Tant crie-l'on Noël qu'il vient...

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eliazar
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Tant crie-l'on Noël qu'il vient...

Message par eliazar »

Cette nuit-là, comme toutes les autres, les bergers qui veillaient dans la montagne avaient trouvé le moyen, une fois de plus, de se chamailler. C’était si habituel que les gens d’en bas les regardaient passer avec un certain dédain lorsqu’ils descendaient vendre leurs fromages ; on ne les fréquentait guère, pour ne pas être mêlés à leurs sempiternelles criailleries.

En fait, c’étaient toujours les mêmes, les bergers riches, qui couvraient les autres de sarcasmes agressifs. Les pauvres, eux, se terraient dans leurs pauvres bergeries perdues sur les versants les plus rocailleux, là où leurs pacages étaient au plus loin des grasses prairies, et ils se gardaient bien d’attaquer les riches, qu’ils savaient plus forts qu’eux. Mais ils avaient une certaine fierté de pauvres, une fierté de qui a plus ancienne origine : noblesse de bergers pauvres, certes, mais de vrais bergers à l’ancienne, gardiens des traditions et des chants de leurs anciens, et qui n’avaient pas plié devant l’envahisseur, même s’ils avaient dû reculer pied à pied. Ils en avaient chaque fois été quittes pour se réfugier de plus en plus haut, jusque là où ils étaient présentement rendus, et où il n’y avait presque plus rien à brouter pour leurs ouailles. Mais ils étaient trop nobles pour se plaindre.

Par chance, c’était dans ces rocailles arides que sourdaient les sources d’eau vive, et même dans les pires étés, quand il ne restait plus qu’un filet d’eau, leurs brebis étaient garanties d’en avoir encore ; c’est important, quand on allaite, de pouvoir boire de l’eau propre, et fraîche, et de n’en pas manquer, jamais. Les brebis des riches, elles, buvaient ce qu’elles pouvaient encore trouver en aval, et dans les périodes de grande sécheresse on en voyait de plus courageuses que les autres (ou de plus assoiffées) qui bravaient les abois furieux des chiens pour venir boire à la source, en douce. On avait même vu quelques-uns des chiens de bergers riches venir, de nuit, se désaltérer là-haut, en cachette de leurs maîtres – mais chut : c’est une autre histoire. Rares étaient ceux qui seraient restés là-haut pour aider les bergers pauvres ; un chien est un chien, ce sont de braves bêtes qui méritent qu’on ait de la reconnaissance pour leurs loyaux services mais, n’empêche, ils préfèrent souvent les écuelles bien garnies. Que dire à cela ? Le chien est comme un homme, en ceci qu’il est faible devant les criailleries de son ventre.

Cette nuit-là, ils attendaient une grande nouvelle : le roi devait venir dans leurs montagnes, et ils l’attendaient avec d’autant plus d’émotion que les plus jeunes d’entre eux avaient fini par ne plus trop y croire. En bas, chez les riches avec qui parfois ils buvaient un coup (les riches avaient beaucoup de filles, et les pauvres n’en avaient guère, comme ils n’avaient guère d’agneaux…), on les avait écrasé une fois de plus de dédain : ils pouvaient toujours attendre, cela faisait deux semaines que le roi était venu, et il était naturellement venu chez eux, et on lui avait fait fête, et des cadeaux, et des grandes tablées, et des gâteaux et des agneaux grillés, et même des dindes qu’ils avaient mis sur les grandes tables, avec des légumes délicieux, et des collines de fruits la plaine, bien dressées entre les plats, qui apportaient une touche de couleur et de luxe incroyable. Parce qu’ils étaient riches, ils pouvaient acheter du grain aux paysans d’en bas, et des fruits de paradis, des oranges, des citrons d’or, et des dattes onctueuses… Avec le grain, ils élevaient des poules, qui donnaient des œufs à leurs femmes pour en faire des gâteaux pour le retour du roi, et aussi des grosses dindes bien grasses pour lui faire fête.

Du coup, les jeunes bergers nobles avaient douté de ce que disaient leurs pères ; si le roi était venu festoyer quinze jours plus tôt chez les riches, pourquoi viendrait-il à nouveau, dans leur coin reculé, partager leur maigre repas, et leurs maigres agneaux cuits sur une broche de fortune à la belle étoile, devant leurs bergeries à demi effondrées ? Ne seraient-ils pas plus avisés de se réunir une bonne fois pour toute avec les riches, de se mêler à leurs longues tablées et de partager leurs agapes ? Quinze jours plus tard ou quinze jours plus tôt, qu’en avait-on encore à faire ? Et même si c’étaient treize jours, comme ronchonnaient les puristes, toutes ces mesquineries ne rimaient plus à rien ; les riches avaient depuis longtemps gagné, eux qui avaient maintenant les plus riches pacages, et pouvaient y nourri dix fois plus de brebis, et vendre dix fois plus d’agneaux, de fromages, et de laine.
Et qui avaient tant et tant de filles à marier qu’ils en donnaient même à de simples paysans des plaines !

*

Et puis tout avait basculé soudain, au milieu de la nuit. Ce qui était arrivé cette nuit-là avait mis fin à tous les doutes, à toutes les chamailleries : une étoile énorme s’était levée sur la montagne d’en face et tous et toutes, médusés, s’étaient tus pour la contempler, les yeux écarquillés. Ils avaient eu un peu de crainte, se demandant ce que cette lumière éblouissante, en pleine nuit, pouvait bien signifier. Quand on est pauvres, et perdus loin de tout, on s’attend toujours à ce que les choses empirent, rarement à ce qu’elles aillent mieux. Ce sont les riches qui peuvent se permettre de voir la vie en rose ; dame, ils ont tout pour être optimistes, eux !

Mais l’étoile mystérieuse n’était qu’un commencement. Au moment où l’inquiétude commençait à les gagner tous, même les plus anciens et les plus sages (ceux qui avaient le moins à perdre, somme toute, si çà tournait mal) la lumière avait envahi leur montagne elle-même, et des anges en foule qui chantaient des airs comme dans les temps anciens. Ce n’était pas tant les anges qui les avaient surpris, car les gardiens des traditions leur avaient mainte fois parlé d’eux, et quelques-uns, même, en avaient vu récemment encore – même si les autres bergers, les riches, souriaient avec un peu de pitié quand les jeunes leur en parlaient timidement. Non, les anges leur donnaient de la joie, mais ne leur faisaient pas peur ; il avaient hérité, avec leur noblesse de pauvres, l’antique tradition de les prier, chaque soir avant de s’endormir, aussi leur sembla-t’il rassurant d’en voir enfin tant et tant rassemblés autour d’eux : cela les tranquillisa, plutôt.

C’était ce qu’ils chantaient qui les remplit d’effarement. D’abord ils avaient chanté la gloire de Dieu qui est au plus haut des cieux, et cela était dans l’ordre. En plus, ils chantaient juste, et avaient des voix si mélodieuses qu’on se serait cru au paradis, à les écouter. Puis ils les avaient rassurés, en leur annonçant la paix sur la terre, et cela aussi, on pouvait le comprendre : même si on les priait par amour, les anges, on s’attendait bien un peu à ce qu’ils nous protègent, qu’ils fassent comme un rempart autour de nous et de nos dernières bêtes, et de nos pauvres cabanes de pierre sèche. Mais quand ils ont chanté le troisième couplet, qui disait que Dieu avait décidé de répandre sur les hommes sa grande miséricorde et sa bienveillance, comme s’il était notre père, alors là, on a cru que notre cœur allait éclater, nos yeux sont devenus comme des sources à leur tour, et notre tête était toute perdue…

Jeunes ou vieux, nous étions là comme pétrifiés de bonheur, on en tremblait presque. Nous, si sales et si pauvres que les gens d’en bas s’écartaient à notre passage, nous achetaient nos pauvres fromages avec les lèvres pincées, sans un mot d’amitié, et nous regardaient repartir avec soulagement dans notre désert d’en haut – Dieu serait comme notre père, et aurait de la bonne volonté pour nous, de la bienveillance ? Le plus fort est qu’on les a cru d’un seul coup, d’un seul. Des anges, ce sont des créatures à aimer, pas à interroger ou à mettre en doute ; il n’y a qu’à les voir pour les croire, on ne discute pas avec ce qu’ils disent quand on a la chance que quelqu’un d’entre eux vous parle. Alors, une foule, pensez un peu…

Vous pensez bien qu’il n’était plus question de mettre en doute la vraie date du retour du roi. Même les jeunes discutailleurs ont compris instantanément ce qui se passait, et que c’était bien cette nuit-ci qu’ils allaient voir le roi venir chez eux. Et que les autres, les bergers riches, les plus nombreux, avec leurs belles grandes bergeries confortables et leurs tables pleines de cadeaux et de grasses victuailles, ils s'étaient fait plaisir, bien sûr - mais ils s'étaient trompés.

Jeunes et vieux, hommes et femmes – et même les Grecs (il y en avait quelques-uns de très pauvres, des abandonnés qui étaient venus vivre avec nous les pauvres Juifs, le dernier reste des descendants de David que méprisaient tant tous ces paysans de Gallo-romains enrichis) – cela ne faisait plus aucune différence ; tout le monde s’embrassait en pleurant de joie. Ils se sont faits beaux, et ils sont tous partis pour aller le voir, là-bas où l’étoile les attendait bien fixement, au-dessus de l’autre montagne, là où est la grotte antique. Et moi, comme je suis trop fatigué, je suis resté là pour garder le feu, qu’il ne s’éteigne…
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