Pierre Bonnassie: Les sociétés de l'an mil

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Claude le Liseur
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Pierre Bonnassie: Les sociétés de l'an mil

Message par Claude le Liseur »

Pierre Bonnassie (1932-2005), professeur à l'université de Toulouse, reste surtout l'homme d'un seul livre (sa thèse de doctorat d'Etat de 1973 sur la Catalogne du milieu du Xe siècle à la fin du XIe siècle) et d'une multitude d'articles, d'une solide érudition, publiés dès 1955. En 2000, l'éditeur belge DeBoeck eut la généreuse idée d'offrir au public un recueil de dix-sept articles du professeur Bonnassie, qui avaient été publiés dans des revues et des recueils de mélanges entre 1968 et 1996, ainsi que de deux articles encore inédits, le tout rassemblés en un beau volume cartonné de 517 pages sous le titre Les sociétés de l'an mil.

Chaque article est accompagné d'un état de la question en 2000 et d'une mise à jour de la bibliographie jusqu'en 2000. On dira cum grano salis que, dans au moins un article (celui consacré en 1977 à la thèse de Pierre Toubert sur le Latium au Moyen Âge), la remise à jour de l'an 2000 montre surtout le déclin de la mode marxiste, le professeur Bonnassie reconnaissant (Les sociétés de l'an mil, page 77) que la référence à la lutte des classes apparaît "un peu trop marquée par l'air du temps".

La forme choisie (recueil d'articles) rend la lecture plus facile pour le lecteur profane. Le style de Bonnassie est par ailleurs éblouissant. On touche du doigt une connaissance prodigieuse du Moyen Âge et des trésors d'érudition, mais dans une forme fluide, une langue réellement belle, un français classique qui laisse pourtant entrevoir la maîtrise absolue que l'auteur a des textes latins qu'il a étudiés. On sent partout la pudeur du travail.

Ce recueil d'articles est certes centrés sur "l'an mil", en tout cas sur la période 950-1050, mais plusieurs articles sont consacrés à l'amont, à la période mérovingienne et à la période carolingienne, qui expliquent beaucoup de choses, même si les mutations de l'an mil sont avant tout une rupture avec ce long passé, ce qui est évident au fur et à mesure que l'on avance dans la lecture.

De même, les articles sont centrés, au point de vue géographique, sur la Catalogne et le Languedoc (au sens large puisqu'il est souvent question du Rouergue, du Quercy et de l'Aurillacois), mais ceux qui abordent les temps mérovingiens et carolingiens épousent un espace beaucoup plus large (l'Europe occidentale dans sa totalité - disons CEE à douze pays de 1986 et Suisse - dans l'article consacré à la survie et à l'extinction du régime esclavagiste au Haut Moyen Âge). Plus on se rapproche du cœur temporel du recueil, plus les articles se concentrent sur la Catalogne et le Languedoc. Ce choix apparaît comme tout à fait pertinent: les décisions de Clovis ou de Charlemagne avaient une influence sur ce qui se passait au Nord comme au Sud de leur vaste domaine, tandis que, dans la période qui va de la décomposition de l'Empire carolingien vers 840 aux premières interventions des Capétiens en Languedoc en 1159, le pays d'Oc (dont fait encore partie la Catalogne), le pays d'Oïl et la Francoprovençalie vivent des destinées totalement séparées. Il faudra cinq siècles aux rois de France, de Louis VII à Louis XIV, pour faire passer sous leur domination l'essentiel de ces territoires autrefois réunis sous le sceptre carolingien, et aujourd'hui, la Wallonie, pour le pays d'Oïl, la Romandie, pour le pays francoprovençal, et la Catalogne (ainsi que les vallées occitanes du Piémont et le val d'Aran) pour ce qui fut le pays d'Oc apparaissent comme les seuls témoins de ce qu'un autre destin aurait été possible. C'est d'ailleurs une question que Bonnassie aborde dans le dernier article du recueil (L'Occitanie, un Etat manqué?). Toujours est-il que, du milieu du IXe siècle au milieu du XIIe siècle, ces territoires, même lorsqu'ils relèvent nominalement du roi de France, vivent une vie complètement séparée sur le plan politique. Ce qui n'a pas été sans conséquence pour le paysan moyen confronté à la pression des seigneurs, comme on le verra plus bas.

Il ne s'agit pas d'un travail d'histoire religieuse, même si Bonnassie porte aux sources hagiographiques un respect qui est la marque de l'historien qui connaît son sujet (pas moins de quatre articles se basent sur le Livre des miracles de Sainte Foy de Conques, et la Vita de saint Géraud d'Aurillac n'est pas négligée non plus). Toutefois, la lecture de ce recueil est fort instructive pour l'orthodoxe francophone, enraciné entre la Bidassoa et la Sarine, entre l'Escaut et la Doire Baltée - cet enracinement que l'inculte Denis Tillinac entend nous refuser, et qui, pourtant, nous caractérise.

En effet, nous connaissons le problème tel qu'il se pose avec une acuité tragique. En 700, toute l'Europe occidentale christianisée est orthodoxe, en communion de foi, de doctrine et de vie avec les antiques patriarcats d'Orient. En 1200, toutes les Eglises locales latines ont rompu avec l'Orthodoxie, le mouvement s'achevant à peine, à ce moment-là, sur les marges celtiques, magyares et scandinaves de la chrétienté latine.

Or, il est intéressant de constater, à la lecture du livre de Bonnassie, que, dans le même temps, tout change aussi sur le plan social et politique, et qu'il n'y a pas que le paysage religieux qui est totalement transformé en cinq siècles. Au centre de ce recueil, il y a la mutation, la révolution féodale.

Bonnassie a l'immense mérite, sources à l'appui, de montrer que la théorie scolaire (le servage est l'adoucissement de l'esclavage), peut-être valable au nord de la Loire, ne vaut pas pour la Catalogne, pour le Languedoc ou pour le Latium de la thèse de Pierre Toubert. Il y a une césure, un hiatus. Il y a un moment où l'esclavage rural, le vieux système hérité de l'Empire romain et jalousement préservé par les royaumes barbares, disparaît dans ces régions. (Un esclavage domestique, lié aux relations avec l'Islam et les pays slaves, caucasiens et tatares, se maintient dans les villes méditerranéennes; magistralement étudié par Jacques Heers, il n'est pas un facteur de production et ne concerne pas la population autochtone.) On arrive à un moment où la population rurale est libre, où le paysan est libre. Quelques dizaines d'années plus tard, la paysannerie libre n'existe plus qu'à l'état de traces (une de ces traces, que Bonnassie ne mentionne pas, est le curieux nom porté par la région de Bellegarde et Crocq, dans l'actuel département de la Creuse, jusqu'à la Révolution française: le Franc-Alleu). Les paysans libres sont devenus des serfs, soumis par leurs seigneurs à toutes sortes d'exactions et d'oppressions. (On est encore au XIe siècle: les villageois regroupés à l'ombre du château, le seigneur bienveillant ou passant pour l'être, les franchises, l'intervention royale en faveur de la paysannerie, le code d'honneur chevaleresque, tout ceci ce sera au milieu du XIIIe siècle.) Bien entendu, ce passage de la liberté au servage a été obtenu par une violence extrême, à la faveur de la disparition de l'Etat - et pas seulement de l'Etat central, puisque le pouvoir légitime et défaillant peut aussi être celui des comtes de Barcelone.

Article après article, Bonnassie décrit le processus de décomposition des structures étatiques (et avant tout des tribunaux) et le déchaînement de la violence. La lutte inégale oppose la paysannerie, soutenue par l'Eglise (plus par les monastères que par les évêques, semble-t-il), à une noblesse puissamment armée, impitoyable, et qui sait attirer à elle les éléments les plus dynamiques de la classe paysanne en les incorporant dans ses troupes.

Le lecteur orthodoxe comprend vite que, entre 950 et 1050, nos lointains ancêtres ont été soumis à une violence si omniprésente, à une peur et un arbitraire si désespérants (on a parfois l'impression de lire des scènes de la vie dans un pays communiste, avec le seigneur à la place du Parti), qu'ils ne pouvaient tout simplement pas conserver leurs traditions. La transformation totale de la société ne pouvait pas aller sans transformation totale de la religion. Il n'y a dès lors plus tant de difficulté à comprendre comment l'Orthodoxie a disparu de terres qui avaient été ses bastions sous les rois mérovingiens, et ceci sans espoir de retour, du moins si l'on accorde quelque crédit aux pontifiantes pitreries d'un Tilllinac dans Valeurs actuelles. Ces populations ont tout simplement été martyrisées au point de perdre une grande partie de leur bagage culturel. A vrai dire, nous savons que l'expérience traumatisante des deux guerres mondiales a eu des conséquences assez semblables sur les cerveaux des Européens au XXe siècle.


On comprend aussi mieux les racines de la réforme grégorienne et des vastes entreprises de Grégoire VII contre les Eglises et contre les trônes, pour reprendre la belle formule du père Guettée. Tout simplement, comme Bonnassie le montre très bien, au début du XIe siècle, l'Eglise a perdu sa bataille contre les seigneurs, dont le moins qu'on puisse dire est que le clergé les tenait pour ce qu'ils étaient, c'est-à-dire des brigands sans foi ni loi (cf. l'article de Bonnassie Les milites en pays d'Oc au XIe siècle, d'après les sources hagiographiques). Le mouvement de la paix de Dieu, de la trêve de Dieu, a échoué (cf. à cet égard la bataille de Châteauneuf-sur-Cher, qui vit, le 18 janvier 1038, l'écrasement des paysans berrichons, réunis en milice de Paix sous la conduite de l'archevêque de Bourges Aimon, par les troupes du seigneur de Déols, in Bonnassie, Les sociétés de l'an mil, page 244). Quelques décennies plus tard, la réforme grégorienne sera aussi une revanche du clergé sur la noblesse.
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