Une impression mitigée

Échangez vos idées librement ici

Modérateur : Auteurs

Claude le Liseur
Messages : 4352
Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13

Une impression mitigée

Message par Claude le Liseur »

Comme je m'intéresse aux rites occidentaux, moribonds en Europe continentale mais désormais bien présents dans les pays anglo-saxons (au sein du patriarcat d'Antioche et de l'Eglise russe hors frontières), j'ai fait l'acquisition d'un livre de prières publié dans le cadre du vicariat de rit occidental du patriarcat d'Antioche en Amérique du Nord: The Saint Ambrose Prayer Book, Lancelot Andrewes Press, Glendale CO, 2008.

Disons-le d'emblée, il s'agit d'une édition soignée, et qui présente surtout le mérite, à mes yeux, de contenir le texte des liturgies de saint Grégoire (rit tridentin orthodoxisé) et de saint Tikhon (rit anglican orthodoxisé). Ce petit livre a d'autres mérites. Il contient notamment des indications pratiques qu'on ne trouve pas forcément dans les autres livres de prières (règles de jeûne, conseils pour la confession).

Pourtant, l'ensemble me laisse une impression mitigée. Je suis le premier à critiquer la confusion entre folklore et religion qui est devenue la règle dans la plupart des Eglises locales. J'ai donc un a priori favorable à l'égard de tous les efforts qui visent à distinguer la Tradition des traditions, à détruire la désastreuse équation ethnie = religion. Mais, quand je lis le Saint Ambrose Prayer Book, il me semble que l'exercice est poussé trop loin, que le bébé a été jeté avec l'eau du bain.

Est-il vraiment utile, dans un livre de prières orthodoxe, de conserver le chemin de croix (pp. 304-334), le salut au saint Sacrement (pp. 340-356) ou la méditation du rosaire (pp. 376-387), dévotions inconnues dans l'Orthodoxie, dont la seconde présente le danger de l'artolâtrie et la troisième représente une autre voie que celle de la mystique orthodoxe? Quel sens y a-t-il à publier dans un livre de prières orthodoxe des dévotions au Sacré-Coeur (pp. 370-375), même avec une cautèle visant à expliquer qu'il ne s'agit pas du culte du Sacré-Coeur tel qu'il est développé dans le catholicisme romain (où il n'est en fait qu'une résurgence du nestorianisme), mais d'un équivalent de l'acathiste à Jésus Très-Doux? Malgré les proclamations émouvantes de fidélité à l'Eglise orthodoxe dont le livre est parsemé, un malaise s'installe, et le lecteur commence à comprendre les réticences manifestées par tel ou tel évêque du patriarcat de Constantinople à l'encontre du rit occidental en Amérique du Nord.

Ce malaise est encore renforcé par la présentation du livre, qui ne contient que des références à l'iconographie britannique du XVe au XIXe siècles. Détail ô combien significatif, le livret s'ouvre par une représentation de saint Ambroise de Milan: il ne s'agit pas d'une icône (il y a pourtant des icônes orthodoxes représentant saint Ambroise, aussi bien anciennes que contemporaines), mais de la reproduction d'un tableau peint par Zurbaran en 1626-1627.

En fin de compte, en refermant le livre, et même si je dois admettre qu'il contient aussi des matériaux utiles, j'ai surtout l'impression d'avoir eu entre les mains, non pas un livre de prières orthodoxe, mais plutôt un très beau missel anglican High Church ou catholique non romain. Un certain provincialisme anglo-américain remplace l'habituel provincialisme russe, ou grec, ou roumain. La volonté de montrer qu'on n'a pas perdu son identité anglaise en rejoignant l'Orthodoxie est poussée si loin que l'on se demande qu'est-ce que les auteurs et utilisateurs de ce livre de prières espèrent ou attendent de l'Orthodoxie. J'ai presque peur d'avoir affaire à des uniates orthodoxes plutôt qu'à une authentique Orthodoxie de rit occidental. La question lancinante reste posée: le mouvement orthodoxe de rit anglican est-il né d'un véritable désir de se convertir à l'Eglise voulue et fondée par le Christ ou d'un dépit causé par le délabrement liturgique et l'affaiblissement éthique de l'Eglise épiscopalienne des Etats-Unis? Je suis enchanté de découvrir les liturgies de saint Grégoire et de saint Tikhon, mais faut-il pour autant supprimer toute référence aux rites, aux prières et aux traditions des Eglises orthodoxes locales? Le rattachement canonique au patriarcat d'Antioche peut-il compenser une telle volonté de ne pas se mélanger avec la tradition byzantine? A force de vouloir préserver sa spécificité ethnique et culturelle, ne risque-t-on pas de faire à l'envers la même erreur que nos phylétistes russes et balkaniques? Où sont les icônes, où est l'hésychasme, où est la Philocalie, où est tout ce que l'Orthodoxie a vraiment à apporter à l'Occident en dehors du rejet des prétentions papales et du libéralisme protestant, rejet qui ne ferait d'elle qu'une Eglise épiscopalienne conservatrice alors qu'elle est bien plus que cela? Ce n'est pas parce que la plupart des Eglises locales méprisent et rejettent dans les ténèbres extérieures de la barbarie toute ce qui est de culture française, ou allemande, ou italienne, que nos frères d'origine épiscopalienne anglo-saxonne - que leur puissance économique et militaire et l'universalité de leur langue mettent au demeurant à l'abri du mépris et de la haine des phylétistes - doivent à leur tour rejeter au magasin des accessoires tout ce qui est de tradition byzantine, alors que, dans la majorité des situations, la forme byzantine contient un fond universel.

Combien j'ai souffert, combien nous avons tous souffert, du phylétisme des Eglises locales et de leur confusion entre langue, ethnie et religion! Combien je comprends, combien je sympathise, amis étasuniens, à votre désir de préserver vos traditions culturelles et liturgiques et de les voir refleurir dans le doux sein de l'Orthodoxie! Mais je suis désolé: un tableau de Zurbaran ou du Greco n'a pas la même valeur spirituelle qu'une icône de Kontoglou!

Je reste un partisan du rit byzantin célébré dans la langue du pays (donc en anglais au Colorado). Je continue à observer avec sympathie le développement du rit occidental au sein de l'Orthodoxie. J'aimerais vraiment participer un jour à une liturgie de saint Tikhon. Mais la lecture du Saint Ambrose Prayer Book est loin de dissiper certaines de mes craintes, et surtout, elle me fait deux suggestions:

1. qu'il y a sans doute plus à tirer, en matière de rit occidental, de ce qui s'inspire des liturgies de l'Europe occidentale d'avant le schisme de 1054 que d'une inspiration exclusivement post-schisme; autrement dit, sur le plan liturgique, la tentative de l'ECOF était sans doute plus intéressante que celle du Western Rite Vicariate;
2. que les paroisses qui se situent dans l'esprit du Saint Ambrose Prayer Book risquent fort de ne jamais dépasser le rôle d'un sas, avec une partie des fidèles partant vers des paroisses de rit byzantin pour goûter la pleine saveur de l'Orthodoxie et d'autres retournant vers les épiscopaliens conservateurs, alors que cette situation pourrait être évitée, et que le mouvement de rit occidental anglo-américain pourrait être un formidable catalyseur pour l'Orthodoxie toute entière, si l'on voulait simplement comprendre que la tradition orthodoxe arabe - ou russe, ou grecque, etc.- n'est pas qu'une forme culturelle, mais qu'elle est aussi porteuse de vérités universelles, et que ces vérités doivent être intégrées dans le rit occidental, même d'origine anglicane ou tridentine. J'espère me tromper, mais la lecture du Saint Ambrose Prayer Book ne m'a malheureusement pas rassuré sur ce point.
Claude le Liseur
Messages : 4352
Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13

Re: Une impression mitigée

Message par Claude le Liseur »

Je suppose par ailleurs que ce n'est pas par hasard qu'un livre de prières aussi profondément enraciné dans la culture anglo-saxonne a été placé sous les auspices de saint Ambroise de Milan: sans doute faut-il y voir un rappel, à l'usage des catholiques romains, qu'il y a eu des liturgies nationales avant la centralisation romaine, puisque eux-mêmes tolèrent le rit ambrosien.
Le rit ambrosien est sans doute le seul rit latin non romain qui ait une existence réelle en Europe occidentale à l'heure actuelle, puisqu'il est célébré dans l'essentiel du diocèse de Milan ainsi que dans trois vallées du canton du Tessin. Je ne mentionne que pour mémoire le rit mozarabe et le rit de Braga.
J'ai dû me rendre à Milan pour des raisons professionnelles voici quelques jours. J'en ai profité pour me précipiter dans la librairie religieuse qui borde la place du Dôme. Ce que j'y ai trouvé sur le rit ambrosien m'a laissé perplexe: il n'y avait pas de livre donnant une présentation complète de ce rit, pas d'équivalent non plus d'un sacerdotal en un volume; il fallait acheter un missel en quatre volumes, ce que je ne pouvais pas faire dans le contexte de ce voyage. Toutefois, le peu que j'ai pu feuilleter ne m'a beaucoup intéressé: le rit m'est apparu comme, en fin de compte, très proche de ce que l'on peut voir dans n'importe quelle église du rit romain. Il ne m'a pas semblé qu'il y ait eu conservation de beaucoup de traditions de l'ancienne Eglise de Milan.
Je me suis donc rabattu sur la traduction italienne de la liturgie de saint Jean Chrysostome publiée par le patriarcat de Moscou...
Claude le Liseur
Messages : 4352
Inscription : mer. 18 juin 2003 15:13

Re: Une impression mitigée

Message par Claude le Liseur »

Claude le Liseur a écrit :
Disons-le d'emblée, il s'agit d'une édition soignée, et qui présente surtout le mérite, à mes yeux, de contenir le texte des liturgies de saint Grégoire (rit tridentin orthodoxisé) et de saint Tikhon (rit anglican orthodoxisé). Ce petit livre a d'autres mérites. Il contient notamment des indications pratiques qu'on ne trouve pas forcément dans les autres livres de prières (règles de jeûne, conseils pour la confession).

Il faut d'ailleurs souligner, à la lecture du Saint Ambrose Prayer Book, que le patriarcat d'Antioche est allé aussi loin que possible (trop loin?) dans le respect des usages anglicans High Church, mais qu'il n'a pas fait la moindre concession sur le plan dogmatique: les liturgies du vicariat de rite occidental reposent certes sur le rit anglican et le rit tridentin, mais on y trouvera le Credo dans sa rédaction originelle (= sans le Filioque) et une épiclèse qui est celle du rit byzantin, insérée après les paroles de l'Institution.
Le patriarcat d'Antioche est peut-être très "libéral" et très "ouvert", mais, une fois de plus, on constate qu'il n'y a sans doute qu'à Paris qu'on persiste à vouloir trouver une interprétation orthodoxe du Filioque et à voir l'épliclèse là où elle n'est pas.
Répondre