Arrêt important de la CEDH
Publié : mar. 20 déc. 2016 18:52
(Requête no 76943/11)
ARRÊT
STRASBOURG
29 novembre 2016
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
George Nicolaou, juges
Kristina Pardalos, juge ad hoc
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Alena Poláčková,
Pauliine Koskelo, juges
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 mars et 21 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76943/11) dirigée contre la Roumanie et dont la Paroisse gréco-catholique de Lupeni (la première requérante), l’Évêché gréco-catholique de Lugoj (le deuxième requérant) et l’Archidiocèse gréco-catholique de Lupeni (le troisième requérant) ont saisi la Cour le 14 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes D.O. Hatneanu et C.T. Borsányi, avocates respectivement à Bucarest et à Timișoara. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Dénonçant le refus des juridictions nationales de faire droit à la demande de restitution d’un lieu de culte qu’ils ont introduite sur le fondement du droit commun, les requérants se plaignaient d’une violation du droit d’accès à un tribunal, d’un non-respect du principe de la sécurité juridique et d’une violation du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable. Par ailleurs, ils s’estimaient victimes d’une discrimination fondée sur la religion en relation avec la violation alléguée de leur droit d’accès à un tribunal.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour - « le règlement »). Le 18 décembre 2012, elle a été communiquée au Gouvernement.
5. À la suite du déport de Iulia Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), Kristina Pardalos a été désignée par le président pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
6. Le 19 mai 2015, une chambre de la troisième section, composée des juges : Josep Casadevall, président, Luis López Guerra, Ján Šikuta, Kristina Pardalos, Johannes Silvis, Valeriu Griţco, Branko Lubarda, ainsi que de Stephen Phillips, greffier de section, a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention qui concernaient le droit d’accès à un tribunal, le respect du principe de la sécurité juridique et la durée de la procédure et quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 qui concernait le droit d’accès à un tribunal, et irrecevable pour le surplus. Elle a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal et au respect du principe de la sécurité juridique, et à la violation de cette disposition quant à la durée de la procédure. Elle a également conclu, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention.
7. Le 19 août 2015, les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention et de l’article 73 du règlement de la Cour. Le 19 octobre 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
9. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 2 mars 2016 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme C. Brumar,agente,
Mme O. Ezer,conseil,
Mme I. Dumitriupremière secrétaire à la Représentation permanente
de la Roumanie auprès du Conseil de l’Europe,
M. C. PăvălaşcuChef de service au Secrétariat d’État pour les Cultes ;
– pour les requérants
MeD.O. Hatneanu, avocate, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Me Hatneanu puis Mmes Brumar et Ezer.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Les trois requérants appartiennent à l’Église roumaine unie à Rome, également dénommée Église gréco-catholique ou uniate.
A. Le contexte historique de l’affaire
12. En 1948, par le décret no 358/1948, l’Église gréco-catholique fut dissoute, et ses biens furent transférés à l’État, à l’exception des biens des paroisses, dont une commission interdépartementale fut chargée de déterminer l’affectation finale. Toutefois, la commission ne s’acquitta jamais de cette mission et les biens des paroisses furent transférés à l’Église orthodoxe en vertu du décret no 177/1948.
13. En 1967, l’ensemble formé par l’église et la cour attenante ayant appartenu à la première requérante fut inscrit au registre foncier en tant que propriété de la Paroisse orthodoxe roumaine de Lupeni I (« la paroisse orthodoxe »).
14. Après la chute du régime communiste, en décembre 1989, le décret no 358/1948 fut abrogé par le décret-loi no 9/1989. Le culte uniate fut reconnu officiellement par le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome. L’article 3 de ce décret‑loi prévoyait que la situation juridique des biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe devait être tranchée par des commissions mixtes constituées de représentants du clergé des deux cultes, uniate et orthodoxe. Pour rendre leurs décisions, ces commissions devaient prendre en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ».
15. L’article 3 du décret-loi no 126/1990 fut modifié par l’ordonnance du gouvernement no 64/2004 et par la loi no 182/2005. Selon cette disposition modifiée, en cas de désaccord entre les représentants cléricaux des deux cultes au sein d’une commission mixte, la partie ayant un intérêt à agir pouvait introduire une action en justice fondée sur le « droit commun » (drept comun, voir la procédure visée aux paragraphes 41 et 121 ci‑dessous).
16. La première requérante fut légalement reconstituée le 12 août 1996 et les requérants entamèrent – sans succès – devant la commission mixte des démarches visant à obtenir la restitution de leurs anciens biens.
17. Le droit interne, notamment le décret-loi no 126/1990 et les modifications qui y ont été apportées en 2004 et 2005, est exposé aux paragraphes 39 à 43 ci-dessous.
B. L’action judiciaire des requérants
1. La première phase de la procédure
18. Le 23 mai 2001, le deuxième requérant saisit les juridictions nationales d’une action engagée contre l’Archidiocèse orthodoxe d’Arad et la paroisse orthodoxe. Il demandait l’annulation de l’expropriation, opérée sur la base du décret no 358/1948, de l’église et du cimetière sis à Lupeni, et la restitution de cette église à la première requérante. La première requérante et le troisième requérant étaient mentionnés dans l’acte introductif d’instance en tant que mandataires du deuxième requérant.
19. Par un jugement du 10 octobre 2001, le tribunal départemental de Hunedoara (« le tribunal départemental ») déclara l’action irrecevable au motif que le litige devait être résolu par la voie de la procédure spéciale instituée par le décret-loi no 126/1990, c’est-à-dire devant la commission mixte.
20. La première requérante et le deuxième requérant interjetèrent appel de ce jugement. Le 22 février 2002, ils demandèrent la suspension de la procédure, afin que l’affaire fût résolue par voie amiable. Le 25 mars 2003, ils sollicitèrent sa réinscription au rôle. Le même jour, la cour d’appel d’Alba-Iulia (« la cour d’appel ») rejeta l’appel, jugeant l’action prématurée. Par un arrêt définitif du 24 novembre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »), statuant sur un pourvoi en recours (recurs) formé par la première requérante et le deuxième requérant, cassa l’arrêt de la cour d’appel et renvoya l’affaire devant la même cour d’appel pour qu’elle fût jugée au fond.
21. Le 12 mai 2006, en application des modifications législatives apportées au décret-loi no 126/1990, qui donnaient compétence aux tribunaux pour juger le fond des affaires concernant les biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe (paragraphe 42 ci-dessous), la cour d’appel fit droit à l’appel du deuxième requérant et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental.
22. Le 27 juillet 2006, lorsque l’affaire fut réinscrite au rôle du tribunal départemental, l’action fut élargie afin d’inscrire formellement la première requérante et le troisième requérant comme parties demanderesses dans la procédure. Le 8 novembre 2006, les requérants adjoignirent à leur action initiale une action en revendication des biens en litige, sur la base du droit commun.
23. Le tribunal départemental demanda aux parties d’organiser une réunion afin de parvenir à un accord sur l’attribution de l’église en litige et de lui faire part du résultat des négociations avant le 25 avril 2007. Les parties se rencontrèrent le 20 avril 2007 sans aboutir à un résultat.
24. Par un jugement du 27 février 2008, le tribunal départemental rejeta l’action des requérants au motif que la paroisse orthodoxe était devenue légalement propriétaire du bien en litige en vertu du décret no 358/1948 et qu’elle s’était comportée en propriétaire, s’assurant entre autres du bon entretien de l’église.
25. Le 26 septembre 2008, statuant sur appel des requérants, la cour d’appel annula le jugement du 27 février 2008 pour vice de forme et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental.
2. Le jugement au fond
26. Par un jugement du 13 février 2009, le tribunal départemental fit droit à l’action des requérants et ordonna la restitution de l’église à la première requérante. Comparant les titres de propriété des parties, il nota que la partie gréco-catholique était inscrite depuis 1940 au registre foncier en tant que propriétaire du bien et que l’Église orthodoxe avait fait porter au registre foncier en 1967 le droit de propriété sur ce même bien qui lui avait été transféré en vertu du décret no 358/1948. Il jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 avait eu pour effet, en l’espèce, la cessation du droit de propriété de la partie orthodoxe sur le bien en litige. Il observa également que la première requérante n’avait pas de lieu de culte et qu’elle était obligée de célébrer son service religieux dans des locaux qu’elle louait à l’Église romano-catholique.
3. La procédure d’appel
27. Par un arrêt du 11 juin 2010, la cour d’appel accueillit l’appel interjeté par la paroisse orthodoxe et rejeta l’action des requérants. Sur la base des preuves versées au dossier, elle constata tout d’abord que l’église revendiquée et deux maisons paroissiales de Lupeni avaient été construites entre 1906 et 1920 par des orthodoxes de rite oriental et des gréco‑catholiques et qu’après sa construction, l’église avait abrité alternativement les offices des deux cultes. Elle prit note du fait qu’en 1948, les fidèles gréco-catholiques avaient été contraints de se convertir au culte orthodoxe et que le lieu de culte avait été transféré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe qui l’avait entretenu et qui y avait réalisé des travaux d’amélioration.
28. La cour d’appel examina également les déclarations des quatre témoins recueillies par le tribunal départemental. Elle nota que ces déclarations confirmaient les données statistiques, qui montraient qu’à Lupeni le nombre des orthodoxes était supérieur à celui des gréco‑catholiques. Elle observa que, selon le dernier recensement, il y avait à Lupeni 24 968 fidèles orthodoxes et 509 fidèles gréco-catholiques. Elle compara également les déclarations des témoins, les documents écrits qui attestaient du nombre de fidèles gréco-catholiques déclarés lors de la reconstitution de l’Église gréco-catholique à Lupeni et les données du dernier recensement réalisé à Lupeni.
29. Elle tint ensuite le raisonnement suivant :
« (...) bien que l’action ait été fondée sur les dispositions du droit commun, à savoir l’article 480 du code civil, compte tenu de son objet, le tribunal ne peut pas trancher sans appliquer les dispositions de l’article 3 alinéa 1 du décret-loi no 126/1990, en vertu desquelles la situation juridique des lieux de culte et des maisons paroissiales (...) doit être déterminée en tenant compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens ».
30. Elle considéra que, étant donné que les orthodoxes, y compris les convertis qui ne voulaient plus revenir au culte gréco-catholique, étaient plus nombreux que les gréco-catholiques à Lupeni, il fallait tenir compte de leur refus pour statuer sur l’affaire. Elle estima que, « eu égard aux réalités sociales et historiques, ignorer la volonté des fidèles et la proportion de fidèles orthodoxes, majoritaires, par rapport aux fidèles gréco-catholiques, nettement moins nombreux, porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques ».
31. La cour d’appel jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 n’emportait pas automatiquement annulation du titre de propriété de l’Église orthodoxe, ce décret constituant la loi en vigueur à l’époque du transfert du droit de propriété. Elle estima dès lors que, même s’il avait été rendu en vertu d’un acte normatif déclaré ultérieurement abusif, le titre de l’Église orthodoxe était valable à compter de la date à laquelle le transfert avait été opéré, de sorte que l’action en revendication était dépourvue de fondement.
4. L’arrêt définitif de la Haute Cour
32. Les requérants formèrent un pourvoi en recours devant la Haute Cour, alléguant que la cour d’appel avait appliqué de manière erronée les dispositions légales régissant l’action en revendication. Ils exposaient que le droit de propriété ne pouvait être lié au caractère majoritaire d’une religion, la propriété étant une notion juridique indépendante de l’importance numérique et de la volonté des parties.
33. Le 15 juin 2011, la Haute Cour rendit à la majorité un arrêt définitif dans lequel elle présenta de manière détaillée les décisions des juridictions inférieures. Rappelant que celles-ci étaient seules compétentes pour établir les faits, elle entérina leurs considérations factuelles. Elle rejeta le pourvoi des requérants et confirma l’arrêt rendu en appel. Sur la question de savoir quelle était la loi applicable, elle indiqua notamment ceci :
« En vertu du décret-loi no 126/1990 (...) une distinction est faite entre deux situations : a) celle où les biens se trouvent dans le patrimoine de l’État (...) b) celle où les lieux de culte et les paroisses ont été repris par l’Église orthodoxe roumaine et pour lesquelles la restitution est décidée par une commission mixte composée de représentants cléricaux des deux cultes, commission qui tient compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens.
Compte tenu de ces dispositions, c’est à bon droit que la juridiction d’appel, saisie d’une action en restitution d’un lieu de culte, a appliqué le critère de la volonté des fidèles (majoritairement orthodoxes) de la communauté détentrice du bien, soulignant en même temps le caractère irrégulier du raisonnement de la juridiction qui avait statué en première instance en procédant à une simple comparaison des titres et en ignorant la norme spéciale. (...)
Or, il apparaît qu’il y a à Lupeni 24 968 croyants orthodoxes et 509 croyants gréco‑catholiques, que les fidèles qui avaient été contraints en 1948 à passer au culte orthodoxe ne souhaitaient pas revenir au culte gréco-catholique et que la tentative de résoudre [le différend] dans le cadre de la commission mixte cléricale a eu lieu (selon le procès-verbal du 20 avril 2007 (...) la partie orthodoxe avait indiqué que la demande de restitution du lieu de culte ne pouvait pas être accueillie, eu égard à la volonté des croyants de la paroisse et au fait que, depuis 1948, le lieu de culte était administré par les orthodoxes). (...)
Le fait qu’il ait été ajouté à l’article 3 [du décret-loi no 126/1990] un alinéa selon lequel « si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun» ne signifie pas que les requêtes en restitution régies par les normes spéciales soient transformées en actions en revendication [de propriété] de droit commun.
Saisi d’une telle requête, le tribunal ne peut pas ignorer la réglementation spéciale applicable en la matière, qui pose le critère à respecter dans la résolution de tels litiges, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien.
En d’autres termes, le tribunal peut être appelé en vertu de sa plénitude de juridiction à trancher une requête au fond alors que la procédure préalable n’a pas été close par une décision de la commission mixte cléricale, afin de ne pas compromettre l’accès à la justice, mais ce faisant, il ne peut pas sortir des limites imposées par le cadre normatif spécial.
La préférence pour le critère de la volonté des fidèles relève du choix du législateur, qui a voulu ainsi réglementer une matière qui concerne les immeubles dotés d’une certaine affectation (les lieux de culte), et le tribunal n’est pas habilité à censurer la loi.
Par ailleurs, se prononçant sur l’inconstitutionnalité alléguée de l’article 3 du décret no 126/1990 et du critère de la volonté des fidèles, la Cour constitutionnelle a affirmé que le texte n’était contraire ni au principe de démocratie de l’État roumain ni à celui de la liberté des cultes religieux (décision C.C. no 23/1993, décision C.C. no 49/1995). (...)
La cour d’appel a estimé que le fait que l’État avait dépossédé de manière abusive l’Église gréco-catholique de ses lieux de culte en 1948 ne pouvait pas, dans un État de droit, être réparé par un abus en sens inverse, qui ne tiendrait pas compte du choix de la majorité des fidèles à la date de l’adoption de ladite mesure. Or restituer des biens qui avaient appartenu à l’Église gréco-catholique sans respecter les conditions imposées par l’article 3, alinéa premier, du décret-loi no 126/1990 porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques. La reconstitution d’un droit ne peut pas se faire de manière abstraite, en ignorant les réalités sociales et historiques, et l’atténuation des anciens préjudices ne doit pas créer de nouveaux problèmes disproportionnés (...).
Par ailleurs, pour pouvoir engager une action en revendication fondée sur le droit commun, et non sur la loi spéciale, les requérants doivent se prévaloir de l’existence d’un « bien », d’un droit patrimonial qu’ils pourraient mettre en exergue.
Or, par le décret no 358/1948, le culte gréco-catholique a été dissous et les biens de l’Église gréco-catholique sont passés dans le patrimoine de l’État. À présent, l’immeuble en cause est inscrit (au registre foncier (...)) au nom de la Paroisse orthodoxe roumaine Lupeni I.
Le fait que, par le décret-loi no 9/1989, l’Église roumaine unie à Rome (gréco‑catholique) a été reconnue officiellement, à la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, ne signifie pas qu’elle ait recouvré tous ses droits de propriété ; en effet, la reconstitution du droit de propriété est soumise à une procédure (à savoir les dispositions du décret-loi no 126/1990 tel que modifié), et l’espoir d’obtenir un droit de propriété n’est pas assimilé à un bien (...) »
34. Dans une opinion séparée, l’un des juges de la formation de jugement estima que le renvoi fait par le législateur au droit commun ne pouvait pas être réduit à une dimension purement procédurale mais qu’il devait s’interpréter comme l’application d’une règle de droit matériel. Se référant aux règles relatives à l’élaboration des actes normatifs, le juge exprimait l’avis que, si le législateur avait voulu donner une signification spécifique à la ladite référence au « droit commun », il aurait dû le faire expressément. L’action en revendication impliquant la comparaison des titres de propriété, le juge concluait que l’Église orthodoxe ne possédait pas de tel titre relativement au lieu de culte en cause.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit interne
1. La Constitution
35. L’article 21 de la Constitution se lit comme suit :
« 1) Toute personne a le droit de saisir la justice pour défendre ses droits, ses libertés et ses intérêts légitimes.
2) L’exercice de ce droit ne peut être restreint par aucune loi. »
2. Les dispositions internes régissant le régime général des cultes religieux
36. L’article 37 du décret no 177/1948 relatif au régime général des cultes, publié dans une version modifiée au Moniteur officiel no 204 du 3 septembre 1948, était ainsi rédigé :
« 1) Si au moins 10 % des croyants affiliés à un culte le quittent pour un autre culte, la communauté religieuse du culte délaissé perd automatiquement une partie de son patrimoine proportionnelle au nombre des croyants qui sont partis. Cette portion est transférée, de plein droit, dans le patrimoine de la communauté locale du nouveau culte adopté par les croyants. »
37. Ce décret a été abrogé par la loi no 489/2006 sur la liberté de religion et le régime général des cultes (privind libertatea religioasă și regimul general al cultelor), publiée au Moniteur officiel du 8 janvier 2007. Selon cette loi, la relation entre l’État roumain et les cultes religieux reconnus par la loi est régie par le respect du principe de l’autonomie des cultes et la reconnaissance par l’État des statuts de ceux‑ci.
38. L’ordonnance d’urgence du gouvernement no 94/2000 relative à la restitution des immeubles ayant appartenu aux communautés religieuses de Roumanie, telle que modifiée le 25 juillet 2005 et publiée au Moniteur officiel le 1er septembre 2005, énonce ce qui suit :
Article 1
« (2) Le régime juridique des immeubles qui constituaient des lieux de culte sera régi par une loi spéciale. »
3. Le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique) et les modifications ultérieures de ce texte
39. À la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, un projet d’acte normatif fut présenté au législateur afin de régler la situation des lieux de culte ayant appartenu à l’Église gréco-catholique. Dans l’exposé des motifs de ce texte, il était reconnu que la question de la restitution des lieux de culte devait être réglée par les deux Églises intéressées, par la voie du dialogue. À l’issue de négociations, les représentants des deux Églises déclarèrent d’un commun accord qu’il était nécessaire d’adopter un acte normatif, de restituer à l’Église gréco-catholique les biens se trouvant dans le patrimoine de l’État, et de constituer des commissions mixtes pour décider du sort des lieux de culte se trouvant dans le patrimoine de l’Église orthodoxe. Le projet de loi élaboré afin de tenir compte des propositions faites par les deux parties fut vivement débattu au Parlement.
40. Le 25 avril 1990, le décret-loi no 126/1990 fut publié au Moniteur officiel no 54. En ses parties pertinentes en l’espèce, il était ainsi libellé :
Article 1
« Par suite de l’abrogation, par le décret-loi no 9 du 31 décembre 1989, du décret no 358/1948, l’Église roumaine unie à Rome est officiellement reconnue (...) »
Article 3
« La situation juridique des édifices religieux et des maisons paroissiales qui ont appartenu à l’Église uniate et que l’Église orthodoxe roumaine s’est appropriés sera fixée par une commission mixte composée de représentants du clergé de chacune de ces deux Églises, qui prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens (dorinţa credincioşilor din comunităţile care deţin aceste bunuri). »
Article 4
« Dans les communes où le nombre de lieux de culte est insuffisant par rapport au nombre des fidèles, l’État apportera son soutien à la construction de nouvelles églises ; à cette fin, il mettra à la disposition des cultes concernées le terrain requis si elles n’en disposent pas et il contribuera à la collecte des fonds nécessaires. »
41. L’ordonnance du gouvernement no 64/2004 du 13 août 2004 (« l’ordonnance no 64/2004 »), entrée en vigueur le 21 août 2004, a modifié l’article 3 du décret-loi susmentionné par l’ajout d’un deuxième paragraphe, ainsi libellé :
« Au cas où les représentants cléricaux des deux cultes religieux ne trouvent pas un accord au sein de la commission mixte prévue à l’article 1er, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun. »
42. La loi no 182/2005 du 13 juin 2005 (« la loi no 182/2005 »), entrée en vigueur le 17 juin 2005, a également modifié l’article 3 du décret-loi no 126/1990, de la façon suivante :
« La partie ayant un intérêt à agir convoquera l’autre partie, en lui communiquant par écrit ses prétentions ainsi que les preuves sur lesquelles celles-ci sont fondées. La convocation sera faite par lettre, envoyée en recommandé avec accusé de réception ou remise en mains propres. La date de la réunion de la commission mixte ne sera fixée que trente jours après la date de réception des documents. La commission sera constituée de trois représentants de chaque culte. Si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun.
L’action sera examinée par les tribunaux.
L’action sera exemptée de la taxe judiciaire. »
43. L’exposé des motifs de la loi no 182/2005 est ainsi libellé :
« Le décret-loi no 126/1990 pose un certain nombre de mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique).
Dans l’application de ce texte, la pratique des tribunaux n’a pas été uniforme : certaines juridictions se sont considérées compétentes pour juger les actions portant sur les lieux de culte et les maisons paroissiales qui avaient appartenu à l’Église roumaine unie à Rome et avaient été reprises par l’Église orthodoxe roumaine, alors que d’autres ont estimé que ce type de litige ne relevait pas de la compétence générale des tribunaux, le droit d’accès libre à la justice étant ainsi nié.
Eu égard aux standards existant au niveau européen dans ce domaine, (...) aux initiatives de la Commission Européenne et à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, une modification de la législation roumaine s’impose dans cette matière afin d’assurer un accès réel à la justice, par la mention expresse dans la loi de la possibilité pour les intéressés de s’adresser à un tribunal.
La présente loi investit expressément les juridictions de la compétence de juger les litiges qui portent sur des biens ayant appartenu à l’Église roumaine unie à Rome, lorsque les commissions prévues à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 ne parviennent pas à un accord.
Afin de permettre aux deux parties de prendre des mesures pour résoudre le problème relatif aux lieux de culte en cause, l’ordonnance permet le maintien de l’activité des commissions, en donnant la possibilité de résoudre la question de la restitution de ces lieux par la voie du dialogue interconfessionnel.
Ce nouveau texte garantit l’application du principe de libre accès à la justice, dans le cas visé par le décret-loi no 126/1990, conformément à l’article 6 de la Convention (...) et à l’article 21 de la Constitution de la Roumanie.
(...). »
4. Le code civil
44. L’article 480 du code civil, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé :
« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois. »
45. L’action en revendication n’est pas définie par la loi. Selon la jurisprudence, il s’agit de l’action par laquelle le propriétaire d’un bien immeuble, qui en a perdu la possession au profit d’un tiers, s’efforce de faire rétablir son droit de propriété sur le bien en question et d’en recouvrer la possession. Le système de registre foncier assure une publicité intégrale des droits réels relatifs à chaque immeuble et mentionne les titulaires de ces droits.
5. Le code de procédure civile
46. Selon l’article 329 du code de procédure civile tel qu’en vigueur à l’époque des faits, le procureur général du parquet près la Haute Cour d’office ou sur demande du ministre de la Justice, ainsi que le collège directeur de la Haute Cour, les collèges directeurs des cours d’appel et le Médiateur (Avocatul Poporului) avaient le devoir de demander à la Haute Cour, de se prononcer sur les questions de droit qui avaient été tranchées de manière différente par les tribunaux. Selon l’article 3307 du même code, les décisions étaient rendues dans l’intérêt de la loi, elles n’avaient pas d’effet sur les décisions judiciaires concernées ni sur la situation des parties à la procédure. Dès la publication de la décision dans le Moniteur officiel, les tribunaux devaient suivre la solution retenue par la Haute Cour.
B. La jurisprudence des juridictions internes concernant les actions engagées par différentes paroisses gréco-catholiques aux fins de la restitution des lieux de culte
47. Les parties ont versé au dossier de l’affaire des décisions de justice relatives à des actions engagées par des paroisses gréco-catholiques contre des paroisses orthodoxes aux fins de la restitution de lieux de culte. Ces actions étaient fondées majoritairement sur l’article 480 du code civil et visaient la rectification des registres fonciers sur lesquels les paroisses orthodoxes avaient fait inscrire leur droit de propriété sur les biens en litige.
1. Les décisions rendues par les juridictions inférieures
48. Dans une série de décisions, rendues avant 2013, les juridictions inférieures (tribunaux départementaux ou cours d’appel), statuant en première instance, en appel ou sur pourvoi, ont statué sur les actions en revendication après avoir examiné la validité des titres des parties, et plus particulièrement la manière dont le bien en cause était entré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe (arrêts de la cour d’appel de Timișoara du 20 juin 2006, du 24 novembre 2010 et du 15 septembre 2011, décisions du tribunal départemental de Hunedoara du 27 février 2008 et du 8 juillet 2009, décisions du tribunal départemental de Bihor du 6 mars 2008 et du 3 septembre 2010, arrêt définitif de la cour d’appel de Brașov du 11 mars 2008, décision du tribunal départemental de Brașov du 28 mars 2011, arrêt de la cour d’appel de Târgu-Mureș du 11 novembre 2010 et arrêt de la cour d’appel d’Oradea du 22 février 2012).
49. Dans des décisions également prononcées avant 2013, d’autres juridictions inférieures ont statué sur les actions en revendication en examinant les titres des parties et en se référant au critère de la volonté des fidèles (arrêt rendu en appel par la cour d’appel d’Alba-Iulia le 14 janvier 2010 et arrêt rendu en appel par la cour d’appel de Cluj le 28 mars 2012).
50. Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire des décisions rendues en 2015 dans lesquelles les juridictions inférieures avaient appliqué l’article 3 du décret-loi no 126/1990 (décisions rendues en appel par la cour d’appel de Cluj les 11 et 17 mars 2015 et le 9 octobre 2015, par la cour d’appel de Timișoara les 18 juin et 29 octobre 2015 et par la cour d’appel de Târgu-Mureș le 17 juin 2015 ; jugement du tribunal départemental de Sălaj du 29 janvier 2015).
2. Les décisions rendues par la Haute Cour
51. Dans un arrêt définitif du 25 novembre 2008, la Haute Cour, alors appelée Cour suprême de Justice, a renvoyé une affaire pour jugement aux juridictions inférieures après avoir noté que l’Église orthodoxe était inscrite en tant que propriétaire au registre foncier et que le critère de la volonté des fidèles n’était applicable qu’au cours de la procédure préalable devant les commissions mixtes.
52. Dans une série d’arrêts, la Haute Cour a cassé les décisions des juridictions inférieures et renvoyé les affaires pour réexamen au motif que le critère fixé par le décret-loi no 126/1990 n’avait pas été appliqué (voir, par exemple, les arrêts du 24 mars 2009, du 9 novembre 2010, des 14 novembre et 11 décembre 2012 et du 7 février 2013). Dans une autre série d’arrêts, définitifs, la Haute Cour a jugé que, bien que la partie gréco-catholique eût saisi les tribunaux d’une action en revendication de droit commun, elle ne pouvait pas faire abstraction du critère de la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens établi par le décret-loi no 126/1990 (voir, par exemple, les arrêts de la Haute Cour du 29 mai 2007, des 26 janvier et 24 novembre 2011 et des 16 mai et 12 décembre 2012).
53. Dans certains arrêts, la Haute Cour a statué sur l’action en revendication en comparant les titres des parties inscrits au registre foncier (voir, par exemple, les arrêts du 10 mars 2011, des 16 mai, 2 octobre et 21 novembre 2012 et du 1er octobre 2013).
54. Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire vingt-sept arrêts définitifs rendus entre 2013 et 2015 dans lesquels la Haute Cour a appliqué le critère de la volonté des fidèles. Dans un arrêt du 20 juin 2013, la Haute Cour a admis l’action en revendication formée par une église gréco‑catholique dans un contexte où deux églises existaient dans la localité et où, bien que seulement deux des quatre-vingt-dix habitants de la commune fussent gréco-catholiques, l’église revendiquée n’était pas utilisée par les fidèles orthodoxes.
3. Les décisions rendues par la Cour constitutionnelle
55. Saisie d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, la Cour constitutionnelle a jugé, dans sa décision no 23 du 27 avril 1993, que le critère litigieux prévu par l’article 3 et appliqué par les commissions mixtes était conforme à la Constitution. Dans le cadre d’une nouvelle saisine, elle a confirmé cette position le 19 mai 1995 par la décision no 49.
56. Le 19 janvier 2012, la Cour constitutionnelle a été saisie d’une nouvelle exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, dans le cadre d’une action en restitution d’un lieu de culte autre que l’action des requérants, qui était alors pendante devant la cour d’appel d’Alba-Iulia.
57. Par une décision du 27 septembre 2012, elle a rejeté cette exception, pour les motifs suivants :
« (...) Les dispositions de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 concernant l’abrogation de certains actes normatifs ne sont pas contraires aux dispositions constitutionnelles invoquées ; au contraire, elles respectent tant le principe général inscrit à l’article 1 alinéa 3 de la Constitution, selon lequel l’État roumain est « un État de droit, démocratique et social », que le principe de la liberté des cultes religieux consacré par l’article 29 alinéa 3 de la Constitution.
Par la (...) décision [no 23 du 27 avril 1993], la Cour [constitutionnelle] a jugé que la démocratie impliquait le respect de la volonté de la majorité ; or la dernière partie de l’article 3, [selon lequel la commission mixte] « prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices [des] biens », énonce l’application de ce principe en instituant un critère social, celui du choix de la majorité des paroissiens.
(...) Lorsque, dans la même [localité], il y a des fidèles orthodoxes et des fidèles gréco-catholiques, le fait d’appliquer un critère social, à savoir celui de la majorité des fidèles, pour fixer l’attribution du lieu de culte et des maisons paroissiales correspond au principe démocratique de détermination de l’utilisation religieuse de ce bien en fonction de la volonté de la majorité [des fidèles concernés]. Procéder autrement aurait pour effet, injustifié, d’empêcher la majorité des fidèles, orthodoxes, de pratiquer leur religion, à moins de passer au culte gréco-catholique (...)
Étant donné qu’il n’a pas été présenté d’éléments nouveaux de nature à motiver un changement dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, tant la solution que les motifs de la décision mentionnée demeurent valables dans la présente affaire (...). »
III. LES RAPPORTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
58. Le troisième rapport sur la Roumanie de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« l’ECRI »), adopté le 24 juin 2005 et publié le 21 février 2006, mentionne ce qui suit :
« Législation sur les cultes religieux
(...)
15. L’ECRI note avec inquiétude les informations selon lesquelles, bien qu’elle n’ait pas le statut de religion d’État, l’Église orthodoxe, qui est la religion majoritaire en Roumanie, occuperait une place dominante dans la société roumaine. Ainsi, les autres religions estiment que cette église exerce une trop grande influence sur la politique des autorités. Elle recevrait également des avantages que les autres religions n’ont pas, tels que des chapelles dans les centres pénitentiaires et carcéraux. Cette église aurait en outre une influence importante sur les décisions du gouvernement concernant des questions telles que l’attribution du statut de culte religieux à des associations religieuses. L’ECRI note également qu’étant donné le nombre et la diversité des cultes officiellement reconnus et pratiqués en Roumanie, le dialogue interreligieux entre l’Église orthodoxe et les autres dénominations religieuses pourrait être amélioré. En particulier, le dialogue entre cette Église et l’Église gréco-catholique ne serait pas près d’aboutir, en raison principalement de la manière dont les autorités gèrent la question de la restitution des biens confisqués pendant la période communiste.
16. L’ECRI note également avec inquiétude les informations selon lesquelles des membres de l’Église orthodoxe se livraient à des actes de harcèlement en tout genre envers des adeptes de l’Église gréco-catholique non sans une certaine complaisance des autorités.
(...)
45. L’ECRI note avec inquiétude que la restitution des églises ayant appartenu à l’Église gréco-catholique est devenue une source de tensions entre celle-ci et l’Église orthodoxe. Bien qu’il y ait eu des tentatives d’aboutir à un accord à l’amiable, l’Église orthodoxe refuse de rendre ces églises à l’Église gréco-catholique, et les autorités ne semblent pas agir pour faire appliquer la loi. L’ECRI espère donc que les autorités s’engageront plus activement dans la résolution des questions relatives à la restitution des églises gréco-catholiques afin que la loi soit appliquée équitablement, dans un esprit de tolérance et de respect mutuel (...) »
59. Le quatrième rapport sur la Roumanie de l’ECRI, adopté le 19 mars 2014 et publié le 3 juin 2014, mentionne ce qui suit :
« 22. Dans son troisième rapport, l’ECRI recommandait aux autorités roumaines de faire appliquer la loi sur la restitution des biens, et d’inciter les confessions religieuses, particulièrement l’Église orthodoxe et les minorités religieuses, à ouvrir un dialogue constructif sur cette question. Elle leur recommandait aussi d’établir des mécanismes de médiation, de tenir des colloques et des séminaires interreligieux, et de mener des campagnes d’information visant à promouvoir l’idée d’une société multiconfessionnelle.
23. Les autorités ont confirmé que le contentieux sur cette question des biens a suscité des tensions entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique grecque. D’une manière générale, l’Église orthodoxe n’a guère montré d’empressement à restituer les églises catholiques grecques reçues en 1948 par l’État, et s’est même fréquemment refusée à le faire.
24. Une commission mixte formée de représentants du clergé des deux Églises a été créée en 1999 pour régler ces questions de propriété ; son travail ne semble toutefois pas avoir donné de résultats notables. L’Autorité nationale pour la restitution des biens a fait savoir à l’ECRI que sur 6 723 demandes de restitution, 1 110 ont été instruites depuis 2005. (...). Un conseil consultatif des églises et cultes a été créé au mois d’avril 2011 pour promouvoir la solidarité et la coopération, et prévenir les conflits entre les religions de Roumanie ; il se réunit jusqu’à deux fois par an. L’ECRI se félicite des efforts évoqués ci-dessus, et invite les autorités à jouer un rôle de chef de file dans le règlement de litiges liés, il faut le rappeler, à la confiscation de biens par l’État. »
60. En sa partie pertinente pour l’affaire, la réponse du gouvernement roumain au quatrième rapport de l’ECRI est ainsi rédigée (traduction du greffe) :
« En ce qui concerne les paragraphes 22 à 25, le secrétariat d’État aux cultes a constamment cherché à recourir à la médiation pour apaiser les tensions entre l’Église orthodoxe roumaine et l’Église roumaine unie à Rome (gréco-catholique), et a joué un rôle actif dans la recherche de solutions satisfaisantes pour les deux parties dans leur litige patrimonial ; le secrétariat d’État aux affaires religieuses finance les projets de construction de nouveaux lieux de culte dans les zones où l’une des parties devient irrévocablement propriétaire du lieu de culte précédemment en litige.
En outre, l’Autorité nationale pour la restitution (...) des biens a poursuivi avec les représentants des deux Églises les réunions au cours desquelles ont été examinés divers aspects concernant le stade de règlement des demandes déposées devant la commission spéciale de restitution et les difficultés rencontrées dans le processus de restitution.
Au cours de ces réunions, la situation des biens appartenant à l’Église gréco-catholique et actuellement détenus par l’Église orthodoxe roumaine a également été examinée, le dialogue entre les deux Églises en vue d’un règlement amiable du contentieux patrimonial étant encouragé.
Pour ce qui est du stade actuel de règlement des demandes de restitution déposées par l’Église gréco-catholique devant la commission spéciale, il y a lieu de souligner que 1 100 demandes sur 6 723 ont été réglées (16,51 %).
Ces demandes ont été réglées de la façon suivante :
Restitution en nature : 139
Proposition d’indemnisation : 52
Rejet : 66
Autres solutions (réorientation, renonciation) : 853 »
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
61. Selon la jurisprudence de la Cour, « l’affaire » renvoyée à la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 91, 23 mars 2016, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, 13 novembre 2007).
62. La Cour relève que, dans son arrêt du 19 mai 2015, la chambre a déclaré irrecevables, d’une part, les griefs tirés par les requérants des articles 9 de la Convention et 1 du Protocole no 1, pris seuls et combinés avec les articles 13 et 14 de la Convention, et, d’autre part, les griefs tirés de l’article 6 de la Convention relativement au défaut d’indépendance et d’impartialité des tribunaux et au défaut d’équité de la procédure en raison du changement des membres de la formation de jugement au cours de la procédure.
63. Il s’ensuit que les griefs en question échappent à l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
64. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, les requérants soulèvent en substance trois griefs. Premièrement, ils se plaignent d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal, reprochant aux juridictions nationales d’avoir tranché leur litige non pas en appliquant les règles du droit commun, mais selon le critère énoncé par le décret-loi no 126/1990 applicable dans le cadre de la procédure amiable, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien. Deuxièmement, les requérants soutiennent, sans se référer explicitement au principe de sécurité juridique, que l’application de ce critère n’était pas prévisible et a rendu leur droit d’accès à un tribunal illusoire. Troisièmement, ils se plaignent de la durée de la procédure.
65. Il convient, à titre liminaire, de rappeler que la chambre a examiné les griefs des requérants uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, estimant que les garanties de l’article 13 se trouvaient absorbées par les garanties plus strictes de l’article 6. La Cour marque son accord avec cette approche et procédera à l’identique.
66. Il y a également lieu de rappeler que la chambre a estimé nécessaire d’examiner les arguments des requérants concernant l’application du critère de la volonté de la majorité des fidèles dans le cadre d’une action en revendication fondée sur le droit commun tant sous l’angle du droit d’accès à un tribunal que sous celui du respect du principe de la sécurité juridique.
67. Rappelant sa jurisprudence bien établie quant à sa compétence pour qualifier les faits qui lui sont soumis (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de l’approche de la chambre et elle examinera donc les arguments des requérants également sous l’angle du respect dudit principe.
68. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention
69. Dans son arrêt du 19 mai 2015, la chambre a estimé que l’action des requérants relevait de l’article 6 § 1 de la Convention dans son volet civil, dès lors qu’elle avait pour but la reconnaissance de leur droit de propriété sur un immeuble, droit à caractère patrimonial.
70. Ce constat n’a pas été remis en cause par les parties.
71. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 sous son volet « civil » trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce, qu’il soit protégé par la Convention ou non. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi bien d’autres précédents, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009 et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).
72. La Cour relève que le droit invoqué par les requérants, du fait qu’il se fonde sur le droit interne en matière de revendication, revêtait un caractère civil. Il ne fait aucun doute qu’il existait une contestation, qu’elle était suffisamment sérieuse et que l’issue de la procédure en cause était directement déterminante pour le droit en question. Eu égard aux termes de l’article 480 du code civil (paragraphes 44 et 45 ci-dessus), les requérants pouvaient de manière défendable soutenir qu’ils avaient, en droit roumain, le droit de chercher à rétablir leur droit de propriété sur l’immeuble en litige.
73. La Cour souscrit donc entièrement aux considérations exposées par la chambre quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1, et conclut que le litige engagé par les requérants porte sur un droit de caractère civil et visait à établir par la voie judiciaire un droit de propriété, même si l’objet du litige est un lieu de culte.
74. Cette approche cadre, en outre, avec la jurisprudence déjà bien établie de la Cour en la matière. Ainsi, dans les affaires Paroisse gréco‑catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie (no 48107/99, § 65, 12 janvier 2010), Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă c. Roumanie (no 65965/01, §§ 67 et 76, 7 avril 2009), Paroisse gréco‑catholique Bogdan Vodă c. Roumanie (no 26270/04, § 41, 19 novembre 2013) et Paroisse gréco-catholique de Siseşti c. Roumanie (no 32419/04, § 27, 3 novembre 2015), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention les griefs des paroisses requérantes relatifs à des procédures portant sur la restitution de lieux de culte ou sur l’exécution de jugements définitifs ordonnant le partage de l’usage d’un lieu de culte.
75. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que « l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens, de sorte que l’article 9 doit s’envisager (...) à la lumière de l’article 6 » (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 118, CEDH 2001‑XII).
76. Dès lors, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en l’espèce. Pour vérifier si les exigences de cette disposition ont été respectées, la Cour examinera l’affaire sous les trois angles suivants : droit d’accès à un tribunal, respect du principe de la sécurité juridique et droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.
ARRÊT
STRASBOURG
29 novembre 2016
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
George Nicolaou, juges
Kristina Pardalos, juge ad hoc
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Alena Poláčková,
Pauliine Koskelo, juges
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 mars et 21 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76943/11) dirigée contre la Roumanie et dont la Paroisse gréco-catholique de Lupeni (la première requérante), l’Évêché gréco-catholique de Lugoj (le deuxième requérant) et l’Archidiocèse gréco-catholique de Lupeni (le troisième requérant) ont saisi la Cour le 14 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes D.O. Hatneanu et C.T. Borsányi, avocates respectivement à Bucarest et à Timișoara. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Dénonçant le refus des juridictions nationales de faire droit à la demande de restitution d’un lieu de culte qu’ils ont introduite sur le fondement du droit commun, les requérants se plaignaient d’une violation du droit d’accès à un tribunal, d’un non-respect du principe de la sécurité juridique et d’une violation du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable. Par ailleurs, ils s’estimaient victimes d’une discrimination fondée sur la religion en relation avec la violation alléguée de leur droit d’accès à un tribunal.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour - « le règlement »). Le 18 décembre 2012, elle a été communiquée au Gouvernement.
5. À la suite du déport de Iulia Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), Kristina Pardalos a été désignée par le président pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
6. Le 19 mai 2015, une chambre de la troisième section, composée des juges : Josep Casadevall, président, Luis López Guerra, Ján Šikuta, Kristina Pardalos, Johannes Silvis, Valeriu Griţco, Branko Lubarda, ainsi que de Stephen Phillips, greffier de section, a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention qui concernaient le droit d’accès à un tribunal, le respect du principe de la sécurité juridique et la durée de la procédure et quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 qui concernait le droit d’accès à un tribunal, et irrecevable pour le surplus. Elle a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal et au respect du principe de la sécurité juridique, et à la violation de cette disposition quant à la durée de la procédure. Elle a également conclu, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention.
7. Le 19 août 2015, les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention et de l’article 73 du règlement de la Cour. Le 19 octobre 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
9. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 2 mars 2016 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme C. Brumar,agente,
Mme O. Ezer,conseil,
Mme I. Dumitriupremière secrétaire à la Représentation permanente
de la Roumanie auprès du Conseil de l’Europe,
M. C. PăvălaşcuChef de service au Secrétariat d’État pour les Cultes ;
– pour les requérants
MeD.O. Hatneanu, avocate, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Me Hatneanu puis Mmes Brumar et Ezer.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Les trois requérants appartiennent à l’Église roumaine unie à Rome, également dénommée Église gréco-catholique ou uniate.
A. Le contexte historique de l’affaire
12. En 1948, par le décret no 358/1948, l’Église gréco-catholique fut dissoute, et ses biens furent transférés à l’État, à l’exception des biens des paroisses, dont une commission interdépartementale fut chargée de déterminer l’affectation finale. Toutefois, la commission ne s’acquitta jamais de cette mission et les biens des paroisses furent transférés à l’Église orthodoxe en vertu du décret no 177/1948.
13. En 1967, l’ensemble formé par l’église et la cour attenante ayant appartenu à la première requérante fut inscrit au registre foncier en tant que propriété de la Paroisse orthodoxe roumaine de Lupeni I (« la paroisse orthodoxe »).
14. Après la chute du régime communiste, en décembre 1989, le décret no 358/1948 fut abrogé par le décret-loi no 9/1989. Le culte uniate fut reconnu officiellement par le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome. L’article 3 de ce décret‑loi prévoyait que la situation juridique des biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe devait être tranchée par des commissions mixtes constituées de représentants du clergé des deux cultes, uniate et orthodoxe. Pour rendre leurs décisions, ces commissions devaient prendre en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ».
15. L’article 3 du décret-loi no 126/1990 fut modifié par l’ordonnance du gouvernement no 64/2004 et par la loi no 182/2005. Selon cette disposition modifiée, en cas de désaccord entre les représentants cléricaux des deux cultes au sein d’une commission mixte, la partie ayant un intérêt à agir pouvait introduire une action en justice fondée sur le « droit commun » (drept comun, voir la procédure visée aux paragraphes 41 et 121 ci‑dessous).
16. La première requérante fut légalement reconstituée le 12 août 1996 et les requérants entamèrent – sans succès – devant la commission mixte des démarches visant à obtenir la restitution de leurs anciens biens.
17. Le droit interne, notamment le décret-loi no 126/1990 et les modifications qui y ont été apportées en 2004 et 2005, est exposé aux paragraphes 39 à 43 ci-dessous.
B. L’action judiciaire des requérants
1. La première phase de la procédure
18. Le 23 mai 2001, le deuxième requérant saisit les juridictions nationales d’une action engagée contre l’Archidiocèse orthodoxe d’Arad et la paroisse orthodoxe. Il demandait l’annulation de l’expropriation, opérée sur la base du décret no 358/1948, de l’église et du cimetière sis à Lupeni, et la restitution de cette église à la première requérante. La première requérante et le troisième requérant étaient mentionnés dans l’acte introductif d’instance en tant que mandataires du deuxième requérant.
19. Par un jugement du 10 octobre 2001, le tribunal départemental de Hunedoara (« le tribunal départemental ») déclara l’action irrecevable au motif que le litige devait être résolu par la voie de la procédure spéciale instituée par le décret-loi no 126/1990, c’est-à-dire devant la commission mixte.
20. La première requérante et le deuxième requérant interjetèrent appel de ce jugement. Le 22 février 2002, ils demandèrent la suspension de la procédure, afin que l’affaire fût résolue par voie amiable. Le 25 mars 2003, ils sollicitèrent sa réinscription au rôle. Le même jour, la cour d’appel d’Alba-Iulia (« la cour d’appel ») rejeta l’appel, jugeant l’action prématurée. Par un arrêt définitif du 24 novembre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »), statuant sur un pourvoi en recours (recurs) formé par la première requérante et le deuxième requérant, cassa l’arrêt de la cour d’appel et renvoya l’affaire devant la même cour d’appel pour qu’elle fût jugée au fond.
21. Le 12 mai 2006, en application des modifications législatives apportées au décret-loi no 126/1990, qui donnaient compétence aux tribunaux pour juger le fond des affaires concernant les biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe (paragraphe 42 ci-dessous), la cour d’appel fit droit à l’appel du deuxième requérant et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental.
22. Le 27 juillet 2006, lorsque l’affaire fut réinscrite au rôle du tribunal départemental, l’action fut élargie afin d’inscrire formellement la première requérante et le troisième requérant comme parties demanderesses dans la procédure. Le 8 novembre 2006, les requérants adjoignirent à leur action initiale une action en revendication des biens en litige, sur la base du droit commun.
23. Le tribunal départemental demanda aux parties d’organiser une réunion afin de parvenir à un accord sur l’attribution de l’église en litige et de lui faire part du résultat des négociations avant le 25 avril 2007. Les parties se rencontrèrent le 20 avril 2007 sans aboutir à un résultat.
24. Par un jugement du 27 février 2008, le tribunal départemental rejeta l’action des requérants au motif que la paroisse orthodoxe était devenue légalement propriétaire du bien en litige en vertu du décret no 358/1948 et qu’elle s’était comportée en propriétaire, s’assurant entre autres du bon entretien de l’église.
25. Le 26 septembre 2008, statuant sur appel des requérants, la cour d’appel annula le jugement du 27 février 2008 pour vice de forme et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental.
2. Le jugement au fond
26. Par un jugement du 13 février 2009, le tribunal départemental fit droit à l’action des requérants et ordonna la restitution de l’église à la première requérante. Comparant les titres de propriété des parties, il nota que la partie gréco-catholique était inscrite depuis 1940 au registre foncier en tant que propriétaire du bien et que l’Église orthodoxe avait fait porter au registre foncier en 1967 le droit de propriété sur ce même bien qui lui avait été transféré en vertu du décret no 358/1948. Il jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 avait eu pour effet, en l’espèce, la cessation du droit de propriété de la partie orthodoxe sur le bien en litige. Il observa également que la première requérante n’avait pas de lieu de culte et qu’elle était obligée de célébrer son service religieux dans des locaux qu’elle louait à l’Église romano-catholique.
3. La procédure d’appel
27. Par un arrêt du 11 juin 2010, la cour d’appel accueillit l’appel interjeté par la paroisse orthodoxe et rejeta l’action des requérants. Sur la base des preuves versées au dossier, elle constata tout d’abord que l’église revendiquée et deux maisons paroissiales de Lupeni avaient été construites entre 1906 et 1920 par des orthodoxes de rite oriental et des gréco‑catholiques et qu’après sa construction, l’église avait abrité alternativement les offices des deux cultes. Elle prit note du fait qu’en 1948, les fidèles gréco-catholiques avaient été contraints de se convertir au culte orthodoxe et que le lieu de culte avait été transféré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe qui l’avait entretenu et qui y avait réalisé des travaux d’amélioration.
28. La cour d’appel examina également les déclarations des quatre témoins recueillies par le tribunal départemental. Elle nota que ces déclarations confirmaient les données statistiques, qui montraient qu’à Lupeni le nombre des orthodoxes était supérieur à celui des gréco‑catholiques. Elle observa que, selon le dernier recensement, il y avait à Lupeni 24 968 fidèles orthodoxes et 509 fidèles gréco-catholiques. Elle compara également les déclarations des témoins, les documents écrits qui attestaient du nombre de fidèles gréco-catholiques déclarés lors de la reconstitution de l’Église gréco-catholique à Lupeni et les données du dernier recensement réalisé à Lupeni.
29. Elle tint ensuite le raisonnement suivant :
« (...) bien que l’action ait été fondée sur les dispositions du droit commun, à savoir l’article 480 du code civil, compte tenu de son objet, le tribunal ne peut pas trancher sans appliquer les dispositions de l’article 3 alinéa 1 du décret-loi no 126/1990, en vertu desquelles la situation juridique des lieux de culte et des maisons paroissiales (...) doit être déterminée en tenant compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens ».
30. Elle considéra que, étant donné que les orthodoxes, y compris les convertis qui ne voulaient plus revenir au culte gréco-catholique, étaient plus nombreux que les gréco-catholiques à Lupeni, il fallait tenir compte de leur refus pour statuer sur l’affaire. Elle estima que, « eu égard aux réalités sociales et historiques, ignorer la volonté des fidèles et la proportion de fidèles orthodoxes, majoritaires, par rapport aux fidèles gréco-catholiques, nettement moins nombreux, porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques ».
31. La cour d’appel jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 n’emportait pas automatiquement annulation du titre de propriété de l’Église orthodoxe, ce décret constituant la loi en vigueur à l’époque du transfert du droit de propriété. Elle estima dès lors que, même s’il avait été rendu en vertu d’un acte normatif déclaré ultérieurement abusif, le titre de l’Église orthodoxe était valable à compter de la date à laquelle le transfert avait été opéré, de sorte que l’action en revendication était dépourvue de fondement.
4. L’arrêt définitif de la Haute Cour
32. Les requérants formèrent un pourvoi en recours devant la Haute Cour, alléguant que la cour d’appel avait appliqué de manière erronée les dispositions légales régissant l’action en revendication. Ils exposaient que le droit de propriété ne pouvait être lié au caractère majoritaire d’une religion, la propriété étant une notion juridique indépendante de l’importance numérique et de la volonté des parties.
33. Le 15 juin 2011, la Haute Cour rendit à la majorité un arrêt définitif dans lequel elle présenta de manière détaillée les décisions des juridictions inférieures. Rappelant que celles-ci étaient seules compétentes pour établir les faits, elle entérina leurs considérations factuelles. Elle rejeta le pourvoi des requérants et confirma l’arrêt rendu en appel. Sur la question de savoir quelle était la loi applicable, elle indiqua notamment ceci :
« En vertu du décret-loi no 126/1990 (...) une distinction est faite entre deux situations : a) celle où les biens se trouvent dans le patrimoine de l’État (...) b) celle où les lieux de culte et les paroisses ont été repris par l’Église orthodoxe roumaine et pour lesquelles la restitution est décidée par une commission mixte composée de représentants cléricaux des deux cultes, commission qui tient compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens.
Compte tenu de ces dispositions, c’est à bon droit que la juridiction d’appel, saisie d’une action en restitution d’un lieu de culte, a appliqué le critère de la volonté des fidèles (majoritairement orthodoxes) de la communauté détentrice du bien, soulignant en même temps le caractère irrégulier du raisonnement de la juridiction qui avait statué en première instance en procédant à une simple comparaison des titres et en ignorant la norme spéciale. (...)
Or, il apparaît qu’il y a à Lupeni 24 968 croyants orthodoxes et 509 croyants gréco‑catholiques, que les fidèles qui avaient été contraints en 1948 à passer au culte orthodoxe ne souhaitaient pas revenir au culte gréco-catholique et que la tentative de résoudre [le différend] dans le cadre de la commission mixte cléricale a eu lieu (selon le procès-verbal du 20 avril 2007 (...) la partie orthodoxe avait indiqué que la demande de restitution du lieu de culte ne pouvait pas être accueillie, eu égard à la volonté des croyants de la paroisse et au fait que, depuis 1948, le lieu de culte était administré par les orthodoxes). (...)
Le fait qu’il ait été ajouté à l’article 3 [du décret-loi no 126/1990] un alinéa selon lequel « si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun» ne signifie pas que les requêtes en restitution régies par les normes spéciales soient transformées en actions en revendication [de propriété] de droit commun.
Saisi d’une telle requête, le tribunal ne peut pas ignorer la réglementation spéciale applicable en la matière, qui pose le critère à respecter dans la résolution de tels litiges, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien.
En d’autres termes, le tribunal peut être appelé en vertu de sa plénitude de juridiction à trancher une requête au fond alors que la procédure préalable n’a pas été close par une décision de la commission mixte cléricale, afin de ne pas compromettre l’accès à la justice, mais ce faisant, il ne peut pas sortir des limites imposées par le cadre normatif spécial.
La préférence pour le critère de la volonté des fidèles relève du choix du législateur, qui a voulu ainsi réglementer une matière qui concerne les immeubles dotés d’une certaine affectation (les lieux de culte), et le tribunal n’est pas habilité à censurer la loi.
Par ailleurs, se prononçant sur l’inconstitutionnalité alléguée de l’article 3 du décret no 126/1990 et du critère de la volonté des fidèles, la Cour constitutionnelle a affirmé que le texte n’était contraire ni au principe de démocratie de l’État roumain ni à celui de la liberté des cultes religieux (décision C.C. no 23/1993, décision C.C. no 49/1995). (...)
La cour d’appel a estimé que le fait que l’État avait dépossédé de manière abusive l’Église gréco-catholique de ses lieux de culte en 1948 ne pouvait pas, dans un État de droit, être réparé par un abus en sens inverse, qui ne tiendrait pas compte du choix de la majorité des fidèles à la date de l’adoption de ladite mesure. Or restituer des biens qui avaient appartenu à l’Église gréco-catholique sans respecter les conditions imposées par l’article 3, alinéa premier, du décret-loi no 126/1990 porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques. La reconstitution d’un droit ne peut pas se faire de manière abstraite, en ignorant les réalités sociales et historiques, et l’atténuation des anciens préjudices ne doit pas créer de nouveaux problèmes disproportionnés (...).
Par ailleurs, pour pouvoir engager une action en revendication fondée sur le droit commun, et non sur la loi spéciale, les requérants doivent se prévaloir de l’existence d’un « bien », d’un droit patrimonial qu’ils pourraient mettre en exergue.
Or, par le décret no 358/1948, le culte gréco-catholique a été dissous et les biens de l’Église gréco-catholique sont passés dans le patrimoine de l’État. À présent, l’immeuble en cause est inscrit (au registre foncier (...)) au nom de la Paroisse orthodoxe roumaine Lupeni I.
Le fait que, par le décret-loi no 9/1989, l’Église roumaine unie à Rome (gréco‑catholique) a été reconnue officiellement, à la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, ne signifie pas qu’elle ait recouvré tous ses droits de propriété ; en effet, la reconstitution du droit de propriété est soumise à une procédure (à savoir les dispositions du décret-loi no 126/1990 tel que modifié), et l’espoir d’obtenir un droit de propriété n’est pas assimilé à un bien (...) »
34. Dans une opinion séparée, l’un des juges de la formation de jugement estima que le renvoi fait par le législateur au droit commun ne pouvait pas être réduit à une dimension purement procédurale mais qu’il devait s’interpréter comme l’application d’une règle de droit matériel. Se référant aux règles relatives à l’élaboration des actes normatifs, le juge exprimait l’avis que, si le législateur avait voulu donner une signification spécifique à la ladite référence au « droit commun », il aurait dû le faire expressément. L’action en revendication impliquant la comparaison des titres de propriété, le juge concluait que l’Église orthodoxe ne possédait pas de tel titre relativement au lieu de culte en cause.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit interne
1. La Constitution
35. L’article 21 de la Constitution se lit comme suit :
« 1) Toute personne a le droit de saisir la justice pour défendre ses droits, ses libertés et ses intérêts légitimes.
2) L’exercice de ce droit ne peut être restreint par aucune loi. »
2. Les dispositions internes régissant le régime général des cultes religieux
36. L’article 37 du décret no 177/1948 relatif au régime général des cultes, publié dans une version modifiée au Moniteur officiel no 204 du 3 septembre 1948, était ainsi rédigé :
« 1) Si au moins 10 % des croyants affiliés à un culte le quittent pour un autre culte, la communauté religieuse du culte délaissé perd automatiquement une partie de son patrimoine proportionnelle au nombre des croyants qui sont partis. Cette portion est transférée, de plein droit, dans le patrimoine de la communauté locale du nouveau culte adopté par les croyants. »
37. Ce décret a été abrogé par la loi no 489/2006 sur la liberté de religion et le régime général des cultes (privind libertatea religioasă și regimul general al cultelor), publiée au Moniteur officiel du 8 janvier 2007. Selon cette loi, la relation entre l’État roumain et les cultes religieux reconnus par la loi est régie par le respect du principe de l’autonomie des cultes et la reconnaissance par l’État des statuts de ceux‑ci.
38. L’ordonnance d’urgence du gouvernement no 94/2000 relative à la restitution des immeubles ayant appartenu aux communautés religieuses de Roumanie, telle que modifiée le 25 juillet 2005 et publiée au Moniteur officiel le 1er septembre 2005, énonce ce qui suit :
Article 1
« (2) Le régime juridique des immeubles qui constituaient des lieux de culte sera régi par une loi spéciale. »
3. Le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique) et les modifications ultérieures de ce texte
39. À la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, un projet d’acte normatif fut présenté au législateur afin de régler la situation des lieux de culte ayant appartenu à l’Église gréco-catholique. Dans l’exposé des motifs de ce texte, il était reconnu que la question de la restitution des lieux de culte devait être réglée par les deux Églises intéressées, par la voie du dialogue. À l’issue de négociations, les représentants des deux Églises déclarèrent d’un commun accord qu’il était nécessaire d’adopter un acte normatif, de restituer à l’Église gréco-catholique les biens se trouvant dans le patrimoine de l’État, et de constituer des commissions mixtes pour décider du sort des lieux de culte se trouvant dans le patrimoine de l’Église orthodoxe. Le projet de loi élaboré afin de tenir compte des propositions faites par les deux parties fut vivement débattu au Parlement.
40. Le 25 avril 1990, le décret-loi no 126/1990 fut publié au Moniteur officiel no 54. En ses parties pertinentes en l’espèce, il était ainsi libellé :
Article 1
« Par suite de l’abrogation, par le décret-loi no 9 du 31 décembre 1989, du décret no 358/1948, l’Église roumaine unie à Rome est officiellement reconnue (...) »
Article 3
« La situation juridique des édifices religieux et des maisons paroissiales qui ont appartenu à l’Église uniate et que l’Église orthodoxe roumaine s’est appropriés sera fixée par une commission mixte composée de représentants du clergé de chacune de ces deux Églises, qui prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens (dorinţa credincioşilor din comunităţile care deţin aceste bunuri). »
Article 4
« Dans les communes où le nombre de lieux de culte est insuffisant par rapport au nombre des fidèles, l’État apportera son soutien à la construction de nouvelles églises ; à cette fin, il mettra à la disposition des cultes concernées le terrain requis si elles n’en disposent pas et il contribuera à la collecte des fonds nécessaires. »
41. L’ordonnance du gouvernement no 64/2004 du 13 août 2004 (« l’ordonnance no 64/2004 »), entrée en vigueur le 21 août 2004, a modifié l’article 3 du décret-loi susmentionné par l’ajout d’un deuxième paragraphe, ainsi libellé :
« Au cas où les représentants cléricaux des deux cultes religieux ne trouvent pas un accord au sein de la commission mixte prévue à l’article 1er, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun. »
42. La loi no 182/2005 du 13 juin 2005 (« la loi no 182/2005 »), entrée en vigueur le 17 juin 2005, a également modifié l’article 3 du décret-loi no 126/1990, de la façon suivante :
« La partie ayant un intérêt à agir convoquera l’autre partie, en lui communiquant par écrit ses prétentions ainsi que les preuves sur lesquelles celles-ci sont fondées. La convocation sera faite par lettre, envoyée en recommandé avec accusé de réception ou remise en mains propres. La date de la réunion de la commission mixte ne sera fixée que trente jours après la date de réception des documents. La commission sera constituée de trois représentants de chaque culte. Si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun.
L’action sera examinée par les tribunaux.
L’action sera exemptée de la taxe judiciaire. »
43. L’exposé des motifs de la loi no 182/2005 est ainsi libellé :
« Le décret-loi no 126/1990 pose un certain nombre de mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique).
Dans l’application de ce texte, la pratique des tribunaux n’a pas été uniforme : certaines juridictions se sont considérées compétentes pour juger les actions portant sur les lieux de culte et les maisons paroissiales qui avaient appartenu à l’Église roumaine unie à Rome et avaient été reprises par l’Église orthodoxe roumaine, alors que d’autres ont estimé que ce type de litige ne relevait pas de la compétence générale des tribunaux, le droit d’accès libre à la justice étant ainsi nié.
Eu égard aux standards existant au niveau européen dans ce domaine, (...) aux initiatives de la Commission Européenne et à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, une modification de la législation roumaine s’impose dans cette matière afin d’assurer un accès réel à la justice, par la mention expresse dans la loi de la possibilité pour les intéressés de s’adresser à un tribunal.
La présente loi investit expressément les juridictions de la compétence de juger les litiges qui portent sur des biens ayant appartenu à l’Église roumaine unie à Rome, lorsque les commissions prévues à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 ne parviennent pas à un accord.
Afin de permettre aux deux parties de prendre des mesures pour résoudre le problème relatif aux lieux de culte en cause, l’ordonnance permet le maintien de l’activité des commissions, en donnant la possibilité de résoudre la question de la restitution de ces lieux par la voie du dialogue interconfessionnel.
Ce nouveau texte garantit l’application du principe de libre accès à la justice, dans le cas visé par le décret-loi no 126/1990, conformément à l’article 6 de la Convention (...) et à l’article 21 de la Constitution de la Roumanie.
(...). »
4. Le code civil
44. L’article 480 du code civil, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé :
« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois. »
45. L’action en revendication n’est pas définie par la loi. Selon la jurisprudence, il s’agit de l’action par laquelle le propriétaire d’un bien immeuble, qui en a perdu la possession au profit d’un tiers, s’efforce de faire rétablir son droit de propriété sur le bien en question et d’en recouvrer la possession. Le système de registre foncier assure une publicité intégrale des droits réels relatifs à chaque immeuble et mentionne les titulaires de ces droits.
5. Le code de procédure civile
46. Selon l’article 329 du code de procédure civile tel qu’en vigueur à l’époque des faits, le procureur général du parquet près la Haute Cour d’office ou sur demande du ministre de la Justice, ainsi que le collège directeur de la Haute Cour, les collèges directeurs des cours d’appel et le Médiateur (Avocatul Poporului) avaient le devoir de demander à la Haute Cour, de se prononcer sur les questions de droit qui avaient été tranchées de manière différente par les tribunaux. Selon l’article 3307 du même code, les décisions étaient rendues dans l’intérêt de la loi, elles n’avaient pas d’effet sur les décisions judiciaires concernées ni sur la situation des parties à la procédure. Dès la publication de la décision dans le Moniteur officiel, les tribunaux devaient suivre la solution retenue par la Haute Cour.
B. La jurisprudence des juridictions internes concernant les actions engagées par différentes paroisses gréco-catholiques aux fins de la restitution des lieux de culte
47. Les parties ont versé au dossier de l’affaire des décisions de justice relatives à des actions engagées par des paroisses gréco-catholiques contre des paroisses orthodoxes aux fins de la restitution de lieux de culte. Ces actions étaient fondées majoritairement sur l’article 480 du code civil et visaient la rectification des registres fonciers sur lesquels les paroisses orthodoxes avaient fait inscrire leur droit de propriété sur les biens en litige.
1. Les décisions rendues par les juridictions inférieures
48. Dans une série de décisions, rendues avant 2013, les juridictions inférieures (tribunaux départementaux ou cours d’appel), statuant en première instance, en appel ou sur pourvoi, ont statué sur les actions en revendication après avoir examiné la validité des titres des parties, et plus particulièrement la manière dont le bien en cause était entré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe (arrêts de la cour d’appel de Timișoara du 20 juin 2006, du 24 novembre 2010 et du 15 septembre 2011, décisions du tribunal départemental de Hunedoara du 27 février 2008 et du 8 juillet 2009, décisions du tribunal départemental de Bihor du 6 mars 2008 et du 3 septembre 2010, arrêt définitif de la cour d’appel de Brașov du 11 mars 2008, décision du tribunal départemental de Brașov du 28 mars 2011, arrêt de la cour d’appel de Târgu-Mureș du 11 novembre 2010 et arrêt de la cour d’appel d’Oradea du 22 février 2012).
49. Dans des décisions également prononcées avant 2013, d’autres juridictions inférieures ont statué sur les actions en revendication en examinant les titres des parties et en se référant au critère de la volonté des fidèles (arrêt rendu en appel par la cour d’appel d’Alba-Iulia le 14 janvier 2010 et arrêt rendu en appel par la cour d’appel de Cluj le 28 mars 2012).
50. Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire des décisions rendues en 2015 dans lesquelles les juridictions inférieures avaient appliqué l’article 3 du décret-loi no 126/1990 (décisions rendues en appel par la cour d’appel de Cluj les 11 et 17 mars 2015 et le 9 octobre 2015, par la cour d’appel de Timișoara les 18 juin et 29 octobre 2015 et par la cour d’appel de Târgu-Mureș le 17 juin 2015 ; jugement du tribunal départemental de Sălaj du 29 janvier 2015).
2. Les décisions rendues par la Haute Cour
51. Dans un arrêt définitif du 25 novembre 2008, la Haute Cour, alors appelée Cour suprême de Justice, a renvoyé une affaire pour jugement aux juridictions inférieures après avoir noté que l’Église orthodoxe était inscrite en tant que propriétaire au registre foncier et que le critère de la volonté des fidèles n’était applicable qu’au cours de la procédure préalable devant les commissions mixtes.
52. Dans une série d’arrêts, la Haute Cour a cassé les décisions des juridictions inférieures et renvoyé les affaires pour réexamen au motif que le critère fixé par le décret-loi no 126/1990 n’avait pas été appliqué (voir, par exemple, les arrêts du 24 mars 2009, du 9 novembre 2010, des 14 novembre et 11 décembre 2012 et du 7 février 2013). Dans une autre série d’arrêts, définitifs, la Haute Cour a jugé que, bien que la partie gréco-catholique eût saisi les tribunaux d’une action en revendication de droit commun, elle ne pouvait pas faire abstraction du critère de la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens établi par le décret-loi no 126/1990 (voir, par exemple, les arrêts de la Haute Cour du 29 mai 2007, des 26 janvier et 24 novembre 2011 et des 16 mai et 12 décembre 2012).
53. Dans certains arrêts, la Haute Cour a statué sur l’action en revendication en comparant les titres des parties inscrits au registre foncier (voir, par exemple, les arrêts du 10 mars 2011, des 16 mai, 2 octobre et 21 novembre 2012 et du 1er octobre 2013).
54. Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire vingt-sept arrêts définitifs rendus entre 2013 et 2015 dans lesquels la Haute Cour a appliqué le critère de la volonté des fidèles. Dans un arrêt du 20 juin 2013, la Haute Cour a admis l’action en revendication formée par une église gréco‑catholique dans un contexte où deux églises existaient dans la localité et où, bien que seulement deux des quatre-vingt-dix habitants de la commune fussent gréco-catholiques, l’église revendiquée n’était pas utilisée par les fidèles orthodoxes.
3. Les décisions rendues par la Cour constitutionnelle
55. Saisie d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, la Cour constitutionnelle a jugé, dans sa décision no 23 du 27 avril 1993, que le critère litigieux prévu par l’article 3 et appliqué par les commissions mixtes était conforme à la Constitution. Dans le cadre d’une nouvelle saisine, elle a confirmé cette position le 19 mai 1995 par la décision no 49.
56. Le 19 janvier 2012, la Cour constitutionnelle a été saisie d’une nouvelle exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, dans le cadre d’une action en restitution d’un lieu de culte autre que l’action des requérants, qui était alors pendante devant la cour d’appel d’Alba-Iulia.
57. Par une décision du 27 septembre 2012, elle a rejeté cette exception, pour les motifs suivants :
« (...) Les dispositions de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 concernant l’abrogation de certains actes normatifs ne sont pas contraires aux dispositions constitutionnelles invoquées ; au contraire, elles respectent tant le principe général inscrit à l’article 1 alinéa 3 de la Constitution, selon lequel l’État roumain est « un État de droit, démocratique et social », que le principe de la liberté des cultes religieux consacré par l’article 29 alinéa 3 de la Constitution.
Par la (...) décision [no 23 du 27 avril 1993], la Cour [constitutionnelle] a jugé que la démocratie impliquait le respect de la volonté de la majorité ; or la dernière partie de l’article 3, [selon lequel la commission mixte] « prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices [des] biens », énonce l’application de ce principe en instituant un critère social, celui du choix de la majorité des paroissiens.
(...) Lorsque, dans la même [localité], il y a des fidèles orthodoxes et des fidèles gréco-catholiques, le fait d’appliquer un critère social, à savoir celui de la majorité des fidèles, pour fixer l’attribution du lieu de culte et des maisons paroissiales correspond au principe démocratique de détermination de l’utilisation religieuse de ce bien en fonction de la volonté de la majorité [des fidèles concernés]. Procéder autrement aurait pour effet, injustifié, d’empêcher la majorité des fidèles, orthodoxes, de pratiquer leur religion, à moins de passer au culte gréco-catholique (...)
Étant donné qu’il n’a pas été présenté d’éléments nouveaux de nature à motiver un changement dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, tant la solution que les motifs de la décision mentionnée demeurent valables dans la présente affaire (...). »
III. LES RAPPORTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
58. Le troisième rapport sur la Roumanie de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« l’ECRI »), adopté le 24 juin 2005 et publié le 21 février 2006, mentionne ce qui suit :
« Législation sur les cultes religieux
(...)
15. L’ECRI note avec inquiétude les informations selon lesquelles, bien qu’elle n’ait pas le statut de religion d’État, l’Église orthodoxe, qui est la religion majoritaire en Roumanie, occuperait une place dominante dans la société roumaine. Ainsi, les autres religions estiment que cette église exerce une trop grande influence sur la politique des autorités. Elle recevrait également des avantages que les autres religions n’ont pas, tels que des chapelles dans les centres pénitentiaires et carcéraux. Cette église aurait en outre une influence importante sur les décisions du gouvernement concernant des questions telles que l’attribution du statut de culte religieux à des associations religieuses. L’ECRI note également qu’étant donné le nombre et la diversité des cultes officiellement reconnus et pratiqués en Roumanie, le dialogue interreligieux entre l’Église orthodoxe et les autres dénominations religieuses pourrait être amélioré. En particulier, le dialogue entre cette Église et l’Église gréco-catholique ne serait pas près d’aboutir, en raison principalement de la manière dont les autorités gèrent la question de la restitution des biens confisqués pendant la période communiste.
16. L’ECRI note également avec inquiétude les informations selon lesquelles des membres de l’Église orthodoxe se livraient à des actes de harcèlement en tout genre envers des adeptes de l’Église gréco-catholique non sans une certaine complaisance des autorités.
(...)
45. L’ECRI note avec inquiétude que la restitution des églises ayant appartenu à l’Église gréco-catholique est devenue une source de tensions entre celle-ci et l’Église orthodoxe. Bien qu’il y ait eu des tentatives d’aboutir à un accord à l’amiable, l’Église orthodoxe refuse de rendre ces églises à l’Église gréco-catholique, et les autorités ne semblent pas agir pour faire appliquer la loi. L’ECRI espère donc que les autorités s’engageront plus activement dans la résolution des questions relatives à la restitution des églises gréco-catholiques afin que la loi soit appliquée équitablement, dans un esprit de tolérance et de respect mutuel (...) »
59. Le quatrième rapport sur la Roumanie de l’ECRI, adopté le 19 mars 2014 et publié le 3 juin 2014, mentionne ce qui suit :
« 22. Dans son troisième rapport, l’ECRI recommandait aux autorités roumaines de faire appliquer la loi sur la restitution des biens, et d’inciter les confessions religieuses, particulièrement l’Église orthodoxe et les minorités religieuses, à ouvrir un dialogue constructif sur cette question. Elle leur recommandait aussi d’établir des mécanismes de médiation, de tenir des colloques et des séminaires interreligieux, et de mener des campagnes d’information visant à promouvoir l’idée d’une société multiconfessionnelle.
23. Les autorités ont confirmé que le contentieux sur cette question des biens a suscité des tensions entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique grecque. D’une manière générale, l’Église orthodoxe n’a guère montré d’empressement à restituer les églises catholiques grecques reçues en 1948 par l’État, et s’est même fréquemment refusée à le faire.
24. Une commission mixte formée de représentants du clergé des deux Églises a été créée en 1999 pour régler ces questions de propriété ; son travail ne semble toutefois pas avoir donné de résultats notables. L’Autorité nationale pour la restitution des biens a fait savoir à l’ECRI que sur 6 723 demandes de restitution, 1 110 ont été instruites depuis 2005. (...). Un conseil consultatif des églises et cultes a été créé au mois d’avril 2011 pour promouvoir la solidarité et la coopération, et prévenir les conflits entre les religions de Roumanie ; il se réunit jusqu’à deux fois par an. L’ECRI se félicite des efforts évoqués ci-dessus, et invite les autorités à jouer un rôle de chef de file dans le règlement de litiges liés, il faut le rappeler, à la confiscation de biens par l’État. »
60. En sa partie pertinente pour l’affaire, la réponse du gouvernement roumain au quatrième rapport de l’ECRI est ainsi rédigée (traduction du greffe) :
« En ce qui concerne les paragraphes 22 à 25, le secrétariat d’État aux cultes a constamment cherché à recourir à la médiation pour apaiser les tensions entre l’Église orthodoxe roumaine et l’Église roumaine unie à Rome (gréco-catholique), et a joué un rôle actif dans la recherche de solutions satisfaisantes pour les deux parties dans leur litige patrimonial ; le secrétariat d’État aux affaires religieuses finance les projets de construction de nouveaux lieux de culte dans les zones où l’une des parties devient irrévocablement propriétaire du lieu de culte précédemment en litige.
En outre, l’Autorité nationale pour la restitution (...) des biens a poursuivi avec les représentants des deux Églises les réunions au cours desquelles ont été examinés divers aspects concernant le stade de règlement des demandes déposées devant la commission spéciale de restitution et les difficultés rencontrées dans le processus de restitution.
Au cours de ces réunions, la situation des biens appartenant à l’Église gréco-catholique et actuellement détenus par l’Église orthodoxe roumaine a également été examinée, le dialogue entre les deux Églises en vue d’un règlement amiable du contentieux patrimonial étant encouragé.
Pour ce qui est du stade actuel de règlement des demandes de restitution déposées par l’Église gréco-catholique devant la commission spéciale, il y a lieu de souligner que 1 100 demandes sur 6 723 ont été réglées (16,51 %).
Ces demandes ont été réglées de la façon suivante :
Restitution en nature : 139
Proposition d’indemnisation : 52
Rejet : 66
Autres solutions (réorientation, renonciation) : 853 »
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
61. Selon la jurisprudence de la Cour, « l’affaire » renvoyée à la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 91, 23 mars 2016, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, 13 novembre 2007).
62. La Cour relève que, dans son arrêt du 19 mai 2015, la chambre a déclaré irrecevables, d’une part, les griefs tirés par les requérants des articles 9 de la Convention et 1 du Protocole no 1, pris seuls et combinés avec les articles 13 et 14 de la Convention, et, d’autre part, les griefs tirés de l’article 6 de la Convention relativement au défaut d’indépendance et d’impartialité des tribunaux et au défaut d’équité de la procédure en raison du changement des membres de la formation de jugement au cours de la procédure.
63. Il s’ensuit que les griefs en question échappent à l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
64. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, les requérants soulèvent en substance trois griefs. Premièrement, ils se plaignent d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal, reprochant aux juridictions nationales d’avoir tranché leur litige non pas en appliquant les règles du droit commun, mais selon le critère énoncé par le décret-loi no 126/1990 applicable dans le cadre de la procédure amiable, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien. Deuxièmement, les requérants soutiennent, sans se référer explicitement au principe de sécurité juridique, que l’application de ce critère n’était pas prévisible et a rendu leur droit d’accès à un tribunal illusoire. Troisièmement, ils se plaignent de la durée de la procédure.
65. Il convient, à titre liminaire, de rappeler que la chambre a examiné les griefs des requérants uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, estimant que les garanties de l’article 13 se trouvaient absorbées par les garanties plus strictes de l’article 6. La Cour marque son accord avec cette approche et procédera à l’identique.
66. Il y a également lieu de rappeler que la chambre a estimé nécessaire d’examiner les arguments des requérants concernant l’application du critère de la volonté de la majorité des fidèles dans le cadre d’une action en revendication fondée sur le droit commun tant sous l’angle du droit d’accès à un tribunal que sous celui du respect du principe de la sécurité juridique.
67. Rappelant sa jurisprudence bien établie quant à sa compétence pour qualifier les faits qui lui sont soumis (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de l’approche de la chambre et elle examinera donc les arguments des requérants également sous l’angle du respect dudit principe.
68. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention
69. Dans son arrêt du 19 mai 2015, la chambre a estimé que l’action des requérants relevait de l’article 6 § 1 de la Convention dans son volet civil, dès lors qu’elle avait pour but la reconnaissance de leur droit de propriété sur un immeuble, droit à caractère patrimonial.
70. Ce constat n’a pas été remis en cause par les parties.
71. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 sous son volet « civil » trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce, qu’il soit protégé par la Convention ou non. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi bien d’autres précédents, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009 et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).
72. La Cour relève que le droit invoqué par les requérants, du fait qu’il se fonde sur le droit interne en matière de revendication, revêtait un caractère civil. Il ne fait aucun doute qu’il existait une contestation, qu’elle était suffisamment sérieuse et que l’issue de la procédure en cause était directement déterminante pour le droit en question. Eu égard aux termes de l’article 480 du code civil (paragraphes 44 et 45 ci-dessus), les requérants pouvaient de manière défendable soutenir qu’ils avaient, en droit roumain, le droit de chercher à rétablir leur droit de propriété sur l’immeuble en litige.
73. La Cour souscrit donc entièrement aux considérations exposées par la chambre quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1, et conclut que le litige engagé par les requérants porte sur un droit de caractère civil et visait à établir par la voie judiciaire un droit de propriété, même si l’objet du litige est un lieu de culte.
74. Cette approche cadre, en outre, avec la jurisprudence déjà bien établie de la Cour en la matière. Ainsi, dans les affaires Paroisse gréco‑catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie (no 48107/99, § 65, 12 janvier 2010), Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă c. Roumanie (no 65965/01, §§ 67 et 76, 7 avril 2009), Paroisse gréco‑catholique Bogdan Vodă c. Roumanie (no 26270/04, § 41, 19 novembre 2013) et Paroisse gréco-catholique de Siseşti c. Roumanie (no 32419/04, § 27, 3 novembre 2015), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention les griefs des paroisses requérantes relatifs à des procédures portant sur la restitution de lieux de culte ou sur l’exécution de jugements définitifs ordonnant le partage de l’usage d’un lieu de culte.
75. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que « l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens, de sorte que l’article 9 doit s’envisager (...) à la lumière de l’article 6 » (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 118, CEDH 2001‑XII).
76. Dès lors, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en l’espèce. Pour vérifier si les exigences de cette disposition ont été respectées, la Cour examinera l’affaire sous les trois angles suivants : droit d’accès à un tribunal, respect du principe de la sécurité juridique et droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.