... Je crois malheureusement que vous allez trop vite en besogne pour ce qui concerne l'étendu de la juridiction spirituelle du Patriarcat d'Alexandrie! Eliazar, ne vous méprenez pas non plus sur cette affaire!
Lors de l'expansion du christianisme en Afrique chrétienne, en Italie et en Afrique du Nord on adopte la solution de la multiplication crescendo du nombre d'évêchés, alors qu'en Egypte, pendant plus longtemps on préfère la solution de prêtres résidents ou itinérants en dépendance étroite avec l'évêque d'Alexandrie...
Dès lors, à la fin du IIe et début du IIIe siècle, Démétrios (188-230) est le premier évêque d'Alexandrie à poser des actes montrant qu'il est bien conscient non seulement de son rôle de chef et guide des communautés égyptiennes, mais aussi de sa responsabilité de successeur des apôtres au sein de la Grande Eglise. A son successeur, Héraclas (230-246) est donné pour la première fois le titre de "Pape". Le titre de Patriarche ne viendra qu'à la fin du IIIe siècle, mais ce titre de Pape est significatif déjà du rôle primatial assumé de facto par l'évêque d'Alexandrie sur toute l'Egypte, la Lybie et la Cyrénaïque, mais pas plus...
Le concile de Nicée de 325 spécifie dans son canon 6 "que les vieux usages restent en vigueur qui existent en Egypte, en Lybie et dans la Pentapole [Sodome, Gomorrhe, Adama, Seboïm et Segor], en sorte que l'évêque d'Alexandrie ait autorité sur toutes ces provinces". Au cours des IVe/Ve siècle, l'autorité du Patriarche d'Alexandrie se renforce, et à partir du Ve siècle, le patriarche est choisi essentiellement parmi les moines égyptiens; Carthage n'a rien à voir dans cette affaire! C'est à ce moment là qu'on commence à parler de l'évêque d'Alexandrie comme d'un "pharaon ecclésiastique". Lorsque le Patriarche refuse le concile de Chalcédoine en 451, c'est toute l'Egypte qui passe au monophysisme et se coupe de l'Eglise melkite, c'est-à-dire impériale; chose que n'a jamais fait Carthage, et ce qui se passe en Egypte ne lui parle pas... A partir de là, il reste bien à Alexandrie un christianisme grec et orthodoxe, mais il tend plus à développer une certaine rivalité avec les autres patriarcats, ce que ne cherchera pas le moindre du monde à faire Carthage...
Alexandrie ne cherchera à faire valoir son autorité que là où elle le pourra en fait: lors du concile d'Ephèse II en 449, Dioscore d'Alexandrie, arrivé avec une armée de moines et de marins, établit "une sorte de dictature d'Alexandrie sur tout l'Orient", selon les mots de Meyendorff. Il obtient de l'empereur Théodose II la validation du concile d'Ephèse II, jusqu'à sa déposition lors du concile de Chalcédoine en 451...
Au cours de des IVe-Ve siècle, un des titres de l'archevêque d'Alexandrie était "Krites tês oikoumenês", Juge de l'Univers. Il revendiquait la juridiction non seulement sur l'Egypte, la Lybie et la Pentapole, mais sur toute l'Afrique, y compris l'Ethiopie, l'Arabie, Carthage, voire même Jérusalem... Mais l'option "monophysite" de l'Eglise d'Egypte marginalise cette Eglise au sein de l'Eglise universelle, au profit de Constantinople, et ses prétentions ne resteront essentiellement que théoriques... D'ailleurs les autres Eglises abandonnent la date de Pâques avancée par Alexandrie, qui servait de référence universelle dans la chrétienté... L'autorité "pharaonique" du Patriarche est renforcée aux VIe-VIIe siècle par les pouvoirs d'ordre juridique, civil voire militaire dont l'investit l'empereur, mais rien en rapport avec une juridiction spirituelle effective!
A côté de cela, lors du concile de Carthage de 256, l'évêque de Carthage est parfois lui aussi qualifié de "Pape", bien qu'il n'ait aucune intention de se poser en "évêque des évêques", "vu que tout évêque est libre d'exercer son pouvoir comme il l'entend" selon Saint Cyprien. Il est vrai que l'Eglise d'Afrique du Nord n'a pas dans un premier temps prétendu à l'apostolicité comme Alexandrie ou Rome. Mais la thèse fera son chemin...
Je ne sais pas si votre définition du primat est orientale ou non, mais à ma connaissance il y avait trois primats qui ont pu se dégager de l'ensemble de ces évêchés africains: le primat de Numidie, qui avait son siège à Tipaza, le primat de Bizacène et le primat de Carthage... Et les relations étaient parfois confictuelles... Ainsi, le primat des évêques de Numidie prit parti pour les adversaires du nouvel archevêque de Carthage en 311; l'élément intéressant est que les deux partis feront appel à l'Eglise de Rome et à l'Empereur pour juger le différent, et non à l'Eglise d'Alexandrie (!) Il faut souligner que la relation avec Rome est dû au fait qu'elles se sentent plus "églises soeurs" que d'autres, et Alexandrie, c'est d'abord l'Orient et l'hellénophonie; important à souligner vu le rôle considérable qu'a joué l'Eglise d'Afrique du Nord pour le latin!...
Lorsque les évêché nord africains ont des besoins spécifiques, ils doivent en fait passer par Carthage demander du soutien: en 313, l'empereur Constantin envoie une lettre à Cécilien, évêque de Carthage, lui annonçant l'envoie d'une large somme d'argent pour le clergé des provinces d'Afrique, de Numidie et des Maurétanies. Lorsque survient le schisme donatiste, les convertis du donatisme réclament prêtres et évêques que le primat de Carthage n'arrive pas à fournir. Ces mêmes convertis n'auraient pas la moindre idée de faire appel à Alexandrie pour pallier à ces manques... Il faut dire aussi que le primat de Carthage est nommé "Fidélité" par l'Empereur... Un début de titre honorifique?...
En tout cas en ce qui concerne le Ve siècle, une tradition de l'apostolicité de l'Eglise Nord Africaine se développe sur la base, semble-t-il, des Actes Apocryphes de Pierre. Saint Pierre lui-même serait venu, laissant son disciple Crescens comme premier évêque de Carthage; Saint Marc, après Alexandrie, aurait annoncé l'Evangile en Afrique du Nord; Photine, la Samaritaine de l'Evangile, aurait converti Carthage; Saint Matthieu, Saint Simon le Zélote seraient les premiers apôtres de l'Afrique du Nord... Ce qui expliquerait pourquoi l'évêque de Carthage Cyrilla (arien il est vrai) prend la présidence d'un débat contradictoire entre évêques catholiques/orthodoxes et donatistes en 484, en tant que Patriarche. Lorsque les évêques s'exilent lors de persécutions vandales, ils ne fuient pas vers Alexandrie, mais ils vont surtout vers Constantinople!
Lorsque l'Eglise melkite peut bénéficier de plus de sécurité et de paix, les conciles de Carthage de 525 et 535 se doivent de clarifier les choses: face au primat de Byzacène, Libérat, qui se prévalant d'une tradition récente manifestait quelques désirs d'indépendance, les questions d'ordre et de préséance entre les évêchés doivent être clarifiées, et la suprématie de Carthage est réaffirmé. Alexandrie? On reproclame à ces moments là le symbole de Nicée, nul doute que les prétentions du Patriarchat d'Alexandrie n'y est perçu qu'à travers le canon 6...
C'est à partir de ce moment là que la dépendance par rapport à Rome va commencer à apparaître: la persécution vandale a été très dure... Pour savoir si ceux qui ont été baptisés par les ariens peuvent accéder aux charges cléricales, les évêques africains s'en remettent au jugement de Rome. Est-ce à cause des exils en Sicile ou en Sardaigne? Le soulagement de se retrouver dans l'orbite de la romanité leur donne-t-il un sens accru du besoin d'unité avec les autres églises et notamment avec Rome? En tout cas, une délégation est envoyée à Rome, et non à Alexandrie: et pourtant c'est le début de l'occupation byzantine!...
En fait, Justinien et ses successeurs, s'ils sont en relation avec les évêques d'Afrique, tendent à privilégier la relation avec l'évêque de Rome comme la référence pour les églises qui se trouvent dans la partie occidentale de l'empire. Même dans les sanctuaires érigés à l'époque byzantine (à Carthage, Sabrata, Septem, Ceuta...), on a retrouvé que très peu d'inscriptions votives aux saints et martyrs orientaux...
Malgré tout, la conscience de l'Eglise africaine de son identité propre restait présente: lors de l'affaire des trois chapitres, le Pape Vigile, bousculé par l'Empereur, finit par accepter son "Judicatum", à propos d'un compromis conciliant chalcédoniens et monophysites. Alors les évêques d'Afrique se réunissent en concile en 550, ils signifient clairement à Vigile qu'ils ne peuvent accepter son "Judicatum" et rompront avec lui s'il ne revient pas sur son écrit! C'est alors que Justinien convoque les primats de Carthage (Réparatus), de Numidie (Firmus de Tipasa) et de Byzacène (Boethus, trop âgé, qui se fait représenter); seul Firmus de Tipasa se ralliera à l'Empereur, Vigile entre temps ayant retiré son "Judicatum"... Il y aura une résistance en Afrique face à l'autorité de l'Empereur, mais la persécution vandale ayant été ce qu'elle a été, la chrétienté nord africaine doit se soumettre, faute de personnalité forte...
Un témoignage qui devrait vous plaire: lorsqu'arrive au pouvoir Constant II, le Patriarche Pyrrhus est déposé, et vient se réfugier en Afrique. Là, il voit "...l'orthodoxie honorée et favorisée par un exarque qui laisse peut-être dire ouvertement que l'Afrique était en mesure de donner une fois encore un empereur à Constantinople et la paix à tous..."
La référence à Carthage se précise de plus en plus dans la chrétienté nord africaine lorsqu'en 530/532, l'évêque de Carthage doit faire appel à l'empereur et à Rome pour que soient confirmés à nouveau ses anciens droits. C'est à ce moment-là que le titre de "métropolitain" est attribué à l'évêque de Carthage et ceux qui reconnaissent sa "primauté" au sein de la chrétienté nord africaine le désigne comme "archevêque"... Et ce malgré le fait que les primats provinciaux soient jaloux de leur autonomie: c'est pour cela que, puisque lors des conciles généraux il y a manifestation d'une remarquable unité de vue au profit de l'archevêque de Carthage, ils décident de référer des réunions conciliaires à l'empereur directement, ou par l'intermédiaire de l'Eglise de Rome...
C'est face aux prétentions crescendo du métropolitain carthaginois, que l'Eglise de Rome va profiter de la fragilité de l'Eglise d'Afrique: sous le Pape Grégoire le Grand (590-602), Rome a un homme de main sur place, Hilaire, chargé d'administrer les possessions de l'Eglise de Rome en Afrique, mais qui assume aussi le rôle d'agent de renseignement sur la vie des Eglises. Grégoire s'adresse à Dominicus de Carthage, mais, comme il écrit aussi aux fonctionnaires impériaux, pour réclamer l'ordre et le respect de la discipline ecclésiastique. Il a d'ailleurs un autre correspondant privilégié, l'évêque Colombus de Nicivibus en Numidie (qui n'est pas un primat!) auprès duquel il se renseigne sur les questions touchant les donatistes. Les querelles mesquines, la corruption, la simonie, les conflits entre clercs et laïcs font partie des problèmes dont l'évêque de Rome se mêle directement en Afrique, demandant souvent à l'exarque plutôt qu'à l'évêque de Carthage d'y mettre bon ordre!!!
Il y aurait pu avoir à terme un renouveau et une réaction face à Rome, et un patriarchat, ou du moins une sorte d'église autocéphale, aurait pu apparaître à la faveur d'un réveil de cette Eglise au cours de l'Histoire de cette chrétienté... Mais malheureusement, l'Islam fait irruption dans cette région, et cette chrétienté dépendra de plus en plus de Rome au fur et à mesure de sa disparition: ainsi, à la suite d'un différent ecclésiastique, l'évêque de Carthage fait appel au Pape et le Pape Grégoire VII envoya une lettre à l'évêque de Bejaia (V'Gayet/Saldae) en 1076, ainsi qu'au sultan al-Nasir b.'Alannâs, qui régnait dans cette même ville. L'évêque de Bejaia faisait partie des trois derniers évêques du Maghreb d'alors! C'était donc pour régler un contentieux avec l'évêque de Carthage, emprisonné par le souverain musulman de Tunis, 'Abd al-Haqq b. Khurâsân...
Pour en revenir à nos moutons, je doute que le Radeau de Mahomet de Péroncel-Hugoz soit une bonne référence, car il me semble qu'il y a un ton polémique qui peut peut-être gêner quelqu'un, pas forcément musulman d'accord, mais qui l'est culturellement, et peut le braquer inutilement: quelque chose de solide ayant trait au dialogue serait mieux...
Et je ne sais pas si des livres traitant du christianisme ancien au Maghreb peut l'intéresser de suite: je pense qu'avant tout il faut lui proposer un texte répondant à sa curiosité culturelle, voire théologique, et qu'après on peut voir si en savoir plus est quelque chose qui le motive... Donc j'attends toujours un copier-coller ou une bonne référence, merci!
Eliazar, si l'Histoire du christianisme en Kabylie en tant que tel vous intéresse, je peux donner l'URL d'un sujet de forum où justement je collecte les infos sur ce thème... Je me suis focalisé sur le catholicisme vu que c'était la demande de départ, mais le christianisme antique est également orthodoxe en Occident... Et puis je doute que l'écho du Schisme Orient/Occident ait eu une réelle influence sur la vie du christianisme nord africain, qui touchait à sa fin... Vous verrez aussi si vous avez la curiosité de vous promenez sur le forum (au cas où l'URL vous intéresse), qu'il y a des sujets comme "Noël en Egypte" ou "le christianisme carthaginois et l'orthodoxie"... Alors à plus?