Anne Geneviève a écrit :Pierre Pasquier, cité par Lecteur Claude :
Pour estimer la conduite politique d'un souverain, il ne s'agit évidemment pas d'écarter par principe tout recours à des critères d'ordre historique ou politique, mais de se demander d'abord dans quelle mesure celui-ci parvient à gouverner selon Dieu, et non selon le monde.
C’est bien là tout le problème. J’ai été très intéressée par le texte de Pasquier mais il me semble, corrigez-moi si je me trompe, qu’il donne des critères ou des repères sûrs : que les princes « ayant vécu la passion » se soient conformés au modèle du Serviteur souffrant d’Isaïe, au type de la passion du Christ, avec conscience de s’abandonner à la volonté divine. Et d’un point de vue spirituel, il est certain que cela peut effacer les péchés de toute une vie et représenter un raccourci vers la sainteté, un raccourci particulièrement abrupt d’ailleurs.
Pourtant, j’ai encore un doute en ce qui concerne Louis XVI. D’abord pourquoi lui seul et pas Marie Antoinette ni le jeune Louis XVII ?
Claude, vous citez saint Léger et saint Edouard ou saint Sigismond. Même Charles le Bon est en deçà du schisme réel, i.e. l’excommunication des Latins en 1216, après le sac de Constantinople et au vu de la latinisation forcée de la Grèce. Cessons de nous référer à 1054, date choisie on ne sait pourquoi dans les instances œcuméniques, sans doute parce que c’était la seule qui ne fâchait personne. Dans les missels romains de la fin du XIXe siècle, la date officielle du schisme était encore 1216. En 1054, l’excommunication mutuelle de Michel Cérulaire (très contesté par le saint synode) et de Humbert (qui n’était plus légat, vu la mort du pape qui l’avait nommé) ne fut qu’un coup d’épée dans l’eau où ne furent même pas abordés les vrais problèmes, à savoir le
filioque. La divergence théologique avait éclaté lors de la crise entre saint Photios et le pape Nicolas à la fin du IXe siècle mais remonte à l’influence des Wisigoths exilés dans l’espace carolingien. Jusqu’en 1216, malgré la gravité de ces divergences théologiques car le filioquisme commençait d’avoir des conséquences, la communion fut maintenue entre Grecs et Latins. A tort ou à raison, c’est une autre question. Mais on ne peut contester que Louis XVI se place, de toute manière, plusieurs siècles après le schisme. La question qui se pose à son sujet est d’ailleurs intéressante du point de vue théologique : le fait d’avoir « vécu la passion », car il correspond aux critères de Pasquier, efface-t-il aussi les errements doctrinaux ?
Quitte à contredire mes premiers messages sur ce fil, mais qui vous ont permis de préciser la question, donc je ne les regrette pas, j’aurais maintenant tendance à penser que, si Dieu a permis qu’il vive la passion, c’est que ces errements ont été pardonnés – mais cela tient-il à l’ignorance personnelle du souverain, peu au fait des questions théologiques ? Ou même l’hérésie, pour la nommer clairement, peut-elle être effacée par cette forme de martyre ? Malgré la phrase du Christ sur le péché contre l’Esprit ?
Je n’ai pas de réponse toute faite. Je ne sais même pas si on peut en donner une.
Reste le critère de la vénération par le peuple royal. Où est-elle en ce qui concerne Louis XVI ?
Je dirais que c'est ce critère de la vénération par le peuple royal qui manque pour Marie-Antoinette et Louis XVII. En ce qui concerne l'enfant du Temple, c'est sans doute parce qu'une partie du peuple a voulu s'accrocher contre toute évidence à l'espérance de sa survie. Encore de nos jours on rencontre encore quelques naundorffistes. Illustration du mythe du roi caché, omniprésent dans la tradition française, portugaise et russe. Pour Marie-Antoinette, il semble que le peuple ne lui ait pas pardonnné la réputation de légéreté qu'on lui avait faite. J'ai aussi l'impression que la "passion du prince" évoquée par Pierre Pasquier ne concerne que celui qui a eu le pouvoir ou son héritier. Mais pourtant, tous les historiens s'accordent sur le fait qu'elle a eu une attitude exemplaire lors de la descente aux enfers de la famille royale. Alors, je ne peux que constater l'absence de vénération par le peuple pour la reine, sans pouvoir l'expliquer autrement que par le fait qu'elle n'avait pas eu l'exercice du pouvoir.
Autrement, on retrouve dans le cas de Louis XVI toutes les caractéristiques évoquées par Pierre Pasquier dans son article.
Une souveraineté qui fut autant prémices de gloire que promesse d'abaissement: chef de l'Etat le plus puissant du monde de cette époque, restaurateur de la marine française et vainqueur de la guerre d'Amérique (n'oublions pas que ce fut la seule période de l'Histoire où la marine française domina nettement la marine anglaise et non l'inverse), il finira en prison, séparé de sa femme et de ses enfants, dépouillé de tout et conduit à la mort du criminel de droit commun. (Car il a été guillotiné, comme un condamné de droit commun, et pas fusillé, comme un militaire ou un condamné politique.)
Le choix douloureux entre la restauration du pouvoir temporel et le salut de son âme: car il aurait pu arrêter le processus en faisant le choix de l'Eglise constitutionnelle créée par les révolutionnaires contre l'Eglise gallicane et en levant son veto contre les mesures de répression des prêtres réfractaires; il fit le choix de tout perdre, sauf son âme.
"La souveraineté et l'innocence de la victime, la trahison des familiers, l'iniquité de la sentence, l'ignominie du supplice, l'effroi de l'agonie, la douceur du supplicié, le consentement de la victime et le pardon accordé au bourreau, tout concourait à identifier, dans la conscience ecclésiale, la passion du prince à celle du Christ", écrit Pierre Pasquier. Nous retrouvons ici tous ces éléments. La trahison des familiers, le rôle de Judas étant joué par le cousin Philippe Egalité, duc d'Orléans et Grand Maître de la maçonnerie, dont même Robespierre dit: "Il était le seul parmi nous qui n'avait pas le droit de voter la mort". L'iniquité de la sentence, la condamnation se faisant sur la base de faux documents forgés par le ministre de l'Intérieur Roland. Ajoutons au passage que la condamnation fut prononcée par un parlement issu d'élections douteuses et qui avait pour l'occasion usurpé le pouvoir judiciaire.
En ce qui concerne le pardon du roi à ses bourreaux, je me permets de vous reproduire le récit de sa mort, en respectant l'orthographe du XVIIIème siècle.
"Arrivé sur l'échaffaud, il veut parler au peuple; une voix forte s'écrie:
ne le laissez pas parler. Louis, sur l'échafaud, avait-il l'espoir d'en descendre? veut-il émouvoir ce peuple endurci à l'école des tyrans? Non: mais il meurt avec le regret de ne plus vivre dans son opinion. Aussi, pendant que ses exécuteurs se préparent au sacrifice:
Peuple, s'écrie-t-il d'une voix forte,
Peuple, je meurs innocent: mais cette voix se perd dans la confusion des tambours. Santerre, Piery, ou tout autre, ont craint que les paroles de Louis ne fissent une impression trop vive sur les esprits, ils ont couvert la voix du juste par le roulement des tambours. Louis XVI, n'ayant plus d'espérance sur la terre, se tourne vers les exécuteurs et leur dit:
Messieurs, je meurs innocent de tout ce dont on m'inculpe. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français.Telles furent les dernières paroles du roi le plus vertueux et le plus infortuné qui ait régné sur le peuple le plus coupable. Il n'avoit pu se faire entendre du fond de sa prison, à ce peuple dont il avoit été aimé, et qu'on avoit aliéné de lui. De toutes les afflictions qui s'accumulèrent sur ses dernières années, ce fut celle qui l'affecta le plus douloureusement. La preuve en est dans le testament fait le 25 décembre, en sa prison du Temple. C'est un monument durable de son amour pour le peuple, et des vertus qui lui assurèrent à jamais une place entre les meilleurs souverains." (
Examen impartial de la vie privée et publique de Louis XVI, roi de France, Hambourg 1797, pp. 391-392.)
Récit plus détaillé chez des historiens contemporains:
"Tout le monde -entendons les Jacobins qui ont vu et qui ont parlé sur-le-champ - tout le monde s'étonne de son "air déterminé et courageux", et constate "la fermeté et le calme" avec lesquels il envisage la guillotine, et cette foule impatiente d'ennemis exaspérés par une attente de neuf heures. (...)
Nous savons qu'il est monté à l'échafaud "avec fermeté", sans aide et "d'un pas assuré". Les tambours de l'escorte se sont rangés, sans cesser de battre. Ils s'arrêtent tout d'un coup lorsque Louis XVI "fonce sur le devant de l'échafaud". Les spectateurs les plus rapprochés entendent les dernières paroles qu'il adresse à son peuple:
"Je meurs innocent de tous les crimes qu'on m'impute;
je pardonne aux auteurs de ma mort; je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe pas sur la France."
Santerre veille. Un ordre bref, et les tambours reprennent. La dernière phrase du roi se perd dans le tumulte. Seuls les mots
Dieu,
sang et
France parviennent jusqu'aux auditeurs, d'où les versions fantaisistes publiées par les journaux. (...)
Tout est fini maintenant. Louis XVI ne songe pas à résister ni à se débattre. Le bourreau, dans sa lettre du 23 février au rédacteur du journal
Le Thermomètre du Jour, est formel sur ce point:
"Il se laissa conduire à l'endroit où on l'attacha."
Pendant qu'on le lie à la planche, il s'adresse aux bourreaux dans un dernier effort pour que son ultime message parvienne au peuple:
"Messieurs, je suis innocent de tout ce dont on m'inculpe. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français.""
(Paul et Pierrette Girault de Coursac,
Enquête sur le procès du roi, Editions F.-X. de Guibert, Paris 1992, p. 672.)
Comment ne pas penser à la prophétie que Gérard de Nerval plaçait dans la bouche de Jacques Cazotte, même s'il s'agit d'une prophétie
a posteriori: "Ici un mouvement très sensible se fait dans toute la compagnie, et la figure du maître se rembrunit. On commençait à trouver que la plaisanterie était forte.
Mme de Grammont, pour dissiper le nuage, n'insista pas sur la dernière réponse, et se contenta de dire, du ton le plus léger: "
Vous verrez qu'il ne me laissera pas seulement un confesseur!
-
Non, madame, vous n'en aurez pas, ni personne. Le dernier supplicié qui en aura un par grâce sera..."
Il s'arrêta un moment. "Eh bien! Quel est donc l'heureux mortel qui aura cette prérogative? -C'est la seule qui lui restera : et ce sera
le roi de France." (Nerval, "Les illuminés", in
Oeuvres complètes, La Pléïade, tome II, Gallimard, Paris 1984, p. 1096.)
Ajoutons aussi un trait particulier que l'on ne retrouve que dans la mort de saint Nicolas II et de sa famille: l'aspect sacrifice humain, le sacrifice du souverain chrétien à des puissances obscures anti-chrétiennes. Qui n'a été frappé par le rituel qui entoura le massacre de la famille impériale, par celui de ses bourreaux qui écrivit sur un mur de la maison Ipatiev les vers de Heinrich Heine
Und Belsatzar ward in selbiger Nacht / Von seinen Knechten umgebracht , citation alllemande bien curieuse dans le contexte de ce que l'on nous présente comme la révolution russe.
Donc, nous sommes confrontés à une passion qui réunit tous les critères évoqués par Pierre Pasquier, sauf le plus important: l'orthodoxie de la foi et l'appartenance à la véritable Eglise. Pas plus que vous, Anne-Geneviève, je ne peux répondre à la question de savoir si cette forme de martyre peut effacer l'hérésie - en tenant compte de l'ignorance du roi en matière théologique, ignorance qu'il confesse dans son Testament en disant qu'il s'en est tenu à croire ce qu'enseignaient ses évêques.
Je ne peux qu'acquiescer à ce que vous écrivez. Moi aussi, je suis enclin à penser que si Louis XVI a pu connaître une telle mort, c'est que ses errements religieux lui étaient pardonnés.
En tout cas, à l'époque, où l'oecuménisme n'avait pas encore brouillé les esprits, le caractère extraordinaire des circonstances de sa mort, l'iniquité de sa condamnation et l'anti-christianisme prononcé de ses assassins ont fait qu'il a été considéré comme un juste aussi bien par les papistes que par les protestants ou les orthodoxes. Aussi bien dans la très républicaine Helvétie que dans l'Empire des Romanov.
Peut-être s'agit-il d'un cas très rare. De toute façon, Dieu peut aussi sauver en dehors des voies ordinaires qu'Il a Lui-même instaurées.
Et d'ailleurs, ce qui m'intéresse le plus, ce n'est pas de canoniser officiellement Louis XVI, c'est de comprendre l'enseignement qu'il a donné par sa fin misérable selon le monde, et glorieuse selon la foi. Je ne connais que trois cas d'hétérodoxes qui aient été reconnus comme saints: le nestorien Isaac le Syrien et le schismatique Lucifer de Cagliari, et un des évêques qui l'avaient suivi. Peut-être qu'un jour Dieu révélera à Son Eglise la manière dont il faut faire mémoire de ce souverain ayant-souffert-la-passion. La seule chose qui importe à mes yeux, c'est de se souvenir de la passion du roi, de prier pour lui et de puiser dans son exemple de nouvelles forces pour suivre la voie étroite par laquelle devront passer les justes.