L'imbroglio abkhaze
Publié : dim. 28 juil. 2019 19:47
Depuis des mois, tout le petit monde orthodoxe ne cesse de discuter de la situation en Ukraine, mais ce n'est pas le cas le plus désespéré de confusion ecclésiastique consécutive à l'éclatement de l'Union soviétique, loin de là.
L'Ukraine, malgré ses deux juridictions concurrentes (Eglise autocéphale reconnue par Constantinople et Eglise autonome reconnue par Moscou) et son très folklorique pseudo-patriarche dont les déclarations de plus en plus confuses sont commentées par des observateurs qui feignent de ne pas remarquer des signes évidents de sénilité, c'est le deuxième pays d'Europe par sa superficie, le troisième pays dans le monde par sa population orthodoxe derrière la Russie et la Roumanie (ou même à égalité avec la Roumanie ?) et suffisamment de ressources humaines pour qu'il y ait des évêques, des prêtres, des moines, des moniales, des monastères, des institutions charitables, des éditions, des séminaires et des facultés de théologie en état de fonctionnement, malgré la division actuelle.
Mais l'Abkhazie? Sous le régime communiste, c'était une république autonome au sein de la République soviétique de Géorgie. Les Abkhazes, peuple que leur langue rapproche des Tcherkesses, mais qui, contrairement à eux, sont orthodoxes et non musulmans, prétendent que ce rattachement à la Géorgie était dû à un certain chauvinisme de Staline (de père géorgien et de mère ossète, né à Gori en Kartlie intérieure) et de Beria (d'une famille originaire de Mingrélie, mais implantée à Merkheouli en Abkhazie) qui auraient pour une fois oublié leur internationalisme à forte coloration grand-russe au profit de l'amour de leur petite patrie géorgienne. Convertis à l'Orthodoxie au VIe siècle, les Abkhazes ne sont autres que les Abasges des chroniques byzantines. C'est dans leur pays que fut enterré saint Jean Chrysostome.
Toujours est-il qu'après la chute de l'Union soviétique, l'Abkhazie a été, comme l'Ossétie du Sud, le Karabakh ou la Transnistrie, un des foyers de tension que le pouvoir soviétique avait d'ailleurs probablement préparés à cette fin pour diviser pour mieux régner. La guerre a été longue (treize mois en 1992-1993) et particulièrement violente. Les Abkhazes semblent avoir été aidés par l'armée russe et par des volontaires de ces peuples montagnards du Caucase qui sont proches d'eux par la langue et éloignés par la religion. La plus grande partie de la minorité géorgienne a dû fuir, et, depuis, le petit pays (de la taille de la Suisse romande) échappe totalement à l'autorité de la Géorgie.
Bien entendu, la "communauté internationale" refuse totalement de reconnaître la situation qui perdure depuis maintenant un quart de siècle. L'Abkhazie n'entretient de relations diplomatiques qu'avec la Russie, le Venezuela, la Syrie, et une poignée d'autres Etats en quête de reconnaissance comme l'Ossétie du Sud, le Haut-Karabakh et la Transnistrie. Dans les faits, le pays est sous un embargo qui ne dit pas son nom: il est tout de même curieux de constater que, pendant la dizaine d'heures que j'ai passées en Abkhazie, mon téléphone portable, de marque étasunienne (j'allais écrire de marque impérialiste) ne fonctionnait plus, si ce n'est pour obstinément indiquer l'heure de Tbilissi alors que l'Abkhazie est à l'heure de Moscou.
Il est de bon ton d'écrire que l'Abkhazie est une fiction, mais, pour le voyageur, c'est plutôt l'appartenance de ce territoire à la Géorgie qui relève de la fiction. La frontière avec la Géorgie passe pour infranchissable. Les hommes et les marchandises arrivent par un poste-frontière avec la Russie qui se trouve à Adler, quartier de Sotchi (on est en Russie, avec les dimensions russes: le quartier en question est à 30 kilomètres du centre-ville...) que les investissements généreusement déversés par Moscou avant les jeux olympiques d'hiver de 2014 ont transformé en une copie de ce qui se voit de pire sur la côte espagnole, tandis que de magnifiques constructions de l'époque stalinienne comme le sanatorium Ordjonikidze tombent en ruine.
C'est une vraie frontière, avec un vrai contrôle des passeports et des marchandises, comme on n'en voit plus en Europe occidentale, sans que l'expérience soit particulièrement désagréable pour autant. (Le douanier du côté russe était même d'une franche jovialité en me faisant remarquer que j'étais le premier ressortissant de mon pays qu'il voyait passer par ce poste-frontière.) Les citoyens russes sont dispensés de visa. Les autres doivent se faire délivrer un visa abkhaze (démarches qui ont dû prendre moins de quinze minutes dans mon cas). Rien de stressant donc, mais c'est vrai qu'en Europe occidentale, on a perdu ces habitudes.
La géographie de l'Abkhazie apparaît d'une désarmante simplicité pour le touriste : la côte, une plaine plus ou moins étroite, des montagnes majestueuses avec canyons et lacs dans une végétation partout luxuriante. Mais l'expérience, en particulier sur la côte, est poignante. La mer est belle, le rivage vaut bien ce qu'il y a de plus beau sur les bords de la Méditerranée, la côte abkhaze paraît beaucoup plus attirante que la Riviera russe du côté de Sotchi... mais tout est en ruines. C'était une destination prisée du temps du dernier tsar, dont un cousin, prince d'Oldenbourg, avait fait de l'Abkhazie son port d'attache, et les dernières décennies de l'Empire russe avaient couvert cette côte de villas, de palais, d'hôtels, de casinos, de gares, de théâtres. Le règne de Staline avait rajouté des équipements monumentaux. De tout cela, presque plus rien n'est entretenu depuis la fin de l'URSS. J'avais presque les larmes aux yeux en assistant à l'agonie de tant de bâtiments qui furent tout simplement majestueux.
Il est vrai que le pays, qui, dans l'ensemble, est ce que j'ai vu de plus pauvre en Europe, semble garder jalousement le souvenir de la guerre de 1992-1993. Nombreux les monuments aux morts. Nombreux aussi les immeubles à moitié détruits pendant cette guerre et jamais rebâtis, ou qui portent encore les impacts des combats, et qui sont pourtant habités. J'ai rarement vu une pareille précarité.
Le pays ne vit que de la viticulture et du tourisme, exclusivement russe, et pour l'essentiel des gens qui font une excursion depuis Sotchi. Beaucoup de carcasses d'usines abandonnées. On est loin du temps où Soukhoumi, capitale de l'Abkhazie, abritait le génial Manfred von Ardenne, aussi talentueux en sciences qu'en trahison, et son équipe de physiciens allemands qui s'étaient mis au service du projet de bombe atomique soviétique sous la direction de Beria qui, décidément, ne négligeait pas sa petite patrie.
Ce pays est sans doute l'un des plus beaux que j'aie vus, mais aussi celui dont la situation me semble la plus désespérée au point de vue économique et politique.
Ce n'est pas mieux sur le plan religieux.
Je suis allé au Nouvel-Athos, le grand monastère que les moines russes de l'Athos avaient bâti au-dessus de la côte abkhaze en prévision d'une éventuelle expulsion par les Turcs après la guerre de 1877-1878. Bien entendu, le monastère, pendant la période communiste, a été affecté à un tout autre usage, mais, au moins, il n'a pas été dynamité. Pendant la guerre de 1992-1993, il a encore servi d'hôpital militaire.
Vingt-cinq ans après, c'est à peine s'il a été réhabilité. Dans l'église centrale, seule l'iconostase a été repeinte, et on trouve ce qui est la seule icône que je connaisse avec une légende en abkhaze. Pour le reste, ce sont les fresques de la fin du XIXe siècle, relativement dégradées, pratiquement pas restaurées après la restitution des lieux au culte. Certes, l'entrée n'est pas payante; le touriste ne se fait pas arnaquer en Abkhazie. Mais il y a en été des masses de touristes russes qui achètent des cierges ou font des offrandes. Cela doit représenter une somme suffisante pour au moins entreprendre la restauration des fresques de l'église centrale. Et pourtant... Je n'imagine pas qu'une église de cette renommée pourrait être dans un pareil état en Roumanie ou en Géorgie, un quart de siècle après la fin du communisme.
Sur place, où je n'ai entendu de prières qu'en slavon, j'achète un numéro, presqu'entièrement en russe, d'une revue liée au monastère, qui m'explique qu'un séminaire fonctionne au Nouvel-Athos et que les cours de langue abkhaze sont au programme. (Au passage, je signale aux amateurs que l'Harmattan a publié un manuel d'abkhaze pour francophones.) Je ne suis pas plus avancé quant à la question que je me pose: mais ce lieu de culte, de qui dépend-il?
Et c'est là que l'imbroglio se révèle encore plus complexe en matière religieuse qu'en matière politique. Sur le plan politique, la souveraineté de la Géorgie sur l'Abkhazie n'est même plus un fantôme: tout est écrit en abkhaze et en russe, avec de l'anglais sur les panneaux indicateurs. Je n'ai pas vu une seule inscription en géorgien. Le drapeau abkhaze flotte partout, les voitures ont des plaques d'immatriculation abkhazes, etc.
(Staline avait imposé en 1938 que l'abkhaze s'écrive avec les caractères géorgiens. Depuis 1954, les Abkhazes ont obtenu que leur langue s'écrive dans un alphabet cyrillique adapté. La revue que j'ai achetée au Nouvel-Athos avait un article passionnant sur les divers alphabets utilisés depuis 1862 pour transcrire l'abkhaze, cette langue ayant même connu une période d'utilisation de l'alphabet latin.)
Mais, sur le plan religieux, il s'agit bel et bien d'un territoire qui relève du patriarcat de Géorgie. Le patriarcat de Moscou, qui est cohérent avec sa position par rapport à l'Ukraine et qui a de très bonnes relations avec le patriarcat de Géorgie, n'a jamais reconnu, pas plus d'ailleurs qu'aucune autre Eglise autocéphale, la déclaration de séparation du clergé d'Abkhazie par rapport au patriarcat de Géorgie. Mais ce dernier n'a pas plus de liberté d'action en Abkhazie que l'Etat géorgien lui-même. Et comme il s'agit d'un tout petit pays, qui a perdu la moitié de sa population par rapport à l'époque soviétique, il n'y a pas le vivier humain qui permet à l'Orthodoxie de se développer en Ukraine malgré cette interminable querelle post-impériale.
La situation est même inverse de celle qui prévaut en Ukraine. Tout le monde revendique sa juridiction sur l'Ukraine; personne ne veut intervenir en Abkhazie... où pourtant le patriarcat de Géorgie ne peut absolument plus rien faire depuis 2008. Après le pays que tout le monde convoite, le pays dont personne ne veut entendre parler.
Je suppose donc qu'il n'y a en fait plus d'autorité épiscopale en Abkhazie, même s'il doit être possible de faire ordonner des prêtres en Russie, et que tout est désorganisé, ce qui est sans doute la cause de cette impression poignante de stagnation post-brejnévienne que j'ai ressentie au Nouvel-Athos.
Il ne nous reste plus qu'à prier le Seigneur pour que cette plaie douloureuse soit, elle aussi, guérie, et que le Nouvel-Athos retrouve l'éclat qui fut le sien avant 1914. Et aussi que cette côte magnifique redevienne ce qu'elle a été.
L'Ukraine, malgré ses deux juridictions concurrentes (Eglise autocéphale reconnue par Constantinople et Eglise autonome reconnue par Moscou) et son très folklorique pseudo-patriarche dont les déclarations de plus en plus confuses sont commentées par des observateurs qui feignent de ne pas remarquer des signes évidents de sénilité, c'est le deuxième pays d'Europe par sa superficie, le troisième pays dans le monde par sa population orthodoxe derrière la Russie et la Roumanie (ou même à égalité avec la Roumanie ?) et suffisamment de ressources humaines pour qu'il y ait des évêques, des prêtres, des moines, des moniales, des monastères, des institutions charitables, des éditions, des séminaires et des facultés de théologie en état de fonctionnement, malgré la division actuelle.
Mais l'Abkhazie? Sous le régime communiste, c'était une république autonome au sein de la République soviétique de Géorgie. Les Abkhazes, peuple que leur langue rapproche des Tcherkesses, mais qui, contrairement à eux, sont orthodoxes et non musulmans, prétendent que ce rattachement à la Géorgie était dû à un certain chauvinisme de Staline (de père géorgien et de mère ossète, né à Gori en Kartlie intérieure) et de Beria (d'une famille originaire de Mingrélie, mais implantée à Merkheouli en Abkhazie) qui auraient pour une fois oublié leur internationalisme à forte coloration grand-russe au profit de l'amour de leur petite patrie géorgienne. Convertis à l'Orthodoxie au VIe siècle, les Abkhazes ne sont autres que les Abasges des chroniques byzantines. C'est dans leur pays que fut enterré saint Jean Chrysostome.
Toujours est-il qu'après la chute de l'Union soviétique, l'Abkhazie a été, comme l'Ossétie du Sud, le Karabakh ou la Transnistrie, un des foyers de tension que le pouvoir soviétique avait d'ailleurs probablement préparés à cette fin pour diviser pour mieux régner. La guerre a été longue (treize mois en 1992-1993) et particulièrement violente. Les Abkhazes semblent avoir été aidés par l'armée russe et par des volontaires de ces peuples montagnards du Caucase qui sont proches d'eux par la langue et éloignés par la religion. La plus grande partie de la minorité géorgienne a dû fuir, et, depuis, le petit pays (de la taille de la Suisse romande) échappe totalement à l'autorité de la Géorgie.
Bien entendu, la "communauté internationale" refuse totalement de reconnaître la situation qui perdure depuis maintenant un quart de siècle. L'Abkhazie n'entretient de relations diplomatiques qu'avec la Russie, le Venezuela, la Syrie, et une poignée d'autres Etats en quête de reconnaissance comme l'Ossétie du Sud, le Haut-Karabakh et la Transnistrie. Dans les faits, le pays est sous un embargo qui ne dit pas son nom: il est tout de même curieux de constater que, pendant la dizaine d'heures que j'ai passées en Abkhazie, mon téléphone portable, de marque étasunienne (j'allais écrire de marque impérialiste) ne fonctionnait plus, si ce n'est pour obstinément indiquer l'heure de Tbilissi alors que l'Abkhazie est à l'heure de Moscou.
Il est de bon ton d'écrire que l'Abkhazie est une fiction, mais, pour le voyageur, c'est plutôt l'appartenance de ce territoire à la Géorgie qui relève de la fiction. La frontière avec la Géorgie passe pour infranchissable. Les hommes et les marchandises arrivent par un poste-frontière avec la Russie qui se trouve à Adler, quartier de Sotchi (on est en Russie, avec les dimensions russes: le quartier en question est à 30 kilomètres du centre-ville...) que les investissements généreusement déversés par Moscou avant les jeux olympiques d'hiver de 2014 ont transformé en une copie de ce qui se voit de pire sur la côte espagnole, tandis que de magnifiques constructions de l'époque stalinienne comme le sanatorium Ordjonikidze tombent en ruine.
C'est une vraie frontière, avec un vrai contrôle des passeports et des marchandises, comme on n'en voit plus en Europe occidentale, sans que l'expérience soit particulièrement désagréable pour autant. (Le douanier du côté russe était même d'une franche jovialité en me faisant remarquer que j'étais le premier ressortissant de mon pays qu'il voyait passer par ce poste-frontière.) Les citoyens russes sont dispensés de visa. Les autres doivent se faire délivrer un visa abkhaze (démarches qui ont dû prendre moins de quinze minutes dans mon cas). Rien de stressant donc, mais c'est vrai qu'en Europe occidentale, on a perdu ces habitudes.
La géographie de l'Abkhazie apparaît d'une désarmante simplicité pour le touriste : la côte, une plaine plus ou moins étroite, des montagnes majestueuses avec canyons et lacs dans une végétation partout luxuriante. Mais l'expérience, en particulier sur la côte, est poignante. La mer est belle, le rivage vaut bien ce qu'il y a de plus beau sur les bords de la Méditerranée, la côte abkhaze paraît beaucoup plus attirante que la Riviera russe du côté de Sotchi... mais tout est en ruines. C'était une destination prisée du temps du dernier tsar, dont un cousin, prince d'Oldenbourg, avait fait de l'Abkhazie son port d'attache, et les dernières décennies de l'Empire russe avaient couvert cette côte de villas, de palais, d'hôtels, de casinos, de gares, de théâtres. Le règne de Staline avait rajouté des équipements monumentaux. De tout cela, presque plus rien n'est entretenu depuis la fin de l'URSS. J'avais presque les larmes aux yeux en assistant à l'agonie de tant de bâtiments qui furent tout simplement majestueux.
Il est vrai que le pays, qui, dans l'ensemble, est ce que j'ai vu de plus pauvre en Europe, semble garder jalousement le souvenir de la guerre de 1992-1993. Nombreux les monuments aux morts. Nombreux aussi les immeubles à moitié détruits pendant cette guerre et jamais rebâtis, ou qui portent encore les impacts des combats, et qui sont pourtant habités. J'ai rarement vu une pareille précarité.
Le pays ne vit que de la viticulture et du tourisme, exclusivement russe, et pour l'essentiel des gens qui font une excursion depuis Sotchi. Beaucoup de carcasses d'usines abandonnées. On est loin du temps où Soukhoumi, capitale de l'Abkhazie, abritait le génial Manfred von Ardenne, aussi talentueux en sciences qu'en trahison, et son équipe de physiciens allemands qui s'étaient mis au service du projet de bombe atomique soviétique sous la direction de Beria qui, décidément, ne négligeait pas sa petite patrie.
Ce pays est sans doute l'un des plus beaux que j'aie vus, mais aussi celui dont la situation me semble la plus désespérée au point de vue économique et politique.
Ce n'est pas mieux sur le plan religieux.
Je suis allé au Nouvel-Athos, le grand monastère que les moines russes de l'Athos avaient bâti au-dessus de la côte abkhaze en prévision d'une éventuelle expulsion par les Turcs après la guerre de 1877-1878. Bien entendu, le monastère, pendant la période communiste, a été affecté à un tout autre usage, mais, au moins, il n'a pas été dynamité. Pendant la guerre de 1992-1993, il a encore servi d'hôpital militaire.
Vingt-cinq ans après, c'est à peine s'il a été réhabilité. Dans l'église centrale, seule l'iconostase a été repeinte, et on trouve ce qui est la seule icône que je connaisse avec une légende en abkhaze. Pour le reste, ce sont les fresques de la fin du XIXe siècle, relativement dégradées, pratiquement pas restaurées après la restitution des lieux au culte. Certes, l'entrée n'est pas payante; le touriste ne se fait pas arnaquer en Abkhazie. Mais il y a en été des masses de touristes russes qui achètent des cierges ou font des offrandes. Cela doit représenter une somme suffisante pour au moins entreprendre la restauration des fresques de l'église centrale. Et pourtant... Je n'imagine pas qu'une église de cette renommée pourrait être dans un pareil état en Roumanie ou en Géorgie, un quart de siècle après la fin du communisme.
Sur place, où je n'ai entendu de prières qu'en slavon, j'achète un numéro, presqu'entièrement en russe, d'une revue liée au monastère, qui m'explique qu'un séminaire fonctionne au Nouvel-Athos et que les cours de langue abkhaze sont au programme. (Au passage, je signale aux amateurs que l'Harmattan a publié un manuel d'abkhaze pour francophones.) Je ne suis pas plus avancé quant à la question que je me pose: mais ce lieu de culte, de qui dépend-il?
Et c'est là que l'imbroglio se révèle encore plus complexe en matière religieuse qu'en matière politique. Sur le plan politique, la souveraineté de la Géorgie sur l'Abkhazie n'est même plus un fantôme: tout est écrit en abkhaze et en russe, avec de l'anglais sur les panneaux indicateurs. Je n'ai pas vu une seule inscription en géorgien. Le drapeau abkhaze flotte partout, les voitures ont des plaques d'immatriculation abkhazes, etc.
(Staline avait imposé en 1938 que l'abkhaze s'écrive avec les caractères géorgiens. Depuis 1954, les Abkhazes ont obtenu que leur langue s'écrive dans un alphabet cyrillique adapté. La revue que j'ai achetée au Nouvel-Athos avait un article passionnant sur les divers alphabets utilisés depuis 1862 pour transcrire l'abkhaze, cette langue ayant même connu une période d'utilisation de l'alphabet latin.)
Mais, sur le plan religieux, il s'agit bel et bien d'un territoire qui relève du patriarcat de Géorgie. Le patriarcat de Moscou, qui est cohérent avec sa position par rapport à l'Ukraine et qui a de très bonnes relations avec le patriarcat de Géorgie, n'a jamais reconnu, pas plus d'ailleurs qu'aucune autre Eglise autocéphale, la déclaration de séparation du clergé d'Abkhazie par rapport au patriarcat de Géorgie. Mais ce dernier n'a pas plus de liberté d'action en Abkhazie que l'Etat géorgien lui-même. Et comme il s'agit d'un tout petit pays, qui a perdu la moitié de sa population par rapport à l'époque soviétique, il n'y a pas le vivier humain qui permet à l'Orthodoxie de se développer en Ukraine malgré cette interminable querelle post-impériale.
La situation est même inverse de celle qui prévaut en Ukraine. Tout le monde revendique sa juridiction sur l'Ukraine; personne ne veut intervenir en Abkhazie... où pourtant le patriarcat de Géorgie ne peut absolument plus rien faire depuis 2008. Après le pays que tout le monde convoite, le pays dont personne ne veut entendre parler.
Je suppose donc qu'il n'y a en fait plus d'autorité épiscopale en Abkhazie, même s'il doit être possible de faire ordonner des prêtres en Russie, et que tout est désorganisé, ce qui est sans doute la cause de cette impression poignante de stagnation post-brejnévienne que j'ai ressentie au Nouvel-Athos.
Il ne nous reste plus qu'à prier le Seigneur pour que cette plaie douloureuse soit, elle aussi, guérie, et que le Nouvel-Athos retrouve l'éclat qui fut le sien avant 1914. Et aussi que cette côte magnifique redevienne ce qu'elle a été.