"alla" est petit mais...
Pour ce qui est encore de la grammaire, cher Antoine, il n’y a rien ici d’incorrect et vous confondez malheureusement la logique du sens (problématique à vos yeux c’est clair) et la grammaire qui est ici parfaitement respectée.
Non seulement je reste sur ma position mais en plus je la maintiens, car "mais" indique bien une opposition de sens entre deux termes et non pas seulement une opposition de forme. Dans ce cas précis nous demandons
et de nous garder de consentir à-
et -d'être délivré-. Le "mais" qui traduit ("alla" en grec,
kî ou
kî 'im en hébreux) étant en français à la fois grammaticalement et logiquement incorrect.
Ne sachant toujours pas comment utiliser d’autres caractères sur le forum,j’ai transcrit en caractères latins le grec [alpha,lambda, lambda, alpha,] par « alla »
Exégèse de ce mot par Jean Carmignac dans son livre déjà cité.
Le rapport entre la 6e et la 7e demande est indiqué par la conjonction « alla », qui correspond généralement en hébreu à
kî ou à
kî ‘im(20). En grec « alla » peut indiquer (21) :
a) soit l’opposition simple entre une première phrase négative et une seconde phrase affirmative, comme le français « mais » (Marc 5, 39 : « L’enfant n’est pas mort, mais il dort »);
b) soit une opposition restrictive, comme en français « (néanmoins » ou « cependant » (Marc 14, 36 : « Eloigne de moi cette coupe; cependant que ce ne soit pas comme je veux... »);
c) soit une affirmation emphatique, comme en français (bien plus ), (et surtout) (Jean 16, 2 : « Ils vous jetteront hors des synagogues; bien plus « alla » l’heure vient où quiconque vous tuera s’imaginera honorer Dieu ) (22).
Or, en hébreu,
kî et
kî ‘im possèdent également ces trois significations, avec la différence que
kî ‘im est surtout employé pour la seconde et
kî pour la troisième (23). Ici, le contexte exclut l’idée d’une opposition restrictive (« cependant »), mais il admet fort bien celle d’une affirmation emphatique (« et surtout »). Ceux qui fondent en une seule la 6ème et la 7e demande s’en tiennent évidemment à l’opposition simple: « Ne nous laisse pas succomber (24) à la tentation, mais délivre-nous de l’(être) pervers».
Pour ceux qui distinguent ces deux demandes, la même solution reste possible, mais ils sont plus à l’aise pour envisager aussi une progression de la pensée : « Fais que nous ne consentions pas à la tentation. Mais encore, et surtout, délivre-nous de l’(être) pervers». En ce cas la 7ème demande complète très heureusement les deux précédentes : la 5e implore le pardon pour les péchés déjà commis, la 6ème implore l’assistance divine pour résister aux tentations actuelles, la 7ème implore une aide divine encore plus efficace qui, à l’avenir, nous tiendra en permanence à l’écart et à l’abri des attaques du démon.
Tel est bien l’avis de plusieurs exégètes. F. Lucas, en 1712 : « Très souvent, (alla) affirme plus dans la sentence opposée qu’il n’était affinné dans la première, en sorte qu’on doive comprendre une chose nouvelle... « Pendant mon absence, ne sors pas, mais travaille sérieusement! ». N’y a-t-il pas là deux choses différentes? (pp. 98-99). —P. Schanz, en 1879, admet également que « alla » ne marque pas seulement une forte opposition, mais aussi un progrès dans la pensée (pp. 219-220). — A. J. Maas, en 1898, affirme que la 7ème demande « embrasse un sujet entièrement nouveau » et donc il reconnaît à la conjonction une force très grande. — T. Zahn (Das Evangelium des Matthiius, en 1903, p. 286) : « La dernière demande positive s’étend au-delà du simple contraire de ce dont on demande à être épargné ». —G. B. Verity, en 1947, commente ainsi : « Eprouve-nous (25), oui, mais surtout garde-nous de subir du dommage dans l’épreuve » (p. 222). — H. van den Bussche, en 1960 : ((La conjonction « mais » suggère un climax « Ne nous mettez pas dans la situation de tentation et même soustrayez-nous à la puissance du séducteur» (p. 105).
Luc, malheureusement, n’a pas bien compris ce crescendo de la pensée et, dans son désir de briéveté, il a cru pouvoir omettre sans inconvénient la dernière demande, qu’il considérait comme à peu près identique à la précédente. Cette suppression n’indique d’ailleurs pas nécessairement qu’il les fondait en une seule, car nous avons vu qu’à la fin de la première strophe il a déjà négligé les deux derniers stiques, bien qu’ils constituent de toute évidence une demande particulière (et même une demande plus un complément collectif). Mais, comme la tentation est intimement liée à l’activité du démon, Luc a cru pouvoir faire l’économie de la seconde phrase. Par là, il ne fausse certes pas la pensée primitive, mais il l’appauvrit.
Traduction.
Bien que cette dernière demande n’ait pas soulevé de grosses difficultés théologiques, elle est assez délicate à rendre en français.
Le premier mot est toujours traduit par « mais ». Pourtant, le grec et surtout l’hébreu orienteraient facilement vers une nuance emphatique « et surtout ». Peut-on se permettre de la proposer, ou doit-on s’enfermer dans la routine habituelle et conserver le « mais »?
Notes
20. Cette correspondance est manifeste soit en Matthieu 4,4, où le
kî du Deutéronome 8, 3 est traduit par « alla » comme dans la Septante, Soit en Matthieu 22,30 (= Marc 12,25), où « alla » a pour correspondant en Luc 20,36 « gar », qui représente un autre sens de
kî. Plusieurs retraductions hébraïques (Shem Tob ben Shaphrut, S. Mùnster, J. Cinqarbres, J. Mercier, J. Cellier, A. Rocca, I. B. Iona, le manuscrit 4473 de la Mazarine, le manuscrit de Travancore) supposent
‘èllâ’, mais ce terme d’hébreu mishnique et d’araméen talmudique n’est employé ni dans la Bible, ni à Qumrân, et sa plus ancienne attestation remonte aux lettres 45, 8 et 46, 6 de Murabba’ât, vers 134-135 après Jésus-Christ; sa présence en Matthieu est donc assez peu probable. Rabbi Isaac, cité par J. Chamberlayne, emploie un simple waw et le manuscrit de Chantilly emploie
‘ak ; ces deux hypothèses ne sont pas à négliger. Mais les meilleures retraductions (Elias Hutter, Chamberlayne [hébreu et samaritain], Delitzsch, Saikinson, Bauchet) s’accordent sur
kî ‘im, et l’on ne peut que se rallier à leur jugement, en n’oubliant pas que
kî sans
‘im possède aussi un sens adversatif.
21. Voir la Grammaire du grec biblique de F.M. Abel, n° 78n, pp. 346-347.
22. En latin, «sed» possède aussi la même valeur. Le Nouveau dictionnaire Latin-Français de Benoist et Goelzer (Garnier, Paris) indique comme 2ème sens (p. 1385, col. 1) « Sert à affirmer plus fortement ce qui précède, à marquer une gradation : Clavas, sed probas (Plaute) : des massues? oui, mais de bonnes. Odore, sed multo replent (Phèdre) : on les remplit de parfums et cela à profusion ». En français aussi, « mais » peut exprimer une nuance assez voisine : « Pars, mais vite! »; « Viens, mais avec ton frère! »; « Réponds, mais franchement! »...
23. Voir le Lexicon hebraicum de F. Zorell, pp. 353, col. 1, et 354 ,col. 1, ainsi que le Lexicon in Veteris Testamenti Libros de Koehier - Baumgartner, p. 432, col. 2.
24.Ou « Ne nous induis pas », ou quelque autre formule.
25 Voir au chapitre précédent ce qu’il faut penser de cette traduction.
Céti pas chouette l'exégèse? Voilà un petit "mais" qui fait de grands "mêêêêêêêê"