Sujet : La prière de St Ephrem
Date : 11.03 11h04
auteur : Antoine
Voici un commentaire extrait de:
Olivier Clément
Trois prières: Le notre Père,
La prière au Saint Esprit
La prière de saint Ephrem
Desclée de Brouwer 1993
Ceux qui veulent une meilleure mise en page et en forme du
texte peuvent m'écrire pour l'obtenir sous format Word. Antoine
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Seigneur et maître de ma vie, éloigne de moi l'esprit
de paresse, d'abattement, de domination, de vaines
paroles; accorde-moi, à moi ton serviteur, un esprit de
chasteté, d'humilité, de patience et d'amour;
oui, Seigneur Roi, donne-moi de voir mes péchés et de
ne pas juger mon frère, car tu es béni dans les siècles
des siècles, amen.
Cette prière, due à saint Ephrem le Syrien (306 env.-373),
ponctue les offices de Carême. On la répète trois fois, en
faisant trois grandes «métanies» qui sont des prosternations
front contre terre. Métanie (métanoïa) désigne justement la
pénitence comme retournement de toute notre saisie du réel.
- Seigneur et maître de ma vie
« Seigneur » suggère le mystère inaccessible du « Dieu
au-delà de Dieu », hyperthéos. Ce Dieu pourtant ne m'est
pas étranger, il me fait exister par sa volonté, il anime ma
boue de son Souffle, il m'appelle et sollicite ma réponse, il
devient par son incarnation le « maître de ma vie ». C'est lui
qui donne sens à ma vie, même et surtout quand ce sens
m'échappe. « Maître » ici, tout en soulignant la
transcendance, ne signifie pas tyran mais Père sacrificiel et
libérateur qui veut m'adopter dans son Fils et respecte
infiniment ma liberté. Son Fils incarné, en qui il est
entièrement présent, naît dans une étable, se laisse
assassiner par notre liberté cruelle, ressuscite mais ne se
révèle qu'à ceux qui l'aiment. Or ce «maître» crucifié reste le
Maître de la Vie. Lui seul peut libérer notre liberté, lui seul
peut transfigurer dans son Souffle vivifiant l'obscure passion
de nos vies. La grandeur de ce Roi est de se faire notre
serviteur. «Je suis parmi vous comme celui qui sert.»
Ma relation à ce Maître n'est donc pas de servitude mais
de libre confiance. Il est le « maître de ma vie »parce qu'il en
est la source, parce que je ne cesse de la recevoir de lui,
parce qu'il est celui qui donne et qui par-donne, c'est-à-dire
donne encore, en surabondance, un avenir renouvelé «Va, et
ne pèche plus.»Je n'existe que par cet amour infiniment
discret qui m'élève au-delà de tout conditionnement, de toute
nécessité, qui se fait serviteur pour que ceux qui se veulent
ses serviteurs deviennent ses amis. L'ascèse que le Carême
accentue ne peut être de libération vraie que dans le
mouvement de la foi. Et la foi, c'est d'abord le risque de la
confiance. En toi, maître de la vie qui se révèle dans un
Visage, je mets toute ma confiance. En ta parole, en ta
présence car tu n'es pas seulement un exemple, tu es le
non-séparé qui te fais notre lieu, un lieu de non-mort: «Venez
à moi, vous tous qui êtes chargés et fatigués et je vous
donnerai du repos.» Se reposer, se poser doublement, dans
le divin et dans l'humain. Un lieu, pour nous orphelins de la
terre natale, des sages coutumes, des civilisations certes
âpres et dures mais de silence et de lenteur, pour nous
nomades sans poésie des mégapoles, tu es le lieu de la vie,
son maître. En ce lieu, nous creuserons les catacombes d'où
germeront les cathédrales de l'avenir.
- éloigne de moi l'esprit de paresse, d'abattement,
de domination, de vaines paroles
Il y a un chemin. Tu es le chemin. Mais sur ce chemin des
obstacles. Qui définissent notre condition fondamentale de
péché, celle que Jésus a rappelée à ceux qui voulaient
lapider la femme adultère.
La «paresse» n'est pas la clinophilie d'Oblomov, voire de
nos matins de vacances. La paresse signifie l'oubli, dont les
ascètes disent qu'il est le «géant du péché». L'oubli, c'est-à-
dire l'incapacité à s'étonner et à s'émerveiller, à voir. Le non-
éveil, une espèce de somnambulisme, celui de l'agitation
comme celui de l'inertie. Pas d'autre critère que l'utilité, la
rentabilité, le rapport qualité-prix. Le bruit intérieur et
extérieur, pour les uns l'agenda trop rempli où chaque
moment engrène sur un autre, pour d'autres l'agenda trop
vide, la violence et les drogues molles ou dures. Ne plus
savoir que l'autre existe aussi intérieurement que moi-même,
ne jamais s'arrêter pour rien, dans le saisissement d'une
musique ou d'une rose, ne plus rendre grâce — puisque tout
m'est dû. Ignorer que tout s'enracine dans le mystère et que
le mystère m'habite. Oublier Dieu et la création de Dieu. Ne
plus savoir s'accepter comme une créature au destin infini.
Oublier la mort et le sens possible au-delà d'elle : une
névrose spirituelle qui n'a rien à voir avec la sexualité —
laquelle devient alors moyen de l'oubli — mais avec le
refoulement de la «lumière de la vie» qui donne sens à
l'autre, au moindre grain de poussière, à moi-même.
Cet oubli, devenu collectif, ouvre les chemins de l'horreur.
Nous nous disons alors que Dieu n'existe pas, la névrose
s'accentue, les anges pervers du néant envahissent la scène
de l'histoire. Seigneur et maître de ma vie, éveille-moi.
Cette « paresse », cette anesthésie de tout l'être,
insensibilité, fermeture du coeur profond, exaspération du
sexe et de l'intellect, conduit à l'«abattement», à ce que les
ascètes nomment l'«acédie» — dégoût de vivre,
désespérance. A quoi bon rien ? fascination du suicide,
universelle dérision. Je suis revenu de tout, tout m'est égal,
me voici cynique ou engourdi. Très vieux, et sans esprit
d'enfance.
On peut aussi prendre ses jambes à son cou, fuir dans
l'esprit de « domination » et celui des « vaines paroles ». On
a besoin d'esclaves et d'ennemis, on les invente, on peut
même les sacraliser comme l'a montré René Girard.
Dominer, c'est se sentir dieu, avoir des ennemis, c'est les
rendre responsables de son angoisse. Torturer l'autre —
puisque c'est toujours sa faute —, violer son corps et peut-
être violer son âme, le tenir à merci, à la limite de
l'anéantissement, mais sans le laisser échapper dans la mort
—, c'est faire l'expérience d'une sorte de toute-puissance,
quasi divine. En lui, je me hais mortel. Le piétinant, je piétine
ma propre mort. Nous avons connu les rois-dieux et les
tyrans divinisés. Tout exercice de la puissance s'auréole
d'une sacralité à laquelle les natures «fémellines», comme
disait Proudhon, sont particulièrement sensibles.
C'est pourquoi les premiers chrétiens, au prix de leur vie,
refusaient de dire que César est Seigneur. Seul Dieu est
Seigneur. D'autres chrétiens, en notre siècle, ont refusé
d'adorer la race, ou la classe, et payé le prix. En rappelant
qu'il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui
est à César, le Christ a exorcisé la sacralité de la domination.
Pendant des siècles, les chrétiens ne l'ont pas toujours fait.
Ils ont sanctifié un empereur qui avait tué son fils et sa
femme, parce qu'ils croyaient qu'il avait mis la domination au
service de Dieu. Espérance, parfois réalisée, d'une
puissance qui devient service. Coûteuse illusion le plus
souvent.
Et l'Eglise même combien contaminée par l'esprit de
domination?
Quant aux «vaines paroles», — l'expression est
évangélique — elles désignent tout exercice de la pensée et
de l'imagination qui se retranche du silence, de
l'émerveillement et de l'angoisse d'être, du mystère. Elles
concernent toute approche de l'homme qui prétend
l'expliquer, le réduire, en ignorant en lui l'inexplicable et
l'irréductible. Toute approche de la création qui méprise ses
rythmes et sa beauté. Saisie et non saisissement.
Fantasmes d'un art qui ne veut plus être nuptial.
Nous sommes dans une civilisation de «vaines paroles»,
de vaines images, où les besoins, hypertrophiés, piratent le
désir, où l'argent pétrit les rêves, où la publicité devient
l'inverse de l'ascèse, cette réduction volontaire des besoins
pour le partage et la libération du désir. Pour autant en
attente d'une parole de vie, pesant son poids de silence et de
mort démasquée, une parole de résurrection.
- accorde-moi, à moi ton serviteur,
un esprit de chasteté, d'humilité, de patience
et d'amour
A chaque demande, nous nous reconnaissons
«serviteurs», créatures recréées par un Souffle qui monte du
plus profond de nous. La prière n'est pas une simple
méditation; elle est rencontre, mise en relation,
«conversation», disaient les vieux moines. Car Dieu nous
parle : par l'Ecriture, par les êtres et les choses, par les
situations de notre existence, par sa présence aussi paroles
de silence, pleines de douceur, touches de feu dans le coeur
(et non bavardage inventé, impudique, illusoire). Seule
pareille prière peut briser le cercle magique de la philautia,
narcissisme métaphysique, esprit de «domination» et de
suffisance. Les «vertus» qu'énumère la prière, et qui
coexistent pour s'unir, s'enracinent ainsi dans la foi. Dans
cette perspective, la «vertu» n'est pas simplement morale,
elle participe à l'humanité du Christ, humanité déifiée où les
virtualités de l'humain sont pleinement réalisées par l'union
avec les Noms divins qu'elles reflètent.
La «chasteté» est loin de ne désigner que la continence,
comme le voudrait une acception moralisatrice et rétrécie.
Elle évoque bien plutôt intégration et intégralité. L'homme
chaste n'est plus disloqué, emporté comme un fétu par les
vagues d'un éros impersonnel. Il intègre l'éros dans la
communion, la force de la vie dans une existence
personnelle en relation. Le moine, pour qui, en effet, chasteté
signifie continence (mais toute continence n'est pas chaste),
consume son éros dans l'agapé, dans la rencontre du Dieu
vivant, infiniment personnel, dans l'admiration inépuisable —
douleur puis émerveillement — pour le Crucifié vainqueur de
la mort. Alors il peut rencontrer les autres avec une attention
désintéressée, vieillard-enfant, «beau vieillard» entraîné
dans la non-séparation christique.
La chasteté, pour l'homme et la femme qui s'aiment d'un
noble et fidèle amour, c'est, en Christ uni à son Eglise, en
Dieu épousant l'humanité et la terre, à la lumière de l'uni-
diversité trinitaire, la transformation, — agapique elle aussi
— de l'éros en langage d'une rencontre, en expression des
personnes dans la tendresse d'une patiente et réciproque
découverte. Et l'enfant, petit hôte inconnu, ou tel hôte
inattendu ou trop connu, surgissent toujours à temps pour
empêcher la passion de se clore sur elle-même dans une
parodie d'absolu.
Chaste est une pensée, une parole, une expression que
traverse, en toute franchise et réalisme (petit moine, ne
baisse pas sottement les yeux devant les dames) cette
pureté fondamentale, ce respect des corps, ce
rassemblement de la vie dans un mystère qui la pacifie et
l'unifie. La Bible vomit l'extase impersonnelle de la
prostitution sacrée, elle met l'accent sur le «Cantique des
cantiques» d'une rencontre cherchée, perdue, retrouvée, car
Dieu est le «toujours cherché», disait saint Grégoire de
Nysse, et sur une humble fidélité, car Dieu est le toujours
Fidèle.
L'« humilité » inscrit la foi dans l'existence quotidienne. Je
n'ai rien qui ne me soit donné. Précaire, si souvent sur le
point de se rompre, le fil de mon existence n'est maintenu,
renoué, que par l'étrange volonté d'un Autre. L'humilité «est
un don de Dieu lui-même et un don venant de lui», dit saint
Jean Climaque, «car il est dit: apprenez, non d'un ange ni
d'un homme, mais de moi — de moi demeurant en vous, de
mon illumination et de mon opération en vous — que je suis
doux et humble de coeur, de pensées et d'esprit, et vous
trouverez pour vos âmes l'apaisement des combats et le
soulagement des pensées». Humble est le publicain de la
parabole, qui ne saurait prétendre à la vertu, lui, le
«collaborateur» méprisé, et ne compte que sur la miséricorde
de Dieu, tandis que le pharisien, trop parfait, n'a certes pas
besoin de Sauveur. L'homme parfait, sûr de lui, orgueilleux
de sa vertu, il n'y a pas de place pour lui et pour Dieu dans le
monde : il occupe tout. L'homme humble, au contraire, fait
place. II s'ouvre à la gratuité du salut, il l'accueille avec
gratitude en revêtant son coeur d'un habit de fête.
Humilité-humus: non écrasement mais fécondité.
L'humilité est active, elle laboure la terre, la prépare, pour
qu'elle rapporte cent pour un quand sera passé le Semeur.
L'humilité est une vertu qu'on voit chez l'autre, mais qu'on
ne peut voir chez soi. Celui qui dirait : je suis humble, serait
un pauvre vaniteux. Humble, on le devient sans le chercher,
par l'obéissance, le détachement, le respect du mystère en
sa gratuité, l'ouverture, donc, à la grâce. Par la « crainte de
Dieu » surtout, qui n'est pas la terreur de l'esclave devant un
maître qui châtie, mais l'épouvante, soudain, de perdre sa
vie dans l'illusion, dans l'ubuesque ventripotence du moi,
dans la boursouflure de néant des «passions». La «crainte
de Dieu» nous rend humbles, elle nous délivre de la crainte
du monde — je suis libre parce que je n'ai plus rien, dit un
personnage du Premier Cercle de Soijenitsyne — elle se
transforme peu à peu en cette crainte émerveillée que donne
tout grand amour. L'humilité s'exprime dans la capacité
d'attention à l'autre, aux veines du bois, au scorpion sur la
marche de l'escalier, voire à ce nuage éphémère, un instant
si beau. L'humilité permet l'éveil, la capacité de « voir les
secrets de la gloire de Dieu cachés dans les êtres 2... »
L'humilité est le fondement et le résultat des «vertus», l'un
et l'autre invisibles à nos propres yeux. C'est une sensibilité
de tout l'être à la résurrection.
Si nous ne pouvons rien savoir de l'insaisissable humilité,
nous pouvons beaucoup apprendre de la « patience » dans
les humiliations. Ce que nous cherchons dans l'abstinence,
vous le trouverez dans la patience devant les inévitables
vicissitudes, voire tragédies, de l'existence, disent les moines
à ceux qui restent dans le monde. La patience est en effet un
monachisme intériorisé. Donc le contraire de l'abattement
qui, si souvent, provient du désir, comme adolescent, d'avoir
tout, et tout de suite (la patience a conduit Thérèse de
Lisieux à transfigurer cette impatience en exigence de
sainteté). La patience fait confiance au temps. Non pas
seulement le temps ordinaire où la mort a le dernier mot, le
temps qui use, sépare et détruit, mais le temps mêlé
d'éternité que nous offre la Résurrection. Le temps qui va à
la mort est celui de l'angoisse; le temps qui va à la
résurrection, celui de l'espérance. Ainsi la patience est
attentive aux maturations, parfois paradoxales comme celle
du grain qui meurt pour porter beaucoup de fruit. Elle sait, en
effet, que les expériences de mort peuvent devenir des
étapes, de quasi initiatiques ruptures de niveau, si elles nous
jettent au pied de la croix vivifiante et font refluer en nous
l'eau vive du baptême. Quand Dieu semble se retirer, quand
le regard de l'autre me pétrffie ou se pétrifie dans la mort,
quand s'effondrent les espoirs personnels et collectifs, la
patience fait confiance. En quoi elle s'apparente à la charité
dont saint Paul nous dit qu'« elle excuse tout, croit tout,
espère tout, supporte tout» (1 Co 13, 7).
Les Pères ont souvent évoqué la «patience de Job»,
Dostoïevski et Berdiaev ont évoqué aussi sa révolte. Mais
c'est une révolte non dans le vide mais dans une sorte de foi.
Job refuse les aimables théodicées des théologiens en
chambre, mais il sait que Quelqu'un le cherche à travers
l'expérience même du mal.
« Patience dans l'azur » ou patience dans les ténèbres, le
poète3 a raison
«Chaque atome de silence
Est la chance
D'un fruit mûr.»
Et tout culmine en effet dans l'«amour» qui constitue la
synthèse de toutes les « vertus » dont l'essence est le Christ.
Se libérer, par la patience et l'espérance, des «passions»
impatientes et désespérées, permet d'acquérir peu à peu
l'apathéia, qui n'est pas l'impassibilité stoïcienne mais la
liberté intérieure et la participation à l' « amour fou » de Dieu
pour ses créatures. Syméon le Nouveau Théologien disait de
l'homme qui se sanctifie qu'il devient «un pauvre rempli
d'amour fraternel4». Pauvre, parce qu'il se dépouille de ses
rôles, de son importance sociale (ou ecclésiastique), de ses
personnages névrotiques, parce qu'il ouvre simultanément à
Dieu et à l'autre, ne séparant pas prière et service. Il peut
alors discerner la personne d'autrui sous tant de masques,
de laideur, de péchés, comme le fait Jésus dans les
évangiles. Et pacifier ceux qui se haïssent et voudraient
détruire le monde.
La scène du jugement, au 25e chapitre de saint Matthieu,
montre que l'exercice de l'amour actif— nourrir, accueillir,
vêtir, loger, soigner, libérer — n'a nullement besoin de faire
claquer au vent la bannière de Dieu, car l'homme est pour
l'homme un sacrement du Christ, «homme-maximum5». Un
sacrement secret et concret.
Abba Antoine dit encore : «La vie et la mort dépendent de
notre prochain. En effet, si nous gagnons notre frère, nous
gagnons Dieu. Mais si nous scandalisons notre frère, nous
péchons contre le Christ 6»
Et Isaac le Syrien : «Frère, je te recommande ceci: Qu'en
toi le poids de la compassion fasse pencher la balance
jusqu'à ce que tu sentes dans ton coeur la compassion
même que Dieu a pour le monde 7»
- Oui, Seigneur Roi, donne-moi de voir mes péchés et
de ne pas juger mon frère,
car tu es béni dans les siècles des siècles, Amen
La demande ultime dénonce, démasque une des formes
les plus effrayantes du péché, aussi bien sur le plan
personnel que sur le plan collectif: se justifier en
condamnant, se diviniser en damnant, haïr, mépriser,
disqualifier avec la bonne conscience du juste.
«Voir ses péchés» obéit à l'injonction première de
l'Evangile : «Repentez-vous, car le Royaume de Dieu est
proche.» Quand la lumière en effet se fait proche, elle
débusque en nous les ténèbres. L'homme qui se découvre
ainsi, et dont l'intelligence et le coeur — qui s'identifient dans
la Bible — se retournent, prend la mesure de sa déviance, de
sa perte où il entraîne d'autres, du néant qui le guette et déjà
le pénètre, de l'abîme sur lequel il a jeté quelques planches
dérisoires, aujourd'hui brisées. Telle est bien la «mémoire de
la mort» dont parlent les ascètes : mise à nu de cette
angoisse fondamentale que nous refoulons, mais qui,
justement, s'exprime dans la haine du frère, dans le besoin
frénétique de le juger, comprenons : de le condamner. Mais
si la «mémoire de la mort» est traversée non par la dérision
mais par la foi, celle-ci découvre plus profond encore,
s'interposant entre nous et le néant, le Christ vainqueur de
l'enfer. En lui, toute séparation est surmontée : le caractère
inaccessible de Dieu, le péché, la mort. Je ne suis pas jugé,
mais sauvé, je n'ai plus à juger mais à sauver.
«Voir ses péchés» ce n'est pas comptabiliser des
transgressions, c'est se sentir asphyxié, noyé, perdu, et
gesticuler vainement dans cette perte, trahir l'amour,
mépriser en ricanant tant on se méprise. C'est étouffer dans
les eaux de la mort, afin qu'elles deviennent baptismales.
Mourir mais désormais en Christ pour renaître dans son
souffle et reprendre pied dans la maison du Père. «Il est plus
grand de voir ses péchés que de ressusciter les morts», dit
un vieil adage. Car voir ses péchés, c'est passer par la plus
dure mort, tandis que, après la renaissance «baptismale»,
c'est sans y penser qu'on multiplie la vie, puisqu'on est
devenu un « pacificateur de l'existence ». Encore qu'il faille
«verser le sang de son coeur», disait le starets Siouane du
mont Athos, pour ébranler certaines négations, briser la
pierre de certains coeurs, pouvoir implorer le salut universel.
Celui qui voit ses péchés et ne juge pas son frère devient
capable de l'aimer vraiment. Je me suis suffisamment déçu
pour ne plus l'être par quiconque. Je sais que l'homme, à
l'image de Dieu, est Secret et Amour, mais que cet amour
peut devenir haine. Je respecte le Secret, je n'attends rien en
retour. Que vienne l'amour, c'est pure grâce.
Alors, bénir. Tenter de devenir non pas un être de
possession — qui possède et qui est possédé — mais un
être de bénéfaction. Réciprocité sans limites de la
bénédiction : bénir Dieu qui nous bénit, tout bénir dans sa
lumière, sans oublier que la bénédiction, pour ne pas devenir
«vaines paroles», doit se faire « bénéfaction ». Oui, agir la
bénédiction reçue au profond de soi, se soumettre à toute vie
pour la faire grandir toute, pour qu'elle devienne bénédiction.
La prière de saint Ephrem suggère bien ce qu'est l'ascèse:
jeûner, mais non uniquement de la nourriture du corps, aussi
de l'alourdissement de l'âme, afin que nous ne vivions pas
seulement de pain (d'images, de bruits, d'excitations) mais
de toute parole qui sort de la bouche de Dieu 8. Jeûner des
«passions», du désir de dominer et de condamner. Pour
atteindre la vraie liberté dont a su parler saint Jean
Climaque: «Sois roi dans ton coeur, règne dans la hauteur
de l'humilité, commandant au rire : viens, et il vient; aux
douces larmes : venez, et elles viennent; et au corps,
serviteur et non plus tyran : fais cela, et il le fait (9)»
Notes:
1 L'Échelle sainte, 25e degré, 3.
2. Saint Isaac le Syrien, Traités ascétiques, 72e traité.
3 Paul Valéry.
4 Cf. Basile Krivochéine, Dans la lumière du Christ, saint
Syméon le Nouveau Théologien, chap. 1: « Un pauvre rempli
d'amour fraternel », Éd. de Chèvetogne, 1980, p. 13-25.
5. Nicolas de Cuse, Sermons, 49; De pace fidei, 444; De
cribatione Alchorani, 507.
6. Apophtegmes, Antoine, 9.
7 Traités ascétiques, 34e traité.
8. Mat 4,4.
9. L'Echelle sainte, 7e degré, 3.