lecteur Claude a écrit :En ce qui concerne le bienheureux Augustin, il faut garder à l'esprit qu'il a eu l'humilité, à la fin de sa vie, de reconnaître qu'il avait écrit beaucoup d'erreurs et qu'il se soumettait d'avance au jugement que l'Eglise porterait sur ses écrits. Il se trouve ainsi dans la même situation que le bienheureux Théodoret de Cyr, dont l'Eglise a condamné après sa mort plusieurs propositions, sans condamner sa personne, alors que, pour Théodore de Mopsueste, il y a eu condamnation de l'oeuvre et de la personne.
Je ne connais pas d'étude d'ensemble sur la manière dont, à partir des erreurs qui se trouvaient dans les oeuvres d'Augustin, et alors que celui-ci avait lui-même admis s'être trompé, on a forgé l'augustinisme en tant que système théologique, qui apparaît comme bien constitué au IXe siècle, devient la seule théologie admise en Europe occidentale au XIe siècle et atteint son apogée au XVIIe siècle. Quant aux Pères orthodoxes occidentaux comme saint Jean Cassien, qui se sont opposés à la construction de l'augustinisme, ils ont été, pendant des siècles, gratifiés du qualificatif de "semi-pélagiens", que j'ai encore vu utilisé sur un forum luthérien étasunien à l'encontre des orthodoxes, sur Internet voici quelque deux ans.
Il n'est pas non plus surprenant que la personne qui, sur ce forum, s'en est pris le plus violemment au texte de Kalomiros sur le fleuve de feu, texte qui s'oppose en effet trait pour trait à ce que l'on appelle l'augustinisme, était la même personne qui nous avait présenté comme faisant partie de la tradition de l'Eglise orthodoxe le prédestinationnisme extrême, doctrine issue de l'augustinisme et aussi bien rejetée par les catholiques romains, les luthériens ou les méthodistes que par les orthodoxes. Tout est lié, et je persiste à penser que, dans la vie contemporaine de l'Eglise orthodoxe, le problème majeur reste l'influence d'une théologie purement spéculative (théorie de la satisfaction, prédestinationnisme, scolastique), étrangère à l'expérience spirituelle, et dont je pense qu'elle a joué dans l'antichristianisme de la Révolution russe le même rôle que le professeur Chaunu lui voit jouer dans l'antichristianisme de la Révolution française. Cette théologie entièrement étrangère à l'esprit de l'Eglise orthodoxe, et que j'ai été stupéfait de voir présentée par un intervenant de ce forum comme représentant la tradition de l'Eglise alors que le texte d'Alexandre Kalomiros, appuyé sur saint Maxime le Confesseur et saint Isaac le Syrien, nous était présenté comme non patristique, ne peut pas ne pas avoir eu les conséquences que lui prête M. Chaunu. En effet, l'homme forgeant à travers cette théologie un Dieu tellement monstrueux, ne peut en retour qu'essayer de faire complètement disparaître l'idée même de ce Dieu, à travers un mouvement que l'on pourrait qualifier de prométhéen, ou de satanique, au choix. Et je pense que cette révolte contre le Dieu vengeur a dû jouer un rôle de premier plan dans l'antichristianisme rabique, réellement pathologique, des révolutionnaires français et russes. Ceci n'excuse pas leurs crimes, mais permet au moins d'en discerner une cause.
Toujours est-il que ce que l'on a appelé "augustinisme" usurpe en partie son nom pour s'abriter derrière le manteau de Noé de l'êvêque d'Hippone. Il s'agit d'un système où l'on a retenu, systématisé et développé que ce qui était faux dans la pensée d'Augustin. Et, je le répète, je ne sais pas qui est vraiment à l'origine de la création de ce système.
Je ne peux que signaler à ce propos, une fois de plus, la remarquable étude du professeur Sauveur Taranto de l'Université de Messine, "Giovanni Cassiano et Agostino: la dottrina della grazia", in Cristian Badilita et Attila Jakab (éd.), Jean Cassien entre l'Orient et l'Occident, Beauchesne / Polirom, Paris / Jassy 2003, pp. 65-132. Le professeur Taranto y défend avec des arguments fort convaincants la thèse que ce que l'on appelle augustinisme doit en fait beaucoup à Prosper d'Aquitaine, qui serait un des véritables artisans de la transformation des écrits d'Augustin en système théologique on ne peut plus sujet à controverse. Et c'est aussi de Prosper d'Aquitaine que viendrait la calomnie ridicule - mais répétée jusque de nos jours dans des encyclopédies qui ne font que se recopier les unes les autres depuis trois cents ans - que saint Jean Cassien le Roumain aurait été "semi-pélagien".
Pour que le lecteur puisse juger par lui-même, je reproduis ici quelques passages significatifs de la conclusion de l'article du professeur Taranto.
Page 128:
“In conclusione, mi pare opportuno sottolineare alcuni elementi emersi da questa ricerca. Risulta evidente come, secondo Agostino, l’uomo, anche dopo il peccato, ha conservato una certa potenzialità al bene, in virtù della propria natura create ad immagine di Dio. Sebbene per l’Ipponate la grazia precede ogni merito efficace, la libertà dell’arbitrio conituna ad essere affermata fino alla fine. L’eccesso di alcune affermazioni, nel complesso, non pare inficiare una telogia della grazia, che pur tra diverse contraddizioni non rinnega la fondamentale bontà della creatura, sebbene neghi ad essa la capacità di volere il bene fin dal suo inizio. Un soteriologia, dunque, che, nella sua dinamica essenziale, conserva pur sempre un certo ruolo alla libera autoderminazione umana e alla struttura ontologica creaturale.”
Ma traduction, dont j'assume la responsabilité des lourdeurs et des inexactitudes:
« En conclusion, il me semble opportun de souligner quelques éléments issus de cette recherche. Celle-ci a mis en évidence comment, d’après Augustin, l’homme, même après le péché, a conservé une certaine potentialité au bien, en vertu de sa propre nature créée à l’image de Dieu. Quoique, pour le Bônois*, la grâce précède tout mérite efficace, le libre arbitre continue à être affirmé jusqu’à la fin. Dans l’ensemble, certaines affirmations excessives ne semblent pas invalider une théologie de la grâce qui, malgré diverses contradictions, ne répudie pas la bonté fondamentale de la créature, bien qu’elle lui dénie d’emblée de jeu la capacité de vouloir le bien. Une sotériologie, donc, qui préserve toujours dans sa dynamique essentielle un certain rôle à la libre autodétermination de l’homme et à la structure ontologique de la créature. »
* Là, je sais que je choque la sensibilité des admirateurs de la République algérienne démocratique et populaire, mais le gouvernement égyptien ne nous demande pas d'écrire en français Al-Kahira au lieu du Caire, ni le gouvernement syrien d'appeler Dimashqi un Damascène, et un habitant de l'actuel Annaba, en français, ça continue à s'appeler un Bônois...
Page 129:
“Una tale potenzialità positiva è, invece, nella sostanza, negata all’uomo da Prospero, secondo il quale, la grazia in pratica nullifica il ruolo del libero arbitrio. La cooperazione umana viene ridotta dall’ Aquitanio ad una mera potenzialità assolutamente negativa, per cui la stessa natura umana perde qualla certa potenzialità al bene riconosciutale da Agostino.”
Ma traduction:
« Au contraire, Prosper nie à l’homme, en substance, une telle potentialité positive. D’après lui, la grâce, en pratique, anéantit le rôle du libre arbitre. La coopération de l’homme est réduite par l’Aquitain à une simple potentialité absolument négative, dans laquelle la nature humaine elle-même perd cette potentialité certaine au bien reconnue par Augustin. »
Fin de la page 129:
“Cio è da ascrivere, molto probabilmente, all’inferiorità culturale, dottrinale e spirituale dell’Aquitano rispetto al Vescovo d’Ippona, inferiorità che non ha permesso a Prospero di comprendere fino il fondo il reale pensiero dell’Africano ed ha invece, a moi avviso, facilitato un’assimilazione errata di alcuni elementi della dottrina agostiniana.
La medesima mancanza di acume teoretico, unita al timore del grave errore pelagiano, ha impedito a Prospero di comprendere anche l’autentico pensiero di Giovanni Cassiano.”
Ma traduction:
« Ceci doit être attribué, très probablement, à l’infériorité culturelle, doctrinale et spirituelle de l’Aquitain par rapport à l’évêque d’Hippone, infériorité qui n’a pas permis à Prosper de comprendre jusqu’au bout la pensée réelle de l’Africain, et a au contraire, à mon avis, facilité une assimilation erronée de certains éléments de la doctrine augustinienne.
La même carence de finesse théorique, unie à la crainte de la grave erreur du pélagianisme, a aussi empêché Prosper de comprendre la pensée authentique de Jean Cassien. »
Cet article du professeur Taranto me paraît une contribution très importante à un livre qui reste encore à écrire. Comment, à partir de diverses erreurs disséminées dans les écrits du bienheureux Augustin, lequel ne s'est jamais cru infaillible, on a forgé tout un système théologique monstrueusement erroné, qui est la source principale de l'athéisme post-chrétien. Je me demande quelles sont les étapes de cette évolution qui s'étend du Ve au XIIe siècle et qui a vu la destruction totale de la doctrine de la synergie des Pères orthodoxes d'Occident et d'Orient.
Il y a d'autres acteurs de cette construction de l'augustinisme avant la séparation de la Papauté d'avec l'Eglise, comme Prudence de Troyes au IXe siècle. Le professeur Taranto a le mérite de nous donner ici un des jalons de cette marche vers ce système absurde et monstrueux, en la personne de Prosper d'Aquitaine.
On notera ici que le professeur Taranto est très en retrait par rapport aux catholiques romains et aux protestants de naguère: Augustin d'Hippone cesse ici d'être l'aigle infaillible ("Augustin est le meilleur interprète de l'Ecriture, au-dessus de tous les autres" - Martin Luther; "Augustin est sans contredit supérieur à tous dans les dogmes de foi" - Jean Calvin) pour devenir un auteur dont la doctrine contient aussi des insuffisances.
En tant qu'orthodoxe, je salue cette évolution du côté catholique romain, comme je déplore que certains orthodoxes ne veuillent toujours pas se déprendre de l'influence de la scholastique luthérienne et catholique romaine sur la théologie académique russe des XVIIIe et XIXe siècle, ce qui nous a valu sur ce forum de récentes attaques contre le père Florovsky, critique de cette théologie académique, et l'enseignement de saints Basile le Grand, Maxime le Confesseur et Isaac le Syrien sur la bonté de Dieu et le fleuve de feu de l'Enfer.
J'ai été d'autant plus touché par la mise en garde du professeur Taranto à propos des erreurs de Prosper d'Aquitaine que d'autres orthodoxes, en divers lieux de la Grande Occitanie, s'efforcent depuis quelques temps de lancer le culte de Prosper d'Aquitaine (composition et publication récente d'un office, reliques offertes à la vénération des fidèles dans un monastère). Ici, l'attitude de ces orthodoxes, par ailleurs fort estimables pour leur défense de la foi, ne procède pas de la fossilisation dans la scolastique académique du XIXe siècle, mais d'un souci de rendre la place qui devrait être la leur aux Pères orthodoxes d'Occident. Or, non seulement l'oeuvre théologique de Prosper d'Aquitaine semble très douteuse si l'on en lit l'analyse du professeur Taranto, mais, en outre, la vénération d'un "saint" Prosper d'Aquitaine paraît bien postérieure au schisme de 1054.
En effet, dom Paul Piolin, dans ses trois tomes de supplément aux Petits Bollandistes de Mgr Guérin (réédition aux Editions Saint-Rémi en 2001) doit corriger plusieurs erreurs contenues dans le tome VII de l'ouvrage de Mgr Guérin (hagiographe dépourvu d'esprit critique, comme on sait). Dans le tome XIX des Petits Bollandistes, le savant bénédictin souligne que Prosper d'Aquitaine ne fut pas docteur de l'Eglise, contrairement à une assertion de Mgr Guérin, mais simple écrivain ecclésiastique, et qu'il s'en prit à saint Jean Cassien et, semble-t-il, à saint Vincent de Lérins, alors qu' "il est facile de prouver leur orthodoxie". J'ai ainsi toutes les raisons de penser que la mémoire d'un "saint Prosper d'Aquitaine" fêté le 25 juin provient d'une confusion avec saint Prosper, évêque de Reggio Emilia en Emilie-Romagne, fêté le même jour.
Jusqu'à ce que l'on m'apporte la preuve du contraire, je reste ainsi très circonspect quant à une vénération orthodoxe de Prosper d'Aquitaine.
Pour le reste, je ne peux que recommander l'achat du livre dans lequel se trouve l'article du professeur Taranto, et la lecture de cet article.