lecteur Claude a écrit :Le problème de la traduction du Notre Père ne concerne pas que le français, et il ne date pas d'hier. Je viens de me rendre compte que la traduction allemande du Notre Père en usage chez les orthodoxes est complètement... hétérodoxe.
Comme je faisais mon cours de répétition à Berne dans un milieu majoritairement germanophone, me vient un soir de permission l'idée que je pourrais tout de même apprendre le Notre Père en allemand. Je me jette sur le seul objet que mon arrière-grand-mère avait emporté en quittant l'Alsace, et qui a été transmis de génération en génération, son missel pour écoliers, Das Andächtige Schulkind, publié chez Denzinger vers 1890. Sur les pages de garde, année après année, elle avait tenu la liste de tous les décès dans la famille, pendant son long veuvage de quarante-six ans, l'arrière-grand-père Ludwig étant mort sous l'uniforme français pour "garder une patrie à ses parents", selon la formule consacrée, vingt-et-un mois trop tôt pour voir le jour de la liberté, le merveilleux 11 novembre. Je me précipite donc sur ce texte allemand, naturellement imprimé dans l'écriture "gothique" utilisée avant la réforme de 1941, texte qui était donc la traduction allemande officielle en vigueur dans l'Eglise catholique romaine en ce temps-là:
Vater unser, der Du bist in dem Himmel!
Geheiligt werde dein Name;
Zukomme uns dein Reich;
Dein Wille geschehe wie im Himmel, also auch auf Erden.
Gib uns heute unser tägliches Brod;
Und vergib uns unsere Schulden, wie auch wir vergeben unsern Schuldigern;
Und führe uns nicht in Versuchung;
Sondern erlöse uns von dem Übel.
Bien entendu, je tique sur les deux points qui me font déjà tiquer dans cette traduction française dite oecuménique et qui fonctionne surtout comme un ferment de discorde.
Car ce texte catholique romain de 1890 est exactement la version allemande de la traduction dite oecuménique mise au point dans les années 1960. Je ne retrouve pas du tout les traductions françaises correctes qui existaient chez les cathos et que Jean-Marie Gourvil cite dans son livre. Je suis frappé, dans cette version allemande, par la référence au "pain quotidien" (tägliches Brod) alors que j'aurais eu naturellement tendance à traduire le τόν άρτον ήμων τόν επιούσιον de l'Evangile par quelque chose comme "wesentliches Brot" évoquant le "pain essentiel" ou "substantiel". (Les traductions orthodoxes du Credo traduisent le grec ομοούσιον τω Πατρί par l'allemand eines Wesens mit dem Vater.)
De même, la traduction de la sixième demande est clairement d'inspiration protestante: au lieu d'un "ne nous conduis pas dans la tentation" (führe uns nicht in Versuchung), j'aurais le réflexe de traduire par un "verlasse uns nicht in der Versuchung", "ne nous abandonne pas dans la tentation". (Sur ce point, je me soumettrai à l'opinion d'Antoine, qui est le germaniste de notre forum.)
En tout cas, cette traduction de la sixième demande, qui n'est absolument pas reçue par les fidèles de langue française depuis qu'on la leur a imposée sous le nom de traduction oecuménique, je la retrouve telle quelle dans le texte allemand bien antérieur à la mode de l'oecuménisme.
Il me vient alors la curiosité de regarder si les orthodoxes de la même époque avaient une traduction allemande du Notre Père qui soit plus correcte. Je me reporte alors à la traduction allemandes des Divines Liturgies écrite en 1890 par l'archiprêtre Alexis "von" Maltzew (1845-1916) de l'ambassade russe à Berlin, fameux fondateur d'églises et traducteur réputé. Cette traduction a été fort heureusement rééditée en 1998 à Gersau en Suisse par les éditions Fluhegg. Page 66, je lis donc cette traduction:
Vater unser im Himmel, geheiligt werde Dein Name, Dein Reich komme, Dein Wille geschehe, wie im Himmel so auf Erden. Unser tägliches Brot gib uns heute. Und vergib uns unsere Schuld, wie auch wir vergeben unsern Schuldigern. Und führe uns nicht in Versuchung, sondern erlöse uns von dem Bösen.
Comme par hasard, je retrouve le "pain quotidien" et "ne nous conduis pas dans la tentation". Je me dis alors que la traduction allemande du père Maltzew n'était peut-être pas faite à partir de l'original grec (après tout, dans le missel de Chambésy, la traduction française sur les pages de droite n'est pas faite d'après le texte grec des pages de gauche...), et je me reporte à l'autre traduction allemande des divines Liturgies que j'ai à la maison, celle moins utilisée, mais plus récente, du professeur Anastasios Kallis: Göttliche Liturgien, Theophano Verlag, Munster 2003 (traduction achetée chez l'extraordinaire librairie Philokalia à Athènes, librairie qu'on ne remerciera jamais assez pour son engagement en faveur des orthodoxes de partout). Page 105, je lis:
Vater unser im Himmel,
geheiligt werde dein Name.
Dein Reich komme.
Dein Wille geschehe, wie im Himmel, so auf Erden.
Unser tägliches Brot gib uns heute.
Und vergib uns unsere Schuld,
wie auch wir vergeben unsern Schuldigern.
Und führe uns nicht in Versuchung,
sonderne erlöse uns von dem Bösen.
On pourrait supposer que le professeur Kallis, lui, traduirait à partir du grec, mais on retrouve toujours, de traduction en traduction, ce "pain quotidien" et ce "ne nous conduis pas dans la tentation". Comme si les traducteurs se recopiaient les uns les autres en ne regardant plus l'original, le texte de l'Evangile dont je n'ai pas l'impression qu'il dise ce que les traducteurs lui font dire.
Et puis, voici quelques jours, comme j'étais grippé, je commence à feuilleter le catéchisme de Luther (je demande d'avance pardon aux mânes du docteur de Wittenberg de ne le lire que quand j'ai la grippe...), dans une édition récente (Der Groβe und der Kleine Katechismus, Vandenhoeck & Ruprecht, Gottingue 2003). Et voici, page 8, la traduction de la prière du Seigneur par le docteur Luther:
Vater unser im Himmel,
geheiligt werde dein Name.
Dein Reich komme.
Dein Wille geschehe, wie im Himmel, so auf Erden.
Unser tägliches Brot gib uns heute.
Und vergib uns unsere Schuld,
wie auch wir vergeben unsern Schuldigern.
Und führe uns nicht in Versuchung.
Sondern erlöse uns von dem Bösen.
Alors, je comprends tout: tous les traducteurs, catholiques romains ou orthodoxes, s'en tiennent à ce "pain quotidien" et à ce "ne nous conduis pas dans la tentation" tellement protestant parce qu'ils sont écrasés par le prestige littéraire de Luther, véritable fondateur d'une langue qui devait être appelée à un rayonnement prodigieux.
Autrement dit, la traduction de Luther est à mon avis fausse, mais tout le monde la recopie, parce que c'est un monument intangible de la langue allemande.
Ce qui m'amène à me demander si, et dans quelle mesure, la traduction dite oecuménique du Notre Père, qui, pour reprendre la jolie expression de M. Gourvil, est en état de "non-réception" chez les francophones, ne serait pas un pur décalque du texte de Luther, peut-être par le biais d'une influence du protestantisme allemand sur les protestants francophones.
Mais cela montre aussi que nous, orthodoxes francophones, nous trouvons finalement dans une situation peut-être plus favorable que celle de nos coreligionnaires anglophones ou germanophones par rapport aux problèmes de traduction.
En effet, j'ai longtemps ressenti comme un handicap le fait que le français n'ait jamais été élevé au rang de langue prestigieuse comme l'anglais et l'allemand l'ont été au moment de la Réforme. Nous n'avons rien de comparable à la Bible de Luther ou à celle du roi Jacques. Franchement, qui parmi nous se souvient de la Bible d'Olivetan, la première traduction française, imprimée à Serrières près de Neuchâtel grâce à l'aide financière des Vaudois du Piémont? La Bible d'Osterwald imprime les romans de Ramuz, mais, franchement, qui lit Ramuz en dehors de la Suisse romande? Malgré la haute qualité de son français, un Réformateur comme Viret est pratiquement inconnu. Les protestants du XVIe siècle ont beau avoir converti trois cantons romands et un huitième de la France en quelques années parce que leur langue était d'une pureté et d'une vigueur incomparable (on notera que le peuple avait beau parler l'occitan ou son patois arpitan, il ne voulait la Bible qu'en français...), cela n'a finalement laissé que fort peu de traces. J'admire le français des Réformateurs, mais je ne peux que constater qu'il occupe une place fort modeste dans notre culture - même ici à Genève... On peut donc considérer que nous avançons sur un terrain vierge.
Mais cet inconvénient a aussi le grand avantage que nous sommes en quelque sorte aux premiers matins du monde. Nous n'avons pas de grande figure comme Luther qui pourrait nous paralyser. Précisément parce que le français n'a pas été une langue liturgique comparable à l'anglais ou à l'allemand jusqu'à présent, nous pouvons, avec un optimisme raisonnable, espérer en faire une langue qui véhicule la liturgie orthodoxe - lex orendi, lex credendi - dans une absolue fidélité à ce que nous devons transmettre, sans nous laisser écraser par le respect dû à des traductions fausses, hétérodoxes, mais devenues sacro-saintes en raison du prestige historique et littéraire. Nous sommes ainsi libres de beaucoup de complexes et pouvons plus facilement nous consacrer à la tâche. Et c'est ainsi que l'inconvénient se transforme en avantage.
J'ai quand même voulu vérifier si je n'avais pas accusé Luther à tort. pour ce faire, j'ai cassé ma tirelire pour acheter un livre extraordinaire publié par les Editions Taschen: le fac-similé de la Bible de Luther de 1534 en deux volumes, accompagné par un livre explicatif (en version française pour les pays francophones) sur le contexte dans lequel Luther a publié ce monument. (Il ne faut pas oublier que la Bible de Luther est la base du
hochdeutsch et que ce livre peut donc être considéré comme un des plus importants au monde, non seulement parce qu'il a donné à la Réforme une assise solide face à la Papauté, mais aussi parce qu'il a donné la norme d'une des langues les plus prestigieuses du monde.)
A vrai dire, le travail remarquable des éditions Taschen est à un prix correct: élevé par rapport à mon salaire, mais qui ne représente guère qu'un quart d'heure de timesheet d'associé de grosse étude genevoise.
Ayant sous les yeux la reproduction anastatique du texte de 1534, j'ai pu constater que les éditions modernes sont restées fidèles au texte de Luther. Voici la transcription en caractères actuels (
Reformschrift), mais en respectant l'orthographe de 1534, de la traduction du docteur Luther:
Unser Vater in dem himel.
Dein name werde geheiligt.
Dein Reich kome.
Dein wille geschehe auff erden / wie im himel.
Unser teglich brod / gib uns heute/
Und vergib uns unsere schulde
Wie wie unsern schuldigern vergeben.
Und füre uns nicht inn versuchung
Sondern erlöse uns von dem ubel.
On voit donc qu'à part la modernisation de l'orthographe, le Notre Père en version allemande prétendument oecuménique et repris sans aucun examen par les éditions orthodoxes en allemand est en fait le Notre Père protestant de Martin Luther. Si ce n'est qu'on a remplacé un
Übel sans doute jugé trop archaïque par un
Böse.
On notera toutefois que cette traduction luthérienne maintenant reprise par tous les germanophones est quand même moins mauvaise que notre traduction "oecuménique" en français, puisque Luther parle bien de "dettes" et de "débiteurs" et pas de vagues "offenses".
Cependant, la lecture de la brochure d'accompagnement de M. Stephan Füssel semble aussi confirmer mon intuition quant au rôle néfaste d'une Vulgate bourrée d'erreurs et qui suscite curieusement l'admiration sans réserves d'un luthérien comme le professeur Chaunu aussi bien que des catholiques intégristes type Chiré ou Ecône. En effet, page 36 du livret en français qui accompagne la reproduction anastatique de la Bible de Luther chez Taschen, M. Füssel nous apprend que Luther s'est servi de la Vulgate aussi bien que de l'édition grecque de 1519. Il est donc possible que le docteur de Wittenberg se soit laissé influencer par la traduction latine du bienheureux Jérôme (qui en plus allait dans le sens de ses propres idées) plutôt que de toujours suivre le texte original.
Cela semble confirmer l'hypothèse que le ver était dans le fruit dès le Ve siècle, et que l'on trouvait dans les écrits du bienheureux Augustin comme dans les traduction du bienheureux Jérôme toutes sortes d'erreurs (prédestinationnisme notamment) que les siècles suivants allaient ériger en système (et ce, semble-t-il, à partir de Prosper d'Aquitaine) alors que ces errements n'existaient à la base qu'en tant que potentialités.
Il était toutefois toujours possible d'arrêter la marche de ces hérésies. De même qu'il est toujours possible de préférer l'enseignement et l'expérience spirituelle orthodoxes sur les fins dernières à la scolastique académique du XIXe siècle. Et de même qu'il est toujours possible de préférer une traduction de la prière du Seigneur fidèle au texte grec à la prétendue traduction oecuménique, en fait infidèle, calviniste et inacceptable aussi bien pour les orthodoxes que pour les catholiques romains.
J'espère que ces quelques recherches à propos de la traduction de Luther seront utiles au travail de M. Jean-Marie Gourvil, qui pourra y trouver la confirmation des réflexions qu'il fait dans son excellent livre à propos du caractère pas si anodin que cela des erreurs de traduction de l'actuelle traduction "oecuménique" francophone du Notre Père.