eliazar a écrit :
Bon, j'ai assez ennuyé tout le monde; je finirai cette trop longue plainte en disant que c’est à mes yeux le monde renversé (et contraire à l’esprit même de l’Église) que de pouvoir affirmer (comme je l’ai entendu de la bouche de trop de vrais et bons prêtres orthodoxes), qu’un Français ne peut pas être vraiment orthodoxe tant qu’il n’aura pas acquis (par mimétisme ?!) la « vioma », la manière de vivre l’orthodoxie, d’un orthodoxe grec, ou d’un orthodoxe russe, etc. etc. Le diacre Philippe at-il demandé à l'eunuque de la reine d'Éthiopie de se faire blanchir la peau avant de le baptiser ?! Encore, le néophyte en question n'était-il pas chez lui, mais en Israël -alors que nous sommes sur la terre de notre héritage, descendants indignes (mais descendants tout de même) des saints orthodoxes de notre héritage, qui étaient déjà orthodoxes huit siècles avant nos premiers coréligionnaires des peuples slaves...
Le diacre Philippe n'a pas demandé à l'eunuque de la reine Candace de se faire blanchir la peau, mais il lui a sans doute transmis la
vioma.
"
Orthodhoxia vyietai", l'Orthodoxie se vit, elle n'est pas dans les livres. La survie de toute tradition religieuse authentique suppose une transmission d'homme à homme, de génération à génération. C'est pour cette raison que le catholicisme intégriste est une absurdité puisque le catholicisme romain, au gré de ses multiples mues (filioquisme en 1014,
Dictatus Papae en 1075, Purgatoire au XIIème siècle, ordres mendiants et scolastique au XIIIème,
Devotio Moderna au XVème, concile de Trente, concile Vatican I, concile Vatican II), n'a eu de cesse de détruire sa propre tradition antérieure. Il est donc impossible aux kto intégristes, malgré de touchantes reconstitutions du type Ecône, d'être ce qu'ils étaient ne fût-ce qu'il y a cinquante ans. Cela rend aussi malheureusement vaines les légitimes et courageuses tentatives de reconstitution d'un rite orthodoxe occidental: Charlemagne a réussi son coup; il n'y a plus eu de transmission d'homme à homme; de ce côté, la chaîne est rompue et elle ne pourra pas être reconstituée.
Nous, orthodoxes, nous sommes ce que nous étions il y a mille ans, ce que nous étions au temps des Apôtres, et ce que nous serons toujours tant que nous persisterons dans l'Eglise de Jésus-Christ; nous sommes à la fois nous-mêmes et nos pères dans la foi. Et nous sommes aussi à la fois nous-mêmes et ceux de nos ancêtres selon la chair qui ont professé la même foi. Mais cela suppose la transmission d'homme à homme.
Il y a beaucoup de choses très importantes dans ma vie spirituelle que j'ai apprises au contact du peuple en Attique, en Macédoine de l'Egée, en Laconie, en Transylvanie, en Maramures, en Moldavie roumaine et en Bukovine du sud; beaucoup de traditions qui ne se trouvent pas dans les livres et qui m'ont été transmises au hasard des rencontres. C'est le peuple orthodoxe, et lui seul, qui est le gardien de la foi, et on gagne beaucoup à le fréquenter.
Il ne faut pas confondre ethnicisation et transmission de la tradition, acquisition du
phronema ton Pateron. A vrai dire le danger de perdre son identité est quand même limité dès le départ avec les Grecs (base de leur culture à la base de notre culture) ou les Roumains (Latins comme moi!) - pour parler de ce que je connais -, à moins de voir une manifestation d'impérialisme dans la réaction de cette paysanne de Laconie qui, après m'avoir vu vénérer une copie de l'icône de l'
Axion Estin, disait: "Il est comme nous!"
Nous ne pouvons pas recréer l'Orthodoxie chacun dans notre coin sans avoir de point de référence dans la Tradition vivante. De ce point de vue, je trouve remarquable l'oeuvre du père Placide Deseille qui a su à la fois trouver un point d'ancrage dans la tradition du peuple grec et toujours garder un but de diaconie spirituelle à l'égard de son peuple. Le résultat est quelque chose qui est à la fois d'une parfaite fidélité au modèle choisi (si j'en juge par les réactions de deux amis grecs que j'ai eu l'occasion d'amener à son monastère) et en même temps tellement français.
Tellement plus français que telle paroisse francophone où le clergé et un petit groupe de "bienfaiteurs" laïcs passent leur temps à réinventer l'Orthodoxie selon les modes intellectuelles du moment (tiers-mondisme, oecuménisme, activisme social, néo-papisme patriarcal, etc.) La langue n'est pas tout: il y a des paroisses francophones où je me sens complètement étranger, parce que je sens bien que le français n'est qu'une arme utilisée par un groupe qui n'en a rien à faire de ce que nous sommes et qui vise simplement à rallier des convertis pour faire avancer son idéologie.
Il n'en reste pas moins que cette situation pose trois défis à notre Eglise.
Le premier est d'encourager et de promouvoir l'utilisation de la langue française (ou allemande à l'est de Fribourg, naturellement...) dans nos paroisses et nos communautés. Je ne crois pas qu'il soit préférable d'avoir des paroisses strictement francophones dès le début. Le mieux serait d'avoir des paroisses où le français et la langue d'origine seraient utilisées en alternance: 1 dimanche par mois, puis 2 dimanches par mois, vêpres et liturgies seraient en français. Cela permettrait d'éviter aux gens qui ont un besoin légitime d'offices dans la langue du pays de s'enfermer dans un ghetto où ils seraient tous seuls. Cette alternance de liturgies dans la langue du pays et dans la langue d'origine est la solution qui est utilisée par les Eglises d'immigration récente aux Etats-Unis.
Le deuxième défi est que notre Eglise doit organiser pour ses fidèles qui résident en Europe occidentale, aussi bien ceux d'origine que les convertis, des occasions de ressourcement dans les pays toujours restés orthodoxes: pélerinages, possibilités d'hébergement dans des familles ferventes, possibilités de séjour dans des monastères. On ne peut pas reprocher aux gens de ne pas se mettre à l'écoute de la Tradition si on ne leur en donne aucune occasion.
Le troisième défi est la mise en valeur du patrimoine orthodoxe occidental, par l'organisation de pélerinages dans nos pays eux-mêmes, par des travaux historiques, hagiographiques et canoniques (il faut signaler le travail fait par le père professeur Dura, de Bucarest, sur l'organisation canonique de l'ancienne Eglise d'Afrique, qui est remarquable dans ce domaine), mais aussi par l'architecture. Pourquoi ne pas essayer de construire des églises en style mérovingien ou roman? Naturellement, la réponse à ce troisième défi implique de faire aussi connaître les saints orthodoxes de nos pays à l'étranger, et cela commence à se faire petit à petit. Allez à l'église du village de Dobric en Maramures, consacrée en 2001: vous y verrez une fresque représentant saint Maurice d'Agaune et une autre représentant saint Claude de Besançon (aucune église orthodoxe "francophone", à ma connaissance, n'a de fresque représentant saint Claude de Besançon!). En 1997, on a publié à Athènes le livre
I en Orthodhoxia enomeni Evropi (L'Europe unie dans l'Orthodoxie), qui contenait des vies de saints orthodoxes d'Occident et qui était un signe que les orthodoxes commencent petit à petit à sortir du provincialisme imposé par le mouvement des nationalités au XIXème siècle.