Constantinople à la communauté gothe orthodoxe).
Quand les Francs sont arrivés dans les Gaules et que Clovis s'est converti à l'Orthodoxie, la question ne se posait pas: les Francs comprenaient tous le latin (il est significatif que, dans l' Histoire des Francs de saint Grégoire de Tours, le seul passage où un personnage est confronté à des Germains qui ne parlent pas le latin concerne la rencontre de saint Hospice le Reclus de Nice avec les Lombards -cf. Histoire des Francs, livre VI, chapitre VI) et leur but était précisément de se faire accepter de leurs sujets gallo-romains en s'intégrant à leur Eglise de langue latine. C'est vrai qu'ensuite, l'Eglise carolingienne a imposé partout la langue latine et l'alphabet latin, sans tenir aucun compte des spécificités culturelles: il n'y a rien d'étonnant à ce que l'essentiel du monde germanique (Scandinavie, Angleterre, Ecosse, la plus grande partie de l'Allemagne, des Pays-Bas et de la Suisse alémanique) soit passé à la Réforme dès lors que celle-ci lui offrait l'usage liturgique des langues vernaculaires.
Certains Croates ou Polonais tirent parfois gloriole du fait que l'usage de l'alphabet latin pour écrire leur langue les rapprocherait de l'Occident par opposition aux Serbes, Bulgares, Ukrainiens ou Russes qui utilisent l'alphabet cyrillique. Dans la réalité, c'est tout le contraire que l'on peut constater chaque jour, et il suffit d'ouvrir un peu les yeux. Jamais un journaliste de la radio ou de la télévision française n'écorche les noms de famille russes, parce que ceux-ci leur sont envoyés en translittération phonétique française. En revanche, je n'ai jamais entendu un journaliste de la radio ou de la télévision française (ou suisse romande) prononcer correctement le nom du héros polonais Lech Wałęsa, parce que les noms polonais leur sont directement envoyés sans les signes diacritiques, que Wałęsa devient ainsi "Walesa" et est prononcé n'importe comment. Je ne peux donc que souscrire, pour l'avoir vérifiée des centaines de fois, à votre affirmation:
Résultat, nous usons d'un alphabet censé transcrire n'importe quelle langue et qui ne permet pas à simple lecture de connaître la prononciation d'un dialecte local ou d'une langue étrangère.
On atteint en effet les sommets de l'absurde. L'écriture cyrillique est une écriture qui m'est étrangère et que j'ai apprise longtemps après l'alphabet latin - celui de ma langue maternelle - et l'alphabet grec. Or, quand je suis confronté à des noms de ces langues slaves que l'on a - en général mal - translittérées en alphabet latin (c'est dramatique dans le cas du polonais; en revanche, le croate est bien translittéré et les fautes de prononciation ne sont dues qu'à l'inculture), je suis souvent forcé de retranscrire mentalement le nom en cyrillique pour avoir une idée plus ou moins approximative de la prononciation... ce qui est tout de même mieux que de faire comme le journaliste français s'obstinant à prononcer "Oualéza" pour Wałęsa!

Nous savons par ailleurs qu'à partir du XIe siècle, les Eglises orthodoxes d'Europe méridionale et d'Anatolie sont entrées dans une lutte incessante pour la survie et que le travail missionnaire n'a été, jusqu'en 1917, que le fait de l'Eglise de Russie. Celle-ci s'est parfois trouvée confrontée à des peuples qui avaient déjà une écriture, écriture qu'elle a naturellement utilisée dans la traduction des textes liturgiques: ce fut le cas, successivement, des Allemands de la Baltique, des Estoniens, des Finnois et Suédois de Finlande, des Chinois, des Japonais et des Coréens - sans oublier la mission orthodoxe d'Ourmiah, active au début du XXe siècle en milieu nestorien, et qui faisait la promotion du rit byzantin célébré en syriaque.
Mais se posait aussi la question de l'évangélisation de peuples dispersés depuis l'Oural jusqu'à l'Alaska et qui n'avaient pas de tradition écrite. Le premier missionnaire russe, saint Etienne de Perm, renoua avec la tradition du premier millénaire en inventant une écriture propre aux Zyriènes, les ancêtres des actuels Komis, lorsqu'il les évangélisa à la fin du XIVe siècle (il a déjà été question de cette écriture sur le présent forum: viewtopic.php?f=1&t=1859&p=11814 ). Par la suite, lorsque l'Eglise de Russie reprit une réelle activité missionnaire à partir de la fin du XVIIIe siècle, on décida de ne plus inventer une nouvelle écriture chaque fois qu'une nouvelle langue sans tradition écrite accèderait au statut de langue liturgique, mais qu'à chaque fois on utiliserait l'alphabet cyrillique, cas échéant accompagné de signes supplémentaires. Par conséquent, on a repris la tradition du premier millénaire pour ce qui était de l'aspect oral (un peuple = une langue liturgique), mais pas de l'aspect écrit (on n'inventerait plus une nouvelle écriture pour chaque traduction).

Furent ainsi évangélisés, dans leur propre langue, mais avec l'alphabet cyrillique, les Aléoutes, les Yupiks (peuple eskimo d'Alaska), les Tlingit, les Iakoutes (peuple turcophone de Sibérie orientale: première liturgie célébrée en langue iakoute en 1859), les Mordves (peuple de la Volga - il me semble que leur langue fut utilisée pour la prédication et le catéchisme, mais pas pour la liturgie) etc.

Ce n'était pas seulement par paresse ou par impérialisme, pas plus que la cyrillisation, à l'époque soviétique, d'un certain nombre de langues sans tradition écrite (ou écrites dans un alphabet arabe qui les translittérait de manière fort peu satisfaisante) ne s'explique que par l'impérialisme: il faut prendre aussi en compte que l'alphabet cyrillique, inventé dans une perspective phonétique, et pour noter les phonèmes d'une langue à la phonologie plus riche que celle de la plupart des langues, se prête pour ainsi dire naturellement à la transcription de la plupart des langues. Et c'est un fait qu'il a fallu inventer fort peu de signes supplémentaires lorsque les missionnaires orthodoxes russes ont inventé des alphabets de style cyrillique pour un certain nombre de populations qui n'avaient pas de tradition écrite. Ce travail d'alphabétisation été continué, dans une autre perspective, au cours de la période soviétique et c'est une des rares choses à mettre à l'actif du gouvernement soviétique. (Précisions d'ailleurs, pour une fois qu'on peut dire quelque chose de positif à propos de l'Union soviétique, que le seul peuple - même si c'est déjà un de trop - à avoir été privé de son écriture fut la population roumanophone de la république de Moldavie; les Arméniens et les Géorgiens ont conservé leur alphabet, les trois républiques baltes ont conservé l'alphabet latin.) Ce qui montre aussi que cette généralisation d'écritures de type cyrillique était un choix rationnel, et que le cyrillique transcrit plus facilement que le latin des langues fort éloignées de son milieu d'origine, c'est que, dans beaucoup de cas, la cyrillisation a survécu à la chute de l'Union soviétique. Le cas de la Mongolie est intéressant à cet égard, puisque l'alphabet traditionnel dit ouïgour, bien que de nouveau officiel depuis la chute du communisme, n'arrive pas à y remplacer, dans l'usage courant, l'alphabet cyrillique beaucoup plus simple d'usage, y compris pour la notation des sons de la langue mongole.

"Au cours du XIXe siècle, d'une part des savants russes se sont servis de l'écriture cyrillique pour noter certaines langues à usage scientifique, d'autre part un certain usage en a été fait à des fins religieuses et même littéraires. Au Caucase, la langue iranienne ossète a eu une Bible en écriture cyrillique dans la première moitié du XIXe siècle, et d'autres textes vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Pour les langues caucasiennes, on peut citer le début d'une littérature en abkhaz.
La liste des évangiles des éditions protestantes comporte l'emploi de l'écriture cyrillique pour une quinzaine de langues diverses non indo-européennes pendant la même période (ainsi le lapon en 1878).
Dans l'Union soviétique, depuis 1939 dans les régions où l'alphabétisation avait été effectuée d'abord au moyen de l'emploi de l'écriture latine, et où d'autre part l'apprentissage du russe comme langue seconde s'est généralisé dans les écoles à partir de la deuxième ou de la troisième année d'enseignement, l'écriture cyrillique est employée d'une manière générale pour les langues enseignées. Les compléments nécessaires ont été ajoutés; ils consistent quelquefois en caractères latins pour les orthographes jeunes nouvellement constituées.

Voici une liste, rangée par familles, de langues cyrillisées de 1939 à 1950:
- Langues indo-européennes: langue romane, le moldave; langues iraniennes: ossète, tadjik.
- Langues ouraliennes: a. finno-ougriennes: mordve, oudmourt (votiak), mari (marri, tchérémisse), komi (zyriène), khanti (ostiak), mansi (vogoul); b. samoyède (nenets).
- Langues altaïques: a. groupe turc: azéri (azerbaïdjanais), ouzbek, khazak, turkmène, kirghiz, tatare, bachkir, yakoute, tchouvache, koumyk, karakalpak; b. mongol: bouriate, khalkha, oïrat; c. toungouze-mandchou: évenk (toungouze), éken (lamout), manaï (gold).
- Langues paléoasiatiques et voisines: tchouktchi, koriak; eskimo.
- Langues caucasiennes: tcherkesse, kabardi, adyghé, abkhaz; avar, dargwa, lak, lesghi."

(Marcel Cohen et Jérôme Peignot e.a., Histoire et art de l'écriture, collection Bouquins, Robert Laffont, Paris 2005, 1re édition Paris 1958, p. 257.)

Cette liste appelle deux commentaires:
1. En premier lieu, tel le geai se parant des plumes du paon, le gouvernement soviétique, dans sa liste des langues cyrillisées de 1939 à 1950, s'attribuait, dans le cas de certaines langues, un travail qui avait été fait par des missionnaires orthodoxes, voire protestants, dès la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle. C'est frappant pour l'ossète, le mordve, le komi, le iakoute, le tchouvache ou l'eskimo.
2. En second lieu, la plupart de ces cyrillisations ont survécu à la chute du régime communiste. Les Moldaves sont bien sûr revenus à l'alphabet latin, que l'Azerbaïdjan, l'Ouzbékistan et le Turkménistan ont adopté dans l'idée de se rapprocher de la Turquie où le kémalisme a substitué l'alphabet latin à l'alphabet arabe en 1928. En revanche, à ma connaissance, toutes les autres langues mentionnées dans la liste ci-dessus continuent à s'écrire en cyrillique - notamment le tadjik, le kirghiz et le khazak. En Mongolie, l'alphabet ouïghour n'a retrouvé qu'un usage symbolique et l'alphabet cyrillique mis au point dans les années 1940 reste le seul d'usage courant.

Donc, le choix fait par les missionnaires orthodoxes russes d'utiliser l'alphabet cyrillique pour la traduction des textes sacrés et de la liturgie dans les langues d'un certain nombre de peuples qui n'avaient pas de tradition écrite, plutôt que d'inventer à chaque fois un nouvel alphabet (ce qui avait été le choix de saint Etienne de Perm) s'est révélé viable à l'usage.

On sait qu'en dehors des missions russes, qui ont touché un vaste espace allant de la Baltique (conversion, vers le milieu du XIXe siècle, de quelque 15% du peuple estonien à la foi rothodoxe) au Japon (fondation de l'Eglise orthodoxe du Japon), la modeste activité missionnaire de l'Orthodoxie au deuxième millénaire - espérons que le troisième millénaire apportera les mêmes moissons que le premier - a été le fait de missions grecques actives en Afrique subsaharienne depuis 1946 environ.
On sait que plusieurs langues africaines sont utilisées comme langues liturgiques par ces misssions orthodoxes: il s'agit notamment du swahili, du kikouyou, du tshiluba, du lingala, etc. (Toutefois, dans certains contextes sociologiques, l'anglais et surtout le français se sont si profondément enracinés qu'ils jouent en pratique le rôle de langue liturgique principale.) Il s'agit évidemment d'un contexte où, depuis le début du XXe siècle, l'alphabet latin est dominant et est presque le seul utilisé, y compris pour la translittération de la plupart des langues africaines. La question d'inventer un alphabet pour l'usage liturgique de telle ou telle de ces langues ne se pose donc a priori pas. On signalera toutefois que l'Eglise kimbanguiste, si puissante en République démocratique du Congo, semble avoir renoué avec l'antique usage, puisqu'elle a adopté un syllabaire qui lui est propre pour les usages religieux du lingala et du kikongo - l'écriture mandombé inventée en 1978 par Daniel Wabeladio Payi. Je me permets de vous renvoyer à l'article du Wikipédia francophone:

http://fr.wikipedia.org/wiki/Mandombe

Voici ce que donne la prière du Seigneur traduite en kikongo écrit en caractères mandombé:

http://www.hapax.qc.ca/pdf/notre-p%e8re-kikongo.pdf



A ma connaissance, cette écriture liturgique, qui paraît fort complexe, n'est utilisée que par les kimbanguistes et n'a pas rencontré de succès auprès des communautés catholiques romaines, protestantes ou orthodoxes des deux Congo et de leur diaspora.
Mon avis est partagé: d'un côté, il est rassurant de voir qu'il y a toujours des inventeurs d'écriture prêts à mettre leurs pas dans ceux de saint Mesrop Machtots; d'un autre côté, l'on se demande s'il y a réelle nécessité de créer encore de nouvelles écritures liturgiques compte tenu, d'une part de la domination de l'aphabet latin sur une grande partie de la planète, et d'autre part de la grande flexibilité de l'alphabet cyrillique.
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Saint Grégoire l'Illuminateur, en arménien Սուրբ Գրիգոր Լուսավորիչ (Sourb Grigor Loussavoritch), dont on trouvera une icône, légendée en anglais et en arménien, dans la rubrique "Iconographie" du présent forum orthodoxe:

viewtopic.php?f=7&t=1524

Mille excuses!

Le nom arménien se transcrit Sourp Grigor Loussavoritch, car le բ après le ր s'assourdit en -p au lieu de -b. Cf. Rousane et Jean Guréghian (avec le concours de Jean-Pierre Mahé et de Jaki Aladin), L'arménien sans peine, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2001 (1re édition Chennevières-sur-Marne 1999), pp. XIX et 497.
Anne Geneviève
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Anne Geneviève »

Claude le Liseur a écrit :Mon avis est partagé: d'un côté, il est rassurant de voir qu'il y a toujours des inventeurs d'écriture prêts à mettre leurs pas dans ceux de saint Mesrop Machtots; d'un autre côté, l'on se demande s'il y a réelle nécessité de créer encore de nouvelles écritures liturgiques compte tenu, d'une part de la domination de l'aphabet latin sur une grande partie de la planète, et d'autre part de la grande flexibilité de l'alphabet cyrillique.
Les conditions ont changé, bien sûr, mais une (vraie) question : vous savez que dans certaines langues on utilise des claquements comme phonèmes, l'alphabet cyrillique permet-il de les transcrire ?
Le plus exact aujourd'hui, c'est l'alphabet phonétique international. Le seul ennui, c'est qu'il n'est utilisé couramment que par les linguistes universitaires et qu'un alphabet que personne ne lit ne sert pas à grand chose.
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Message par Claude le Liseur »

Anne Geneviève a écrit :Les conditions ont changé, bien sûr, mais une (vraie) question : vous savez que dans certaines langues on utilise des claquements comme phonèmes, l'alphabet cyrillique permet-il de les transcrire ?
Le plus exact aujourd'hui, c'est l'alphabet phonétique international. Le seul ennui, c'est qu'il n'est utilisé couramment que par les linguistes universitaires et qu'un alphabet que personne ne lit ne sert pas à grand chose.
Pas plus le cyrillique que le latin. L'alphabet cyrillique a été conçu pour écrire une langue au phonétisme particulièrement riche, mais qui ne connaissait pas les claquements des Bochimans et des Zoulous. Le cyrillique marche pour un plus grand nombre de langues que le latin, mais se heurte quand même à certaines limites.

Quant à l'alphabet latin, ses gains depuis le XVIe siècle sont incontestablement prodigieux. Passons sur son expansion dès l'ère coloniale dans les deux Amériques (où le cyrillique, implanté par les missionnaires russes en Alaska, a résisté plusieurs décennies avant de s'éteindre face aux persécutions des Anglo-Saxons, cf. sur le présent forum viewtopic.php?f=1&t=2161&p=14015 ), dans toute l'Océanie, aux Philippines et dans toute l'Afrique subsaharienne (je ne cite que pour mémoire les écritures du type bamoun, mandombé ou n'ko). C'est tout de même un fait important que, indépendamment de toute pression coloniale, des langues comme le turc (80 millions de locuteurs), le vietnamien (90 millions de locuteurs) ou l'indonésien (200 millions de locuteurs?) soient passées à l'aphabet latin. Il faut vraiment le poids de la tradition et d'un prestige culturel très ancien pour que des langues comme l'ahmarique ou le grec aient conservé leur écriture propre contre vents et marées.

Il semblerait en revanche que les langues de l'Inde ne soient pas confrontées à la perspective d'une latinisation, pour la raison simple et suffisante que leurs écritures sont parfaitement adaptées à leur phonétisme et que l'alphabet latin aurait bien de la peine à les transcrire avec la même précision. De même que j'imagine mal du russe écrit autrement qu'avec l'alphabet cyrillique: comment transcrire le ь et le ъ en alphabet latin?

Ceci étant, les Vietnamiens sont parvenus à se débarrasser totalement des idéogrammes et à écrire une langue à tons avec l'alphabt latin. Le pinyin mis au point en République populaire de Chine arriverait aussi, dit-on, à très bien transcrire une langue à tons en alphabet latin, et ce n'est semble-t-il que parce que la volonté manque que le chinois n'a pas été latinisé. Le japonais pourrait être latinisé encore plus facilement. Donc, tout est possible.

En revanche, on a bien constaté que l'alphabet arabe, remarquable pour l'écriture de la langue arabe, ne marchait pas très bien pour écrire le persan et le turc. Les Turcs en ont tiré les conclusions qui s'imposaient en 1928; les Iraniens ne l'ont toujours pas fait. Donc, tout n'est pas possible.

Même à l'heure actuelle, nous avons encore des inventeurs d'écritures: Daniel Wabeladio Payi pour le mandombé, Souleimane Kanté pour le n'ko sont des exemples récents. Il est tout de même curieux qu'aucun de ces inventurs d'écritures, ne songe, à ma connaissance, à reprendre l'alphabet phonétique international quand il s'agit de faire accéder à l'écriture une langue sans tradition écrite.
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Je viens de passer deux heures et demie à rédiger un message de complément sur l'histoire de l'Albanie du Caucase. Au moment de le poster, je m'aperçois que le système me demande de me connecter de nouveau. Le message sur lequel j'avais travaillé pendant deux heures et demie est entièrmenet perdu. C'est beau, l'informatique! Mais perdre deux heures et demie de travail, c'est quand même rageant.

Je vais donc résumer ce que j'ai passé tant de temps à écrire en vain, à savoir donner la somme des informations que j'ai trouvées sur l'Albanie du Caucase.

Dans son remarquable ouvrage Η Αγία Αποστολική Εκκλησία των Αρμενίων (La Sainte Église apostolique des Arméniens), Parousia, Athènes 2001, p. 22, l'évêque Yeznik Petrossian (aujourd'hui à la tête du département des relations inter-ecclésiastiques auprès du catholicos de la Sainte Etchmiadzine) donne quelques informations sur l'Église d'Albanie du Caucase:

- p. 18, il mentionne le baptême du roi Ournaïr par saint Grégoire l'Illuminateur qui consacra un Romain comme premier évêque d'Albanie du Caucase; à la mort de cet évêque, le catholicos arménien saint Vartan consacra un fils de saint Grégoire l'Illuminateur comme deuxième évêque de l'Aghbanie; sont évoquées les missions des Arméniens et des Albaniens auprès des populations du nord du Caucase;

- pp. 47-49, il évoque le catholicat d'Albanie du Caucase, et c'est à la page 49 que je relève cette information pour le moins inexacte:
Η γλώσσα της Αγβανικής Εκκλησίας και των Ακολουθιων της ήταν ν αρμενική.
Ma traduction:
La langue de l'Église aghbanienne et de ses offices était l'arménien.
Cela revient à passer comme chat sur braise sur un certain nombre d'événements douloureux et surtout à oublier que saint Mesrop Machtots mit au point l'alphabet albanien pour les mêmes raisons qui l'avaient amené à inventer l'alphabet arménien et à perfectionner l'alphabet géorgien (s'il ne l'avait pas inventé): l'usage liturgique.
La tradition attribue la date de 422 à l'invention de l'écriture albanienne. Il y a donc eu une période de près de trois siècles ou la langue de l'Église albanienne a bien été l'albanien, et donc l'arménien. Il est aussi maintenant temps d'expliquer de quelle manière l'arménien remplaça l'albanien.
Je vais pour cela me référer à la remarquable contribution du professeur Jean-Pierre Mahé, «L'Église arménienne de 611 à 1066», in Mayeur / Pietri / Pietri / Vauchez / Venard e.a., Histoire du christianisme, tome 4, Desclée, Paris 2000 (1re impression Paris 1993), pp. 457-547. Ce travail complètera l'ouvrage de Madame Nina Garsoïan que j'ai cité dans les messages précédents.

L'antichalcédonisme ne cessait de monter en Arménie depuis la fin du Ve siècle, exprimé lors de deux conciles réunis à Dwin (506 et 555), tandis que le catholicat d'Arménie était de facto en état de rupture doctrinale avec la Grande Église du Christ depuis l'an 518, rupture qui se manifesta de manière éclantante en 572, lorsque Vardan Mamikonean (Vartan Mamikonian), général en chef d'Arménie, refusa la communion à Constantinople. Cet éloignement du catholicat des Arméniens (transféré d'Etchmiadzine à Dvin en 485) par rapport à la foi de Chalcédoine devait se traduire par la rupture de l'unité entre les chrétiens du Caucase, et finalement par la destruction de l'Église d'Aghbanie, de sa langue et de sa culture.

Dès 575, le catholicos des Ałuank', Mgr Abas, manifesta sa fidélité à Chalcédoine. Par la suite, il consacra l'Arménien Vrt'anes, métropolite de Siwnik', qui avait rompu avec le catholicos d'Arménie. Dès l'an 591, on eut donc quatre juridictions dans le Caucase: le catholicat anti-chalcédonien arménien, et trois juridictions chalcédoniennes, une arménienne (la métropole de Siwnik'), une albanienne (le catholicat de Partaw), et une géorgienne (le catholicat de Mtskheta). De nos jours, deux de ces juridictions existent encore: le catholicat arménien non chalcédonien (revenu à Etchmiadzine en 1444), et le patriarcat orthodoxe de Géorgie (actuel catholicat de Tbilissi). Mais le seul fait qu'il y ait eu deux juridictions arméniennes, une antichalcédonienne et une chalcédonienne, suffit à ruiner un des mythes fondateurs de l'œcuménisme contemporain: non, la foi n'est pas qu'affaire de circonstances, déterminée par la géographie; non, on n'a pas à être orthodoxe parce que l'on est Russe et anglican parce que l'on est Anglais; non, le refus de Chalcédoine n'était pas consubstantiel à la nation arménienne - pas plus que la croyance en l'infaillibilité pontificale n'est consubstantielle à la nation italienne, toutes choses qui semblent être hors de portée de la compréhension de la plupart de nos œcuménistes - , et beaucoup d'Arméniens, au fil des siècles, devaient faire le choix conscient d'une foi qu'on allait de plus en plus leur présenter comme celle des Grecs.

En fait, c'est le chah de Perse, Chosroès II (Khousrô Abharvêz, persan خسر و), engagé dans une lutte à mort contre l'Empire des Romains, qui, sous l'influence de son conseiller arménien monophysite Smbat Bagratiuni, fit pencher la balance en faveur des adversaires de Chalcédoine. En 607, il contraignit le Siwnik' à se soumettre à l'autorité du catholicos arménien.
À une date qui se situe entre 610 et 614, Chosroès II imposa au catholicos d'Albanie du Caucase la soumission au catholicos arménien et l'abandon de la foi orthodoxe: «(...) malgré une tendance chronique au chalcédonisme et à la sécession, l'Ałuank' et le Siwnik' restèrent par la suite sous l'obédience des catholicos d'Arménie.» (Mahé, op. cit., p. 464.)


(à suivre. J'essaierai de récrire et de poster dans les prochains jours tout ce que j'ai perdu à cause du système informatique.)
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Suite de l'histoire d'Albanie du Caucase

Si la hiérarchie arménienne s'appuyait sur le roi sassanide Chosroès II pour extirper l'Orthodoxie, cette alliance avec celui qui avait dérobé la vraie Croix lors de la prise de Jérusalem en 614 n'était pas du goût de la population arménienne. La victoire finale de l'empereur des Romains, Héraclius, sur le Sassanide, donna lieu à une explosion de joie en Arménie.
«L'empereur pouvait d'abord se prévaloir d'un prestige qu'il tenait, plus encore que de ses succès militaires, du glorieux mérite d'avoir «délivré» la vraie croix, symbole de l'union de tous les chrétiens, «emmenée en captivité» par Khousrô Abharvêz après la prise de Jérusalem.
Monuments, légendes et récits historiques confirment l'énorme émotion religieuse, l'allégresse profonde que cet exploit souleva en Arménie, où la dévotion à la croix était codifiée dès le Ve siècle par l'adoption des trois grandes fêtes hiérosolomytaines du 14 septembre, du 7 mai et du vendredi saint, sans compter les nombreux rappels au cours de l'année liturgique. C'est précisément l'enrichissement de la liturgie du 14 septembre par le rappel de la reconquête de la croix qui perpétua le souvenir de cet éphémère victoire, des siècles après qu'elle eut perdu tout signification militaire, en raison de l'islamisation de la Ville sainte.»
(Mahé, op. cit., pp. 468 s.)
(Je me souviens d'avoir vu, dans mon enfance, dans la série de dessins animés Il était une fois l'homme d'Albert Barillé, une scène qui montrait l'empereur Héraclius rapportant la vraie Croix sur son dos.)

L'Église arménienne mit dès lors quelque peu en sourdine son opposition à Chalcédoine, et la communion fut rétablie avec Constantinople. La communion devait d'ailleurs être à plusieurs reprises rétablie, puis rompue, au cours des siècles suivants: on observe dans le cas arménien à peu près le même processus que celui qui devait conduire le siège de Rome à se séparer de l'Église. Ce n'est pas notre propos ici, où il s'agit de suivre le destin du catholicat d'Aghbanie, que nous avons vu contraint par le Sassanide de se soumettre aux positions christologiques du catholicat de Duin, mais qui profita de l'apaisement ayant suivi la victoire d'Héraclius pour retourner à la foi orthodoxe.

Le succès des armées romaines fut éphémère, et, dès 639, les armées du califat islamique envahissaient l'Arménie. Duin tombait le 5 octobre 641. Dès lors l'Arménie connut une nouvelle offensive antichalcédonienne.
En 703, le catholicat antichalcédonien arménien conclut avec le califat omeyyade de Damas une alliance qui devait être fatale à l'Église orthodoxe albanienne.
«Cet accord marque un tournant décisif dans l'histoire de l'Église arménienne. Désormais l'autorité arabe s'assortit d'une reconnaissance réciproque du calife et du catholicos. En devenant le garant officiel de la bonne foi de sa nation et en sollicitant le maintien des positions traditionnelles de son Église, le patriarche excluait du même coup tout rapprochement avec les Grecs, dût-on faire appel au bras séculier du calife pour amener les séditieux dans la voie droite. » (Mahé, op. cit., pp. 477 s.)

L'Aghbanie fit très vite les frais du concordat entre les antichalcédoniens et les musulmans, lorsque le catholicos Élie Ier décida d'extirper la foi orthodoxe de l'Albanie du Caucase:
«C'est probablement sous le gouvernement de Maslama (709-732) que le catholicos Ełia Ier Arčišec'i fit appel au califat pour réprimer une nouvelle sécession de l'Église de l'Ałuank'. À sa demande, les Arabes arrêtèrent le catholicos local, Neses-Bakur, ainsi que Spram, princesse du pays, qui avait pris son parti. Soumis à un traitement infâmant, ils furent déportés à Damas, où Nerses-Bakur mourut. Cependant Ełia réunit à Partaw un synode qui élut Simeon comme catholicos de l'Ałuank', anathématisa Chalcédoine et signa l'engagement écrit de rester fidèle à la doctrine et à l'autorité de l'Église arménienne.» (Mahé, op. cit., p. 478)
Saint Nersès-Bakour et sainte Spram, confesseurs, derniers témoins de l'Orthodoxie en Albanie du Caucase, et encore deux saints que l'Église a oublié de canoniser... mais nous pouvons avoir la certitude qu'ils ne sont pas oubliés de Dieu.

Ces événements se situent entre 709 (nomination de Maslama comme gouverneur d'Arménie) et 717 (mort du catholicos Élie Ier). La lutte antichalcédonienne fut menée avec encore plus de vigueur par son successeur Jean III. Ce n'est qu'à partir de ce moment-là que l'affirmation de Mgr Yeznik (Petrossian) dans son livre Η Αγία Αποστολική Εκκλησία των Αρμενίων est vraie. L'ancien catholicat d'Aghbanie avait été, comme la Géorgie, trop lié à la foi chalcédonienne pour qu'il ne fut pas tenantant d'extirper la tradition albanienne. C'est donc au cours de cette période que l'arménien remplaça l'albanien (actuel oudi) comme langue liturgique, mais il y avait tout de même eu près de trois siècles (en gros de 422 environ à 709 environ) où l'albanien avait été langue liturgique et littéraire. Dans son article de 1997 consacré à la découverte des palimpsestes sinaïtiques albaniens par le philologue géorgien Aleksidze, le professeur Mahé rappelle que l'on fit disparaître les écrits en langue albanienne, considérés comme hérétiques. Ceux des Albaniens qui voulurent préserver leur spécificité religieuse ne purent s'appuyer que sur les Géorgiens, orthodoxes comme eux. On sait qu'un certain nombre d'Albaniens finirent par s'intégrer à la nation arménienne, que d'autres se fondirent dans la nation géorgienne, qu'un tout petit nombre (les actuels Oudis) garda sa spécificité linguistique tout en dépendant, pour les uns d'Etchmiadzine et pour les autres de Tbilissi, et que le plus grand nombre, privé de liturgies dans sa propre langue et d'identité nationale, fut islamisé et turquifié par les vagues successives d'envahisseurs - une situation qui n'est pas sans rappeler le sort des chrétientés berbères d'Afrique du Nord à qui on avait aussi refusé d'avoir leur propre langue liturgique.
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

La répression du début du VIIIe siècle ne marque toutefois pas la fin complète du catholicat d'Albanie du Caucase, de sa tradition orthodoxe et de son usage au moins écrit de l'albanien.

Il y eut de nouveau un rapprochement entre le catholicat arménien et la Grande Église du Christ lors du synode de Širakawan en 862, grâce au génie du patriarche œcuménique de Constantinople, saint Photios l'Égal-aux-Apôtres (mémoire le 6 février).

«Les quinze anathèmes suivants sont probablement les canons du synode de Širakawan. Dans l'ensemble, ils donnent l'impression d'un compromis subtil et presque trop ingénieux. Photius avait parfaitement compris que, tout autant qu'une doctrine, le seul nom de Chalcédoine représentait, aux yeux des Arméniens de ce temps, une espèce de symbole hostile à la tradition de leur Église et à leur dignité nationale. Il fallait donc les ménager, leur donner l'assurance que, contrairement à ce qui s'était passé jadis lors des précédentes unions imposées par les empereurs, on ne forcerait personne à se dire chalcédonien contre sa conscience, étant entendu, inversement, que personne ne devait renoncer à l'être, simplement à cause du nom de Chalcédoine, alors qu'il aurait pourtant reconnu en lui-même la justesse de la doctrine. C'est ce qu'expriment les canons 13 et 14 du synode. Tandis que le premier interdit de forcer les monophysites convaincus à adhérer à Chalcédoine malgré eux pour des raisons d'ambition ou d'intérêt, le second vise à inciter les Arméniens qui auraient été convaincus sur le fond par les arguments diophysites à ne pas rester prisonniers des anciens réflexes qui pouvaient les conduire soit à rejeter purement et simplement le nom de Chalcédoine, soit à répéter les accusations traditionnelles de nestorianisme.» (Mahé, op. cit., pp. 494 s.)

Cette nouvelle union fut aussi éphémère que les précédentes et les suivantes, mais une partie du peuple arménien commençait à se laisser convaincre et à faire le chemin qui allait mener à la naissance de diocèses entiers d'Arméniens chalcédoniens, ces fameux cayt' dont on a déjà parlé à plusieurs reprises sur le présent forum, et dont on parlera encore. En outre, sans surprise, le relatif apaisement de l'antichalcédonisme au milieu du IXe siècle fit ressurgir le feu qui couvait sous la braise en Aghbanie et dans le Siwnik'. Extraordnaire fidélité des Arméniens du Siwnik' et des Albaniens à la foi orthodoxe: les antichalcédoniens devront faire appel au bras séculier contre eux au Xe siècle, comme ils l'avaient fait au début du VIIe et au début du VIIIe. Après le Perse mazdéen Chosroès II et l'Arabe sunnite Maslama, c'est maintenant à l'Arménien monophysite Abas Bagratuni que reviendra ce triste rôle.

Nous retrouvons donc le catholicos suprême arménien Ananie Ier (943-967) confronté à la nouvelle révolte religieuse de l'Albanie du Caucase (catholicos Sahak) et du Siwnik' (métropolite Jacques). Ananie décida de mener une nouvelle répression antichalcédonienne.

«Encore lui fallait-il trouver un protecteur décidé à sévir contre les rebelles. S'adressant au roi Abas Bagratuni (928-952), Anania lui brossa un tableau alarmant des progrès de l'hérésie chalcédonienne: «Cette secte, dit-il, ronge comme un cancer le pays d'Arménie et elle s'est répandue partout», plus spécialement en Siwnik' et en Ałuank', où les deux prélats diophysites jouissent de l'appui total de la population, princes, clercs et laïcs confondus.
Devant une situation aussi grave, Abas consent aussitôt à interdire à ses sujets tout mariage avec les diophysites, menaçant les contrevenants d'être décapités comme des brigands. Il enraye ainsi le chalcédonisme dans les limites de ses domaines, mais les deux forteresses de l'hérésie, le Siwnik' et l'Ałuank', quoique théoriquement placées sous son autorité, constituent le domaine ancestral d'autres dynastes, qui ne sont pas prêts à céder facilement.
En fait la situation était déjà ancienne. Les catholicos d'Ałuank' avaient cessé de recevoir leur consécration des catholicos d'Arménie depuis Georg II (878-898, NdL) et sous cinq de ses successeurs. Il n'en fallut pas plus pour redonner vigueur au parti chalcédonien local, brutalement réprimé sous Komitas et Ełia Ier. De surcroît l'Ałuank' entraîna avec lui dans le diophysisme le Siwnik' voisin, lui aussi toujours enclin au chalcédonisme.
Depuis 918, Yakob, neveu du catholicos Yohvannes V, occupait le siège des métropolites de Siwnik', installés au monastère de Tat'ew, depuis le métropolite Georg (832-840). À la faveur des troubles, Yakob avait pris l'habitude de recevoir le saint chrême de son voisin, Sahak, catholicos d'Ałuank', dont il était devenu l'ami et partagea bientôt les tendances chalcédoniennes.» (Mahé, op. cit., p. 508)


Arrêtons-nous quelques instants sur ces informations fort intéressantes. Que les catholicoï d'Albanie du Caucase, revenus à l'Orthodoxie, aient eu le soutien de toute la population, cela peut se comprendre: il peut y avoir un fond de réaction nationale - encore que ces résurgences de la foi orthodoxe dans cette population soient surprenantes après tant de répressions. Mais la lettre du catholicos Ananie montre qu'il y avait des chalcédoniens partout parmi les Arméniens aussi. Ainsi, une fois de plus, une analyse dépassionnée de l'Histoire démonte les sophismes qui sous-tendent l'idéologie de l'œcuménisme contemporain: l'antichalcédonisme n'était pas consubstantiel au peuple arménien, et celui-ci n'était pas étranger à l'Orthodoxie par nature, fait têtu et contraire à la doctrine œcuméniste actuelle qui s'oppose à la mission et à l'universalité de l'Orthodoxie et prétendent enfermer les hommes dans des prisons ethniques. (N'oublions pas que nous avons pu lire sur l'ancien forum la prose d'un œcuméniste breton qui étendait cette doctrine jusqu'à l'Islam et prétendait enfermer tous les gens nés de parents musulmans dans la religion islamique, leur refusant la liberté d'être appelés par le Christ.)

C'est en 959 que le catholicos Ananie Ier vint définitivement à bout des tendances chalcédoniennes des Arméniens de Siwnik' et des Albaniens et met fin à toute vélléité d'autocéphalie de l'Église d'Aghbanie. Le catholicat d'Albanie du Caucase ne sera plus qu'un diocèse arménien, de surcroît déplacé, vers l'an 1400, hors des frontières de l'Aghbanie historique pour être transféré au monastère de Gandzasar au Karabakh - certes près de la frontière avec l'ancienne Aghbanie, mais tout de même en Arménie historique. Je signale au passage que, si toutes les autres sources que j'ai consultées affirment que c'est le tsar Nicolas Ier qui décida, en 1836, de retirer son titre à ce catholicat fantôme, l'évêque arménien, Mgr Yeznik (Petrossian), dans son livre Η Αγία Αποστολική Εκκλησία των Αρμενίων, p. 49, affirme que le catholicat d'Aghbanie disparut en 1813, donc une quinzaine d'années avant que cette région ne passe sous contrôle russe, et qu'il donna naissance aux deux actuels diocèses arméniens du Karabagh et de Samakh.

Toujours est-il que nous pouvons considérer que l'histoire albanienne, avec toutes les spécificités qui ont été décrites dans les messages successifs du présent fil, prend fin en l'an 959. C'est d'ailleurs précisément du Xe siècle que datent les lignes écrites en alphabet albanien découvertes par Aleksidze au monastère Sainte-Catherine du Sinaï. On devine sans peine que, privé de sa tradition littéraire et liturgique et de sa foi traditionnelle, le peuple albanien se trouva fort dépourvu pour garder son identité et ses convictions chrétiennes lors des invasions successives des Turcs et des Mongols qui allaient déferler sur cette région à partir du XIe siècle.
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Dans leur note d'information «Découverte d'un texte albanien : une langue ancienne du Caucase retrouvée», publiée dans les Comptes-rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, volume 141, pp. 517-532, Paris 1997 (lien ici: viewtopic.php?f=1&t=2414 ), Jean-Pierre Mahé et Zaza Aleksidzé résument ainsi l'histoire que nous venons de conter.

Page 527:
On peut dès à présent tirer quelques conclusions historiques. Le fait même de la découverte d’un écrit albanien en dessous d’un texte géorgien du Xe siècle nous éclaire sur les relations de ces deux peuples chrétiens entre eux et face à leurs puissants coreligionnaires arméniens. En pratique c’est seulement entre le Ve et le VIIIe siècle que la littérature albanienne a eu l’occasion de se développer librement et elle n’a pu le faire que dans la mesure où l’église locale n’affrontait pas seule les pressions hégémoniques de l’église arménienne. Elle ne pouvait éviter l’asphyxie qu’en s’appuyant sur les Géorgiens, qui, en raison d’une position géographique moins favorable, n’étaient pas en mesure d’exercer des pressions aussi fortes. Après la période initiale de formation, à partir de 422, son épanouissement se situe sans doute aux VIe-VIIe siècles.
Page 528:
Mais vers 710, Ełia, catholicos d’Arménie profite d’un concordat avec les Arabes pour mener une expédition contre les Albaniens, fidèles, comme les Géorgiens, au concile de Chalcédoine, afin d’imposer à tout le pays le monophysisme des habitants arménophones des provinces méridionales. Son successeur Yohvannes III accentue encore la pression.
Désormais c’en est fini de l’Église nationale albanienne : les écrits en langue locale disparaissent comme hérétiques. Ceux qui entendaient résister à cette assimilation n’eurent probablement pas d’autres ressources que de s’appuyer sur leurs voisins de l’ouest, les Géorgiens, également chalcédoniens. Qu’advint-il des nombreuses églises albaniennes en Terre Sainte ? Nous ne le savons pas exactement, mais nous devinons pourquoi Géorgiens et Albaniens pouvaient encore fraterniser au Xe siècle en Palestine ou sur le Sinaï.
Ajoutons cum grano salis que nous ne savons pas non plus ce qu'il est advenu des monastères et des églises de Terre Sainte qui appartenaient à la nation thrace des Besses, en qui le professeur Schramm a identifiés les ancêtres des actuels Albanais. Ainsi, une fois de plus, l'Albanie des Balkans et l'Albanie du Caucase se rejoignent.
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

J'ai eu la curiosité d'aller chercher quelques informations supplémentaires sur l'Albanie du Caucase dans l'ouvrage d'un jésuite maltais, le R.P. Edward G. Farrugia S.J., que je ne possède que dans une traduction roumaine publiée par les uniates. Ouvrage très orienté et pas toujours très sérieux (on le verra dans l'exemple ci-dessous), mais qui a le mérite d'être plus complet que le très sérieux Dictionnaire de l'Orient chrétien d'Assfalg et Krüger.

Eduard G. Farrugia S.J. (coordinator)

Dicţionarul enciclopedic al Răsăritului creştin

(traduit de l'italien par Adrian Popescu, Vasile Rus, Ioan Muntean et Andrei Mărcuş)
Galaxia Gutenberg, Târgu Lăpuş 2005, 866 pages

Page 39, article de G. Traina, de l'université de Lecce

ALBANIA (caucaziană). Vechiul teritoriu al albanilor era situat in Caucazul oriental, la nord-est de Armenia. Teritoriul, atestat ca regat autonom din sec. I d. H., a fost cucerit de sasanizi in 510. În jurul sec. al IV-lea, după mărturia lui Pseudo-Faustus din Bizanţ, fusese evanghelizat. Încreştinarea albanilor s-a făcut prin armenizare: albanii au adoptat limba şi alfabetul armenilor, iar Biserica armeană le-a controlat organizarea religioasă; întâmplările creştinilor din Albania au coincis, deci cu acelea din Armenia. Un principat creştin al Albaniei caucaziene a fost instituit din Heraclie în 628, care a înscăunat acolo dinastia Mihranizilor, destinată să împărătească şi sub controlul Califatului, până la pierderea independenţei în 821. Marele istoric al Albaniei a fost Movses Kałankatuac'i sau Dasxuranc'i (cca. sec. al X-lea) care în sa Istorie a albanilor caucazieni (de la origini la 914) a dat o importanţă deosebită evenimentelor bisericeşti.

Ma traduction:

ALBANIE (du Caucase). L’ancien territoire des Albanais se situait dans le Caucase oriental, au nord-est de l’Arménie. Ce territoire, attesté comme royaume autonome à partir du premier siècle de notre ère, a été conquis par les Sassanides en 510. Selon le témoignage du pseudo-Fauste de Byzance, il avait été evangélisé vers le IVe siècle. La christianisation des Albanais s’est fait par leur arménisation : les Albanais ont adopté la langue et l’alphabet des Arméniens, tandis que l’Église arménienne a contrôlé leur organisation religieuse ; les péripéties des chrétiens d’Albanie ont dès lors coïncidé avec celles des chrétiens d’Arménie. Une principauté chrétienne d’Albanie du Caucase a été instaurée par Héraclius en 628, qui y a mis en place la dynastie des Mihran, qui devait continuer à régner sous la tutelle du Califat, jusqu’à la perte de l’indépendance en 821. Le grand historien de l’Albanie a été Movses Kałankatuac'i ou Dasxuranc'i (vers le Xe siècle), qui a donné une importance particulière aux événements ecclésiastiques dans son Histoire des Albanais du Caucase (des origines à 914).

Mon commentaire :

Bien sûr, je ne suis pas tombé de la dernière pluie et je n’attends aucun sérieux de la part d’une publication uniate, mais je dois dire qu’un tel article arrive quand même à me surprendre et que les bras m’en tombent. Voilà donc ce qu’on pouvait trouver dans un ouvrage publié à l’origine par l’Institut pontifical oriental à Rome en 2000. Relevons quelques-unes des erreurs et omissions :

- il n’y a bien sûr aucun lien entre les Albaniens du Caucase et les Albanais des Balkans, si ce n’est leur nom en grec ; la phrase « l’ancien territoire des Albanais se situait dans le Caucase oriental » est donc pour le moins maladroite ;
- la christianisation des Albaniens ne s’est bien sûr pas faite par leur arménisation, du moins pas avant l’an 710 : le professeur Traina passe sous silence l’alphabet albanien inventé vers 422, l’usage de l’albanien comme langue liturgique au moins jusqu’au début du VIIIe siècle, et comme langue littéraire au moins jusqu’au Xe siècle puisque c’est de cette époque que datent les palimpsestes sinaïtiques découverts par Zaza Aleksidzé ; écrivant en l’an 2000, le professeur Traina semble n’avoir connaissance, ni de la redécouverte de l’alphabet albanien par Abouladzé au Matédaran en 1937, ni de l’invention (au sens latin du terme) des palimpestes albaniens par Aleksidzé en 1996 ;
- l’existence du catholicat d’Albanie du Caucase (autocéphale de 591 à 710 environ) n’est même pas mentionnée, pas plus que les différentes révoltes des Albaniens, attachés à la foi orthodoxe, contre la domination du catholicat arménien antichalcédonien.

C’est ainsi que l’on écrit l’Histoire dans certains milieux que nous ne connaissons que trop. Si on arrive à tant d’inexactitudes dans un article sans but polémique, on devine ce qu’il doit en être dans les articles écrits à des fins d’insidieux prosélytisme anti-orthodoxe.

Bref, la seule information que nous pouvons retenir de tout cela, c’est qu’une principauté d’Albanie du Caucase s’est maintenue jusqu’en 821 et que c’est à ce moment-là que l’islamisation de l’actuel Azerbaïdjan a vraiment dû commencer, face à une chrétienté affaiblie depuis 710 par la perte de sa foi chalcédonienne, de sa langue aghbanienne et de son autocéphalie.

Avec cette seule information utile et en l’ajoutant aux informations que nous avons trouvées dans les autres sources citées, on peut reconstituer une séquence historique à peu près comme suit :

- début du IVe siècle : baptême du roi d’Aghbanie par le catholicos arménien saint Grégoire l’Illuminateur et consécration du premier évêque d’Albanie du Caucase ;
- vers 422 : invention de l’alphabet albanien par l’archimandrite arménien saint Mesrop Mechtots et début de l’usage liturgique et littéraire de l’albanien – qui commence d’ailleurs en même temps que l’usage liturgique et littéraire de l’arménien ;
- 510-628 : protectorat perse sur l’Albanie du Caucase ;
- VIe – Xe siècles : résistances orthodoxes incessantes en Aghbanie face à la pression antichalcédonienne du catholicat arménien ;
- 591 : le catholicat d’Aghbanie rompt la communion avec le catholicat monophysite de Dwin ;
- entre 610 et 614 : le chah Chosroès II essaie de supprimer le chalcédonisme en Albanie du Caucase ;
- 628 : protectorat romain ;
- vers 640 : protectorat arabe (666 selon le Wikipédia latin - cela existe!);
- vers 710 : le califat omeyyade de Damas apporte l’appui du bras séculier au catholicos antichalcédonien arménien Élie Ier pour mettre fin à l’autocéphalie du catholicat albanien et en extirper l’Orthodoxie ;
- VIIIe – Xe siècles : disparition graduelle de l’albanien en tant que langue liturgique et littéraire, destruction des manuscrits albaniens et arménisation du catholicat d’Aghbanie ; toutefois, les nouveaux catholicoi arméniens d’Aghbanie ne tardent pas à manifester les mêmes tendances chalcédoniennes que leurs prédécesseurs autochtones ;
- 821 : fin de l’État albanien et domination directe du califat abbasside de Bagdad ; disparition progressive de l’identité albanienne ;
- Xe – XIIe siècles : périodes de reconquête de l’Aghbanie par des voisins chrétiens (arméniens ou géorgiens), qui ne font que freiner le processus d’islamisation entraîné par l’irruption de peuples turco-mongols islamisés ;
- 959 : le catholicos arménien Ananie Ier vient définitivement à bout de l’Orthodoxie en Aghbanie et met fin à toute velleité d’indépendance de ce catholicat ; après cette date, on n’entend plus parler de la culture albanienne ;
- XIIIe siècle : les États chrétiens voisins (Géorgiens, Arméniens) perdent définitivement toute influence en Albanie du Caucase, qui passera sous l’autorité d’États islamiques jusqu’à la conquête russe au début du XIXe siècle ; l’Albanie du Caucase perdra jusqu’à son nom pour prendre celui d’Azerbaïdjan, du nom d’une province iranienne du sud de la Caspienne d’où venaient la plupart des colons.
Le processus graduel commencé vers l’an 710 avec l’assaut du catholicos antichalcédonien Élie Ier contre l’Aghbanie aboutira, après quelques siècles, à la situation actuelle :
- la grande majorité des descendants des Albaniens du Caucase ont perdu à la fois le christianisme et la langue albanienne, et sont devenus des musulmans turcophones ;
- un certain nombre de descendants des Albaniens ont conservé le christianisme, mais se sont assimilés sur le plan linguistique tantôt aux Géorgiens, tantôt aux Arméniens. Il n’est donc pas interdit de penser qu’une partie de la nombreuse communauté arménienne que comptait l’Azerbaïdjan proprement dit au temps de l’Union soviétique (246'000 au recensement soviétique de 1989, sans compter les 145'000 Arméniens du Haut-Karabakh, terre arménienne rattachée à l’Azerbaïdjan par Staline) était constituée de descendants d’Albaniens. On sait les violences exercées contre les Arméniens par les musulmans turcophones d’Azerbaïdjan dès 1988 ; sur les 246'000 Arméniens recensés en 1989, il n’en reste guère que 30'000, ayant échappé à la mort ou à l’expulsion parce qu’appartenant à des familles mixtes (encore un génocide dont on ne parle guère). Il est donc aussi possible qu’un certain nombre des Arméniens d’Azerbaïdjan réfugiés dans le Karabakh libéré ou en république d’Arménie soient des descendants d’Albaniens arménisés. L’expulsion de ces autochtones par les descendants des musulmans turcophones arrivés dans ces régions à partir du XIe siècle représente ainsi le dernier stade de l’effacement du passé préislamique de la région ;
- enfin, un tout petit groupe, estimé à moins de 7'000 personnes, les Udi ou Oudi, a à la fois conservé le christianisme et la langue albanienne. Ces derniers descendants de ce qui fut le deuxième État à adopter le christianisme sont concentrés pour l’essentiel dans un gros village du nord de l’Azerbaïdjan (où ils dépendaient autrefois du catholicat arménien d’Etchmiadzine, avant que leurs églises ne soient fermées par les communistes dans les années 1930), dans un village de Géorgie (qui a recueilli les Oudi orthodoxes rattachés au catholicat géorgien de Tbilissi) et dans une diaspora de quelques centaines d’âmes dans le sud de la Russie.

Le destin des Albaniens du Caucase, au-delà de l’anecdote, est très intéressant. Il donne à réfléchir sur deux points :

- en premier lieu, il offre des comparaisons intéressantes avec la thèse du professeur Gottfried Schramm sur les origines du christianisme des Albanais des Balkans : le destin de la chrétienté albanienne ressemble à celui que Schramm a identifié pour la chrétienté besse ; il est frappant de constater que l’on n’a retrouvé aucun texte liturgique en besse, qui nous permettrait de montrer l’identité de cette langue avec l’albanais actuel, et que le besse ne nous est connu que par des mentions isolées d’historiens latins, grecs, géorgiens et arméniens ; il en est allé de même, pendant des siècles, pour l’aghbanien, dont le premier manuscrit n’a été retrouvé qu’en 1937 ; nous pouvons prier pour qu’on retrouve un jour un manuscrit besse ;
- en deuxième lieu, le destin tragique, mais brillant, des Arméniens et des Géorgiens ne doit pas nous faire oublier qu’il y avait, dans le Caucase des origines, un troisième État chrétien, dont on a perdu jusqu’au souvenir. La disparition des Albaniens du Caucase suffit à nous faire entrevoir par quelles sommes inouïes de souffrances, inimaginables pour les peuples de l’Europe occidentale dont l’existence n’a jamais été mise en jeu, les Arméniens et les Géorgiens dont dû passer pour préserver leur foi, leur langue et leur identité.

Enfin, il est dommage que personne ne songe à aider les Oudi du nord de l’Azerbaïdjan, qui sont en train de retrouver leur identité, à aller jusqu’au bout de cette démarche. Il y a un diocèse orthodoxe à Bakou (Mgr Alexandre), dépendant du patriarcat de Moscou, tandis que l’Église apostolique arménienne ne peut plus exercer aucune activité en Azerbaïdjan depuis les événements de 1988-1994. Ce serait si beau, si le patriarcat de Moscou rétablissait la vie liturgique interrompue depuis les années 1930 à Nij, le bastion des descendants des Aghbaniens dans le nord de l’Azerbaïdjan, et si l’on y voyait une paroisse célébrer en oudi, d’abord écrit en cyrillique, et puis peut-être un jour de nouveau transcrit dans l’ancien alphabet aghbanien. On sait en plus que ce projet ne susciterait pas d’opposition de la part des autorités de l’Azerbaïdjan, qui ont déjà enregistré une « communauté chrétienne albanienne ». Bien sûr, ce n’est qu’un rêve, mais un si beau rêve… et après tout, dans un passé assez récent, l’Église orthodoxe russe a bien réussi à réimplanter la vie chrétienne parmi les Ossètes, descendants des Alains.
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit : Enfin, il est dommage que personne ne songe à aider les Oudi du nord de l’Azerbaïdjan, qui sont en train de retrouver leur identité, à aller jusqu’au bout de cette démarche. Il y a un diocèse orthodoxe à Bakou (Mgr Alexandre), dépendant du patriarcat de Moscou, tandis que l’Église apostolique arménienne ne peut plus exercer aucune activité en Azerbaïdjan depuis les événements de 1988-1994. Ce serait si beau, si le patriarcat de Moscou rétablissait la vie liturgique interrompue depuis les années 1930 à Nij, le bastion des descendants des Aghbaniens dans le nord de l’Azerbaïdjan, et si l’on y voyait une paroisse célébrer en oudi, d’abord écrit en cyrillique, et puis peut-être un jour de nouveau transcrit dans l’ancien alphabet aghbanien. On sait en plus que ce projet ne susciterait pas d’opposition de la part des autorités de l’Azerbaïdjan, qui ont déjà enregistré une « communauté chrétienne albanienne ». Bien sûr, ce n’est qu’un rêve, mais un si beau rêve… et après tout, dans un passé assez récent, l’Église orthodoxe russe a bien réussi à réimplanter la vie chrétienne parmi les Ossètes, descendants des Alains.
Recherches faites sur Internet, le diocèse orthodoxe de Bakou avait été supprimé en 1934 par les communistes et n'a été rétabli que fin 1999.
Le site Internet du diocèse (en russe; ici: http://baku.eparhia.ru/eparchy/ ), contient plusieurs pages sur l'histoire du christianisme albanien, fort bien faites, et qu'on lira avec profit, surtout à propos de l'histoire du royaume d'Aghbanie. Ces pages confirment (ici: http://baku.eparhia.ru/history/albania/ ... i_centure/) que c'est bien le tsar Nicolas Ier, qui, le 11 mars 1836, a mis fin à la fiction du catholicat arménien d'Aghbanie et l'a remplacé par deux diocèses arméniens directement suffragants d'Etchmiadzine. La date de 1813 donnée par l'évêque arménien dont j'ai cité le livre publié en grec, Mgr Yeznik (Petrossian), est donc inexacte. En outre, les historiens dont les travaux sont repris sur le site du diocèse de Bakou situent vers 313 le baptême du roi Ournaïr par saint Grégoire l'Illuminateur.

Une autre page de ce site Internet (ici: http://baku.eparhia.ru/church/ ) donne une idée des dégâts du soviétisme: c'est la liste des églises du diocèse orthodoxe de Bakou, étant précisé que ce diocèse a juridiction sur l'Azerbaïdjan, mais aussi sur deux républiques faisant partie de la Fédération de Russie: le Daghestan et la Tchétchénie. Ces régions sont à grande majorité musulmane, certes, et Bakou n'est plus la ville cosmopolite et richissime du début du XXe siècle, mais il doit bien rester quelque chose comme 200'000 chrétiens orthodoxes, au moins nominaux, dans ces régions. C'est avec le coeur serré que l'on doit constater que le diocèse n'a que 21 églises, dont 3 à Bakou: cette seule ville devait en compter des dizaines avant l'arrivée au pouvoir des communistes en 1917. Il est intéressant de voir qu'une église est ouverte à Derbent, au Daghestan, localité dans laquelle certains voient l'ancienne Chola, premier siège du catholicat d'Ałuank. En revanche, nulle paroisse dans le territoire encore peuplé par les Oudis.
Claude le Liseur
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Re: De l'Albanie du Caucase à l'albanais des Balkans

Message par Claude le Liseur »

Il faut encore noter que les sympathies orthodoxes des Albaniens du Caucase et le fait qu'elles avaient été réprimées par le catholicos arménien de Dwin avec l'aide du chah Chosroès II étaient sans doute bien connues à Constantinople, puisqu'elles pourraient expliquer un épisode curieux de la contre-offensive de l'empereur Héraclius contre le Sassanide.

En effet, au cours de l'hiver 624-625, Héraclius prit la décision, qui laisse encore aujourd'hui perplexe les historiens, d'engager son armée en Albanie du Caucase au lieu d'attaquer directement le nord de la Mésopotamie. Laissons la parole au brillant historien moderne de l'épopée d'Héraclius.
Héraclius n'ose pas imposer sa décision tellement elle est contraire à la stratégie et aux désirs de son armée. Aussi a-t-il recours à un curieux stratagème. Il ordonne que ses hommes jeûnent pendant trois jours et évitent le péché. Puis devant son armée, il ouvre l'Evangile et découvre... qu'il doit se rendre en Albanie. Aucune des explications qui ont été données par les historiens modernes n'est satisfaisante. Nous croyons que deux motifs ont poussé Héraclius à prendre cette étrange décision:

1. Sa timidité et son caractère instable font que l'enthousiasme du début et la tension nerveuse des premiers jours ont dû provoquer sur ce tempérament nerveux une certaine prostration. L'intervention divine lui est nécessaire pour se justifier non seulement envers son armée, mais aussi et surtout envers lui-même.
2. L'idée fixe que l'armée byzantine seule est numériquement insuffisante pour s'imposer aux Perses. Afin de trouver des alliés parmi les peuplades guerrières du Caucase il abandonne la lutte principale. Et pourtant lorsqu'il sera vainqueur, il le devra à l'armée byzantine seule.

La décision d'Héraclius est une faute grave qui coûtera de longues années de guerre, d'agonies et de pertes.
(André N. Stratos, traduit du grec par André Lambert, Byzance au VIIe siècle, Payot, Lausanne 1985, p. 149).
Cette décision fut en effet inutile, entraînant le basileus et son armée dans une marche de 900 kilomètres dans des conditions très difficiles. Ils arrivèrent en Albanie du Caucase, actuelle république d'Azerbaïdjan, en décembre 624. Après quelques mois, Héraclius se rendit compte qu'il s'était enfermé dans un cul-de-sac et dut redescendre vers le sud, détruisant au passage une armée perse. Toutefois, le calcul d'Héraclius s'explique si l'on garde à l'esprit ce que nous avons vu des conditions politiques et religieuses qui régnaient en Aghbanie: l'empereur savait qu'il pouvait y rencontrer une population dont les sympathies lui étaient acquises. L'opération s'avéra inutile, probablement parce que l'empereur avait surestimé le nombre de combattants que pouvait lui fournir l'Albanie du Caucase, et qu'il avait sous-estimé le danger que représentait une campagne dans une région périphérique et au relief redoutable. Mais cet épisode n'est pas si incompréhensible si on se remémore l'antagonisme religieux entre les Albaniens et le catholicat arménien monophysite.
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