patrik111 a écrit :Qui n'a été frappé par le rituel qui entoura le massacre de la famille impériale, par celui de ses bourreaux qui écrivit sur un mur de la maison Ipatiev les vers de Heinrich Heine Und Belsatzar ward in selbiger Nacht / Von seinen Knechten umgebracht , citation alllemande bien curieuse dans le contexte de ce que l'on nous présente comme la révolution russe.
Qu'on me pardonne cette petite rectification, mais la citation exacte de Heine est:
Und Belsatzar wurd in selbiger Nacht / Von seinen Knechten umgebracht
et non
ward.
J'ajoute que tout ce fil de discussion est pour moi littéralement passionnant.
P.
Il est vrai que je citais de mémoire.
La citation exacte de Heine est la suivante:
Belsazar ward aber in selbiger Nacht / von seinen Knechten umgebracht
Avec
ward, et non wurde comme en allemand standard écrit (
Schriftdeutsch) - lience poétique. Le poème
Belsazar se trouve dans le
Buch der Lieder (Livre des Chants) publié par Heine en 1827. Il reprend l'épisode biblique du festin de Balthazar (Dan 5: 1-30), particulièrement le verset 30.
En français, qui n'est pas une langue flexionnelle, les licences poétiques sont plus limitées qu'en allemand (écrire "encor" au lieu de "encore"...). Par conséquent, en poésie allemande, on peut s'éloigner considérablement de la syntaxe et de la conjugaison de la langue "normale"; exemple, du même Heine, les quatre derniers vers d'un poème que tout le monde connaît, puisqu'il s'agit de la
Lorelei:
Ich glaube, die Wellen verschlingen
Am Ende Schiffer und Kahn;
Und das hat mit ihrem Singen
die Lore-Ley getan.
Tout le monde connaît, tout le monde comprend, mais il faut reconnaître que ce n'est pas la syntaxe "normale" de l'allemand.
Les possibilités de la langue poétique allemande permettent de s'éloigner à tel point de la langue normale qu'on peut arriver à un hermétisme auxquels ne pourraient même pas rêver les plus "mallarméens" des poètes francophones. J'aime beaucoup Rilke (à vrai dire plus encore pour ses poèmes en français, et surtout pour les
Quatrains valaisans, que pour ses poèmes en allemand), mais, lorsque je me trouvai en pèlerinage sur sa tombe à Rarogne, je dus reconnaître que ses vers gravés sur sa tombe étaient au-delà de ma capacité d'assimilation:
Rose,
oh reiner
Widerspruch,
Lust,
Niemandes
Schlaf
zu sein
unter soviel
Lidern.
Ceci étant, revenons à nos moutons, ou plutôt à nos vers. Les vers de Heine, ainsi que je l'ai indiqué plus haut, sont les suivants, et je présente encore mes excuses pour les avoir cités de travers, car je les citais de mémoire:
Belsazar ward aber in selbiger Nacht
von seinen Knechten umgebracht
Maintenant, venons à l'inscription exacte que l'on trouva dans la salle de la «maison à destination spéciale» (russe Дом Особого Назначения) de Catherinebourg (russe Екатеринбург,
Ekaterinbourg) où prit fin l'Empire russe dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918 (nouveau style). Il faut en effet signaler que Catherinebourg fut libérée par les armées blanches et la légion tchécoslovaque le 25 juillet 1918 et ne fut reprise par l'Armée rouge que le 11 juillet 1919. Il y eut donc une enquête sur l'assassinat des Romanov et de leurs fidèles serviteurs (le médecin Botkine, dont le petit-fils Constantin Melnik devait jouer un rôle important dans les premiers temps de la Ve République française; la femme de chambre de l'impératrice, Anna Demidova; le valet de chambre de l'empereur, Aloïs Trupp; le cuisinier Ivan Kharitonov; seul avait été épargné le marmiton Ivan Sednev, compagnon de jeu du tsarévitch, que le commissaire communiste Jacques Yourovski, chargé par Lénine de «l'opération spéciale», fit éloigner le 16 juillet 1918). Cette enquête fut menée successivement par le juge d'instruction Alexis Nametkine, le juge Ivan Sergueïev - sous le contrôle du substitut Alexandre Koutouzov - et le juge d'instruction Nicolas Sokolov. Si les communistes avaient interné la famille impériale plus près de Moscou avant de la liquider, autrement dit si le massacre avait eu lieu dans une ville qui n'est jamais tombée sous le contrôle des Blancs, on n'aurait jamais rien su et la famille impériale se serait littéralement «volatilisée» comme tant d'autres «disparus» de l'époque soviétique.
Je laisse donc la parole à l'historien français spécialiste de la fin des Romanov, Nicolas Ross:
Le 14 août 1918, le juge Ivan Sergueïev, accompagné du substitut du procureur Nicolas Ostrooumov (ainsi que du propriétaire des lieux Ipatiev et du général Medvedev en qualité de témoins), examina la pièce où, un mois plus tôt, avait été exécutée la famille impériale. Donnons lui la parole:
«Sur le mur à droite de l'entrée se trouvent des inscriptions exécutées au crayon du contenu suivant: "Nicolas a dit aux peuples voilà ma b..te et pas la république", "Nicolas c'est pas un Romanov, c'est un Finnois d'origine. La famille Romanov s'est achevée avec Pierre III et là a commencé une race finnoise". En dessous de cette inscription figure une signature illisible, ressemblant à "Krimnikov". A droite de ces inscriptions, il y a deux lignes, exécutées d'une écriture en lettres latines peu lisibles: "Belsat (tzar?) war in selbign Nacht Von schlagn [sic] Knechten umgebracht" [...] Sur le mur de gauche par rapport à l'entrée, on voit la trace d'une inscription au crayon. La signature a été découpée: une partie des papiers peints a été coupée et enlevée. Sur le mur de devant, touchant le chambranle de la porte d'entrée, sont représentés au crayon des dessins à caractère extrêmement pornographique, qui représentent des figures d'hommes et de femmes avec des organes sexuels dénudés de taille exagérée.»
(Nicolas Ross,
La mort du dernier tsar, L'Âge d'Homme, Lausanne 2001, p. 126.)
On constate donc que je ne suis pas le seul à déformer les vers de Heine quand je les cite de mémoire, et que celui qui les avait tracés sur le mur de la pièce où prit fin la maison Romanov les avait encore plus défomés que moi.
Ross souligne à juste titre que ces inscriptions relevéés par le juge Sergueïev se trouvaient en face du mur où la famille impériale avait attendu son exécution, de telle sorte que ces insultes et ces dessins pornographiques avaient rendu l'attente encore plus pénible. Suprême raffinement communiste. Relevons l'étrange orthographe
Belsat (tzar?) qui laisse supposer un jeu de mots entre
Belsazar et
tsar (russe царь).