Recension: La bibliothèque du patriarche
Publié : dim. 05 janv. 2020 16:00
Luciano Canfora, La bibliothèque du patriarche, traduit de l'italien par Luigi-Alberto Sanchi, Les Belles-Lettres, Paris 2003, 314 pages + 8 pages de photographies (édition originale: La Biblioteca del Patriarca, Rome 1998).
L'auteur était professeur à l'université de Bari, dans les Pouilles, vieille terre orthodoxe dont on se donne encore aujourd'hui beaucoup de mal pour effacer le passé.
Il s'agit d'une enquête bibliophilique qui vaut bien tous les romans à suspense (Le nom de la rose d'Umberto Eco ou Club Dumas d'Arturo Pérez-Reverte, pourtant des références dans le genre, font pâle figure à côté).
Il y eut, en 1653, à Rouen, une édition de la Bibliothèque de saint Photios (italien Fozio), patriarche de Constantinople - le célèbre Myrobiblion résumant quelque 300 auteurs de l'Antiquité - dont plusieurs centaines d'exemplaires subsistent dispersés à travers les bibliothèques d'Europe et des Amériques, plus un exemplaire en Tunisie et un exemplaire en Australie. Paris en a 15, Cambridge 23, Oxford 16, Milan 5, Rio de Janeiro 2, mais le livre a tout de même abouti jusque dans des endroits aussi inattendus que Chaumont, Locarno ou Stresa, et un exemplaire a trouvé sa place dans la bibliothèque du monastère Saint-Jean de Patmos.
Mais voici qu'il existe 4 autres exemplaires de cette édition de 1653, conservés à Rouen, Nantes, Camerino (Italie) et Cambridge qui se distinguent de tous les autres par l'existence d'une préface en latin fort pédant, intitulée Candido Lectori (Au lecteur candide) et signée d'un mystérieux sigle Th. M. Roth. Eccl. Presb. (Th. M., prêtre du diocèse de Rouen).
Cette préface a été remplacée par une autre introduction sur intervention de la censure du cardinal Mazarin, alors principal ministre de France, car on y trouvait un éloge appuyé des vertus du patriarche Photios, "inter viros orbis Christiani doctrina et virtute maxime conspicuos", "au nombre des personnalités les plus illustres par la doctrine et la vertu dans tout le monde chrétien".
Saint Photius le Grand, premier à avoir affronté l'idéologie naissante du papisme professant la primauté de juridiction du patriarche de Rome sur l'univers entier, était, et est encore, un témoin gênant pour la Papauté. Il était toutefois, en ces temps d'érudition, d'humanisme et de polémiques confessionnelles à cinq acteurs (la Papauté, les jansénistes, les luthériens, les calvinistes et les orthodoxes), impossible de faire l'impasse sur ce personnage. En revanche, aujourd'hui, en des temps où l'attention culturelle et médiatique consacrée aux questions religieuses se limite à rapporter les discours du pape de Rome régnant (et ceux de l'actuel sont particulièrement vides), le Vatican a réussi à évacuer Photios. A l'époque, il fallait bien tolérer les réimpressions de sa Bibliothèque (au demeurant toujours rééditée de nos jours puisque je la possède dans l'édition bilingue grec-français des Belles Lettres), mais en même temps le diaboliser (d'où la fresque représentant le bûcher des livres de Photius au salon sixtin de la Bibliothèque Vaticane de Rome ; cf. Canfora, pp. 277-290). Mais on ne pouvait pas tolérer qu'une réédition du Myrobiblion s'accompagnât d'un éloge aussi appuyé de celui en qui la Papauté voyait le "premier Luther" et en qui l'Eglise voit, avec raison, un des trois saints Nouveaux-Docteurs.
Au terme de cette passionnante enquête, le professeur Canfora démasque le mystérieux préfacier qui se cachait derrière le sigle Th. M. Roth. Eccl. Presb. et reconstitue l'histoire des quatre exemplaires qui ont été conservés avec la préface d'origine Candido Lectori. Au demeurant, l'exemplaire qui a atterri à Camerino est celui que Mazarin avait conservé après avoir ordonné la censure du livre et la suppression de la préface.
Une enquête remarquable, une réflexion sur la censure et sur les religions que l'on a construites à partir de la censure et qui amène le lecteur orthodoxe à la constatation surprenante que le patriarche Photius était au centre de bien des polémiques en Europe occidentale voici à peine plus de 350 ans.
L'auteur était professeur à l'université de Bari, dans les Pouilles, vieille terre orthodoxe dont on se donne encore aujourd'hui beaucoup de mal pour effacer le passé.
Il s'agit d'une enquête bibliophilique qui vaut bien tous les romans à suspense (Le nom de la rose d'Umberto Eco ou Club Dumas d'Arturo Pérez-Reverte, pourtant des références dans le genre, font pâle figure à côté).
Il y eut, en 1653, à Rouen, une édition de la Bibliothèque de saint Photios (italien Fozio), patriarche de Constantinople - le célèbre Myrobiblion résumant quelque 300 auteurs de l'Antiquité - dont plusieurs centaines d'exemplaires subsistent dispersés à travers les bibliothèques d'Europe et des Amériques, plus un exemplaire en Tunisie et un exemplaire en Australie. Paris en a 15, Cambridge 23, Oxford 16, Milan 5, Rio de Janeiro 2, mais le livre a tout de même abouti jusque dans des endroits aussi inattendus que Chaumont, Locarno ou Stresa, et un exemplaire a trouvé sa place dans la bibliothèque du monastère Saint-Jean de Patmos.
Mais voici qu'il existe 4 autres exemplaires de cette édition de 1653, conservés à Rouen, Nantes, Camerino (Italie) et Cambridge qui se distinguent de tous les autres par l'existence d'une préface en latin fort pédant, intitulée Candido Lectori (Au lecteur candide) et signée d'un mystérieux sigle Th. M. Roth. Eccl. Presb. (Th. M., prêtre du diocèse de Rouen).
Cette préface a été remplacée par une autre introduction sur intervention de la censure du cardinal Mazarin, alors principal ministre de France, car on y trouvait un éloge appuyé des vertus du patriarche Photios, "inter viros orbis Christiani doctrina et virtute maxime conspicuos", "au nombre des personnalités les plus illustres par la doctrine et la vertu dans tout le monde chrétien".
Saint Photius le Grand, premier à avoir affronté l'idéologie naissante du papisme professant la primauté de juridiction du patriarche de Rome sur l'univers entier, était, et est encore, un témoin gênant pour la Papauté. Il était toutefois, en ces temps d'érudition, d'humanisme et de polémiques confessionnelles à cinq acteurs (la Papauté, les jansénistes, les luthériens, les calvinistes et les orthodoxes), impossible de faire l'impasse sur ce personnage. En revanche, aujourd'hui, en des temps où l'attention culturelle et médiatique consacrée aux questions religieuses se limite à rapporter les discours du pape de Rome régnant (et ceux de l'actuel sont particulièrement vides), le Vatican a réussi à évacuer Photios. A l'époque, il fallait bien tolérer les réimpressions de sa Bibliothèque (au demeurant toujours rééditée de nos jours puisque je la possède dans l'édition bilingue grec-français des Belles Lettres), mais en même temps le diaboliser (d'où la fresque représentant le bûcher des livres de Photius au salon sixtin de la Bibliothèque Vaticane de Rome ; cf. Canfora, pp. 277-290). Mais on ne pouvait pas tolérer qu'une réédition du Myrobiblion s'accompagnât d'un éloge aussi appuyé de celui en qui la Papauté voyait le "premier Luther" et en qui l'Eglise voit, avec raison, un des trois saints Nouveaux-Docteurs.
Au terme de cette passionnante enquête, le professeur Canfora démasque le mystérieux préfacier qui se cachait derrière le sigle Th. M. Roth. Eccl. Presb. et reconstitue l'histoire des quatre exemplaires qui ont été conservés avec la préface d'origine Candido Lectori. Au demeurant, l'exemplaire qui a atterri à Camerino est celui que Mazarin avait conservé après avoir ordonné la censure du livre et la suppression de la préface.
Une enquête remarquable, une réflexion sur la censure et sur les religions que l'on a construites à partir de la censure et qui amène le lecteur orthodoxe à la constatation surprenante que le patriarche Photius était au centre de bien des polémiques en Europe occidentale voici à peine plus de 350 ans.