Jean-Louis Palierne a écrit :(2ème partie)
JLP: Le papisme n’a réellement et complètement submergé les Églises des pays occidentaux que grâce à Napoléon, qui voyait en France deux Églises catholiques : celle des réfractaires, qui avaient refusé de prêter serment à la Constitution civile du clergé et vivaient dans la clandestinité, et celle des assermentés, qui l’acceptaient. Napoléon a utilisé la complicité du Pape (qu’il avait fait enlever à Rome et retenait prisonnier à Fontainebleau) pour créer une troisième Église, à sa botte, et lui imposer le respect de ses lois civiles à lui. C’est cette Église qui survit aujourd’hui sous le nom d’Église catholique. L’Église gallicane d’avant la Révolution n’était pas orthodoxe, et on doit le lui reprocher, mais elle n’était pas papiste, pas plus que l’Église gallicane. J’aimerais avoir des éclaircissements pour l’Espagne etc.
Ce débat est d'une très haute tenue. Je savais que Jean-Louis Palierne et Antoine Serri avaient des arguments dans leur besace, mais je suis aussi particulièrement heureux qu'Irène Monique Dupuy nous ait rejoints et je suis désolé de ne pas pouvoir répondre à ses messages; qu'elle sache cependant que je trouve ses interventions très profondes.
Cela étant, je n'ai pas le temps d'entrer dans le coeur du débat, sauf que je voudrais demander à Jean-Louis Palierne, qui a abordé à plusieurs reprises la question du concile de Moscou de 1620 prescrivant la réception des catholiques-romains par baptême, quelle est son opinion à propos de l'Horos du patriarcat de Constantinople de 1755-56 prescrivant la réception par baptême des protestants, des catholiques-romains et des Arméniens et sur le fait que saint Nicodème l'Hagiorite - si mes souvenirs sont bons - mentionne en note dans le Pidalion qu'il faut recevoir les catholiques-romains par baptême.
Je voudrais juste ponctuellement intervenir à propos de la remarque de Jean-Louis Palierne sur le gallicanisme. J'avais commencé la présente réflexion en novembre 2001 sur l'ancien forum dans un fil qui s'appelait "Du père Romanidhis et des Capétiens".
Pour moi, il est clair que l'histoire de l'Eglise dominante en France (même s'il est clair qu'elle ne représente plus maintenant qu'une faible minorité de la population, bien qu'ayant gardé les bâtiments) se divise en cinq périodes:
1. Jusqu'en l'an 794, une appartenance incontestable à l'Eglise orthodoxe, les germes des hérésies futures ne circulant que dans des petits cénacles d'augustiniens;
2. De 794 à 1054, une guerre civile à l'intérieur de sa théologie, sa foi orthodoxe étant progressivement démolie par la rencontre de l'idéologie de la secte augustinienne et des ambitions impériales de Charlemagne;
3. De 1054 à 1801, la période gallicane (même si le point de départ officiel est la Pragmatique Sanction de Bourges en 1438, le gallicanisme a des manifestations dès le XIème siècle dans l'opposition farouche que Grégoire VII rencontra en France);
4. De 1801 à 1965, l'apparition d'une nouvelle hiérarchie totalement fonctionnarisée, l'ultramontanisme sans racines, la consécration de nouvelles hérésies dont certaines avaient été combattues même par un Thomas d'Aquin, et le triomphe de fausses dévotions déséquilibrées et inquiétantes;
5. Depuis 1965, le renforcement de l'ultramontanisme et de la monarchie papale, qui s'accompagne d'une protestantisation généralisée de la liturgie et de la spiritualité ("arianisme ecclésiologique", écrivait Olivier Clément voici une vingtaine d'années).
Il est évident pour tout observateur objectif que la monarchie française a joué un rôle important pour empêcher que l'Occident ne bascule dans l'ultramontanisme au Moyen Âge.
Et c'est là que j'ai été terriblement déçu par la lecture de l'Histoire que fait le père Romanidhis.
En effet, il ne voit pas que Charlemagne, qui est le promoteur indiscutable de la séparation des Eglises, n'a jamais agi en roi de France, mais en usurpateur de l'Empire. Ses héritiers, ce sont les empereurs germaniques, pas les rois de France. Les Carolingiens apparaissent comme une parenthèse de mégalomanie impériale entre deux "races" royales qui se sont contentées d'être ce qu'elles étaient.
C'est bien un empereur germanique, Henri II, qui a imposé le filioque à Rome en 1014, pas un roi de France.
Les thèses du père Romanidhis faisant de la monarchie française l'héritière du projet frank de Charlemagne se heurtent à une réalité que je vis à chaque instant de ma vie: entre Bruxelles et la Méditerranée, entre l'Atlantique et Fribourg, nous sommes tous Latins et locuteurs d'une langue latine. C'est plutôt dans le pays des Ottoniens qu'il faudrait chercher les vrais héritiers de Karl der Grosse, non?
D'où l'incroyable contre-sens du père Romanidhis voyant dans la Révolution française de 1789 une revanche du Tiers-Etat constitué de Gallo-Romains contre l'aristocratie constituée de Francs. Il ne se rendait pas compte que cette thèse avait en fait été developpée dans les années 1750 par le marquis de Boulainvilliers, inventant le mythe d'une origine franque de la noblesse, pour détruire le pouvoir royal et défendre les prétentions des nobles, contre une monarchie qui avait été systématiquement hostile à l'aristocratie. Et hostile à la Papauté - j'y viendrai.
Les entreprises des Croisés contre Constantinople en 1204 ont été le fait de seigneurs féodaux, la monarchie se désintéressant totalement de cette affaire. Et on oublie un peu facilement l'aide apportée par Charles VI à Manuel Paléologue pour débloquer Constantinople encerclée par les Turcs.
La lutte des rois de France et des papes a été bien plus sérieuse que la lutte des empereurs germaniques et des papes.
Cela peut paraître exagéré, mais il faut comprendre que nous avons tendance à sous-estimer le rôle du royaume de France parce que notre regard est biaisé par l'effondrement démographique que ce pays a connu à partir de la Révolution française et surtout du Code Napoléon (dans les frontières actuelles, 28 millions d'habitants en 1789 et 41 millions en 1914; dans le même temps, la Grande-Bretagne passait de 7 à 40 millions et trouvait le moyen de peupler l'Amérique du Nord, l'Australie et la Nouvelle-Zélande - c'est pourtant un Français, Bodin, qui avait écrit "Il n'est de richesses que d'hommes"). Mais les démographes actuels estiment que le royaume sur lequel régnait Philippe IV le Bel - le Roi de Fer, le pire ennemi que la Papauté ait sans doute jamais eu parmi les têtes couronnées- représentait à l'époque 5% de la population mondiale - le cinquième de la population de toute l'Europe. Cette puissance s'est révélée pendant sept siècles un obstacle sur lequel ont échoué beaucoup d'entreprises pontificales.
Je n'ai pas le temps de faire ici l'historique de cette lutte, de la fureur des papes devant la croyance que les rois capétiens étaient des 'évêques de l'extérieur), de l'attentat d'Agnani où le chancelier du Roi de Fer, Guillaume de Nogaret, souffleta un Boniface VIII qui avait prétendu avoir la souveraineté universelle, de l'excommunication de Louis XIV (et Dieu sait s'il est difficile à un Genevois de comprendre le persécuteur des calvinistes de son royaume!), et des diverses autres péripéties par lesquelles les rois de France parvinrent à maintenir le gallicanisme. Tous ces faits sont connus. Mais, ce qui est moins connu, c'est que les Français, et tous les francophones avec eux, continuent à payer le prix de la frousse qu'a inspiré à la Papauté le comportement de sa prétendue "fille aînée".
Il faut quand même garder à l'esprit que la francophobie présente dans tant de pays d'Europe n'a pas seulement pour source les souvenirs des destructions causées par les armées napoléoniennes. De même que, dans un Occident devenu massivement athée, la malveillance systématique des media à l'égard de la Grèce, de la Serbie et de la Roumanie s'explique en grande partie par les traces laissées dans le subconscient par mille ans d'enseignement du mépris de la part des papistes, si vous grattez un peu sous les causes apparentes de ce sentiment francophobe si fort en Espagne, en Autriche, en Pologne et dans bien d'autres pays (et devenu franchement comique quand on voit le rapport des forces actuel), vous y trouverez la haine que les ultramontains ont portée pendant des siècles au pays qui avait eu le front de faire gifler le plus prépotent de tous les papes...
"Il n'y a de remède que dans la guerre sainte contre les Français, ces ministres de l'enfer, les ennemis les plus implacables de Dieu et des hommes, les ennemis de tout bien, les apôtres de tout mal..." (Mgr Rafael Menéndez de Luarca, évêque de Santander à l'époque des Lumières.)
Vous croyez que ce genre de discours, répété pendant des siècles, ne laisse pas de traces?
Cette Eglise gallicane n'était plus orthodoxe; elle était même franchement hérétique, puisque croyant au filioque, au purgatoire, aux indulgences, etc. Mais elle représentait en même temps un conservatoire, et, dans une certaine mesure, le souvenir que quelque chose d'autre avait existé. Il suffit de voir ce qui s'est passé après la disparition de cette Eglise.
Le grand politologue ultramontain Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912), au détour d'une page de son livre L'Empire des tsars et les Russes, partie III, livre I, chapitre VII (page 1046 de l'édition de 1991 dans la collection Bouquins), a bien montré que le gallicanisme ne pouvait survivre à la chute de la monarchie: le bas-clergé, qui avait trouvé dans le roi un protecteur contre la tyrannie des évêques, alla chercher cette protection auprès du pape, préférant un suzerain omnipotent, mais lointain, à un maître moins puissant, mais trop proche...
Mais il est évident que cette évolution n'a pas été naturelle. Ce n'est pas "les dernières marches du trône" et la décapitation de Louis XVI qui ont entraîné ispo facto la chute du gallicanisme. Il a fallu le Concordat de 1801, la combine entre le Premier consul Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII, contraignant à la démission tous les évêques de France, les évêques légitimes réfractaires à la constitution civile du clergé comme les évêques dits constitutionnels, afin de recréer de toutes pièces un épiscopat qui n'a plus aucun lien de succession historique (pour ne même pas parler d'une succession apostolique perdue depuis longtemps) avec leurs prédécesseurs.
L'organisation religieuse qui se fait aujourd'hui appeler Eglise catholique en France n'a aucun lien avec l'organisation religieuse que l'on connaissait dans ce pays sous le nom de Eglise catholique apostolique romaine avant 1789. Les seuls héritiers de cette dernière organisation sont les fidèles de la Petite Eglise, qui, malgré leur disparition sans cesse annoncée depuis un siècle, s'obstinent à ne pas mourir et maintiennent leur témoignage à Lyon, dans les Deux-Sèvres, en Vendée et dans le Charolais. Le catholicisme français aussi a ses Vieux-Croyants ou ses vieux-calendaristes...
Le gallicanisme, mort avec la puissance française, a eu une dernière résurgence sous le dernier chef d'Etat à avoir donné l'illusion qu'il pourrait restaurer cette puissance: Napoléon III. Après lui, ce fut la fin. Qui se souvient des persécutions que la IIIème République première manière, celle du maréchal-président Patrice de Mac-Mahon et du président du Conseil Albert, duc de Broglie, mena contre les derniers gallicans? De l'abbé gallican Junqua (1821-1899) qui passa au total deux ans et demi en prison, entre 1872 et 1877, dont six mois pour avoir porté la soutane malgré l'interdiction du cardinal ultramontain Donnet, archevêque de Bordeaux? Comment le gallicanisme, terriblement affaibli depuis 1789, privé d'évêques, privé de publications, privé de sa cohérence interne, aurait-il pu encore résister au bras séculier s'abattant sur lui au nom du papisme le plus strict?
Nous ne devrions pourtant pas oublier l'exemple de l'archiprêtre Wladimir Guettée (1816-1892), qui sut tirer la conséquence logique de ses convictions gallicanes, et rejoignit en 1861 l'Eglise orthodoxe voulue et fondée par le Christ, réalisant finalement le rêve de retour à la source qui avait été celui de tant de gallicans.
Prions Dieu que le petit reste fidèle de la Petite Eglise anticoncordataire sorte enfin de son isolement et suive la voie tracée par le père Guettée, la seule voie possible pour des gallicans conséquents...
Maintenant, venons-en, pour répondre à la question de Jean-Louis Palierne, à la version espagnole du gallicanisme. Il s'agit du régalisme. Je ne sais pas s'il est d'importation française ou s'il s'agit d'une tendance profonde qui a trouvé au XVIIIème siècles les circonstances nécessaires à son épanouissement, mais nous le voyons triompher lorsque Philippe V, petit-fils de Louis XIV, devient roi d'Espagne. Il va jusqu'à rompre les relations diplomatiques avec le Saint-Siège, mais finira par capituler sous l'influence de son épouse Elisabeth Farnèse et par livrer son ministre Macanaz, "plus régaliste que le roi", à la procédure inquisitoriale. En revanche, son fils, Ferdinand VI, obtient en 1753 un concordat qui reconnaît au roi d'Espagne le droit de patronage, revendiqué inlassablement depuis l'époque des Rois Catholiques à la fin du XVème siècle. On notera aussi que les rois d'Espagne de cette époque prennent part à la lutte commune de tous les Bourbons contre le jésuitisme: la Compagnie de Jésus (bras armé du papisme le plus ultramontain, avec le fameux voeu spécial d'obéissance au pape) est expulsée d'Espagne sous Charles III, par la Pragmatique du 2 avril 1767. Enfin, à partir de 1798, plusieurs gouvernements mènent une politique dite de desamortización, pour confisquer et mettre en vente les biens de mainmorte appartenant à l'Eglise, ce qui n'est achevé qu'en 1860. Connaissant peu l'histoire espagnole, je ne sais pas si ces résistances de l'Etat contre le pouvoir religieux et financier de la Papauté s'inscrivent dans la continuité d'un équivalent espagnol du gallicanisme. Je note seulement que, même dans une Espagne considérée à tort ou à raison comme le bastion du catholicisme romain, la montée de l'ultramontanisme s'est heurtée à de fortes résistances de la part de l'Etat.