présence orthodoxe actuelle en Asie centrale

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Claude le Liseur
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présence orthodoxe actuelle en Asie centrale

Message par Claude le Liseur »

Ce fil s'inscrit dans la continuation du fil précédent "ancienne présence orthodoxe en Asie centrale" consacré, notamment, au catholicossat de Tachkent disparu au XVe siècle.

Les chrétientés autochtones, qu'elles fussent orthodoxes ou nestoriennes, avaient disparu d'Asie centrale depuis plusieurs siècles lorsque l'expansion de l'Empire russe a provoqué le retour du christianisme dans cette partie du monde.

La première intervention russe en Asie centrale remonte à 1716, les Kazakhs ayant appelé les Russes à l'aide contre les Dzoungares. Semipalatinsk est fondée en 1718, Orenbourg en 1743. Il faudra plus d'un siècle aux Russes pour prendre le contrôle des steppes kazakhes: Vernyi, devenue Alma-Ata à l'époque soviétique et Almaty aujourd'hui, est fondée en 1855. En 1864, au traité de Tchougoutchak, la Chine reconnaît la souveraineté de la Russie sur tous les territoires au sud et à l'est du lac Balkach.
C'est ensuite la conquête du Turkestan proprement dit: les Russes prennent Tachkent en 1865 et y installent en 1867 le gouvernement général du Turkestan, confié au général von Kaufmann. Samarcande est rattachée à la Russie en 1868, la rive droite de l'Amou Daria en 1873, le khanat de Kokand (Fergana) en 1875, Merv en 1884, le Pamir en 1891, tandis que les khanats de Boukhara et de Khiva deviennent des protectorats. Cette conquête ne s'est pas faites sans difficultés ni désastres militaires, mais dès 1895 la Russie est devenue limitrophe de l'Afghanistan. Le pouvoir soviétique contrôle toute l'Asie centrale en 1923 après la fin de la révolte des basmatchis, au cours de laquelle trouvera la mort, le 4 août 1922, l'ancien ministre de la Guerre turc et artisan du génocide des Arméniens, Enver Pacha, devenu le promoteur du pantouranisme et du panislamisme en Asie centrale. (Ironie du sort ou manifestation de la divine providence, le bataillon de l'Armée rouge qui mit fin à la sinistre carrière d'Enver Pacha était commandé par un officier arménien, Hagop Melkoumyan.) Dans les années 1930, le territoire est découpe en cinq républiques qui deviendront indépendantes en 1991. Ce découpage, censé intervenir selon des critères ethniques, aboutit en fait à des situations inextricables dans le Fergana, à la négation du caractère persanophone de la majorité de la population à Boukhara et Samarcande et à la création de territoires non viables comme le Tadjikistan. Alors que l'Asie centrale avait déjà subi des pertes considérables suite à une révolte que le pouvoir tsariste avait réprimée avec une rare sévérité en 1916, la soviétisation s'y traduit par les mêmes horreurs que dans le reste de l'Union: collectivisation forcée de l'agriculture et famines à partir de 1928, extermination des élites en 1937-1938, bouclage total des frontières en 1945-1950 par la construction d'un rideau de fer de 10'000 kilomètres de long de la Caspienne à la Mongolie. Deux phénomènes sont toutefois particuliers à l’Asie centrale : d’abord, de 1928 à 1945, la fuite massive des populations fuyant le communisme – Kazakhs vers la Chine, Ouzbeks et Tadjiks vers l’Afghanistan. Ensuite, à l’afflux depuis le XIXe siècle de colons russes et ukrainiens s’ajoutent les effets de la politique stalinienne de déportation des « peuples punis », l’Asie centrale devenant le dépotoir dans lequel s’entassent toutes les populations que les communistes ont décidé de soumettre à des représailles collectives. Sont ainsi déportés en Asie centrale les Coréens de Vladivostok dès 1937, les Allemands de la Volga en 1941, les Tatars de Crimée et les Meshkets du sud de la Géorgie en 1944. Les déportations, qui, à chaque fois, frappent une population entière (425'000 Tchétchènes et Ingouches sont raflés en une seule journée en février 1944) se déroulent dans des conditions atroces, entraînant parfois la disparition en route d’un cinquième ou d’un quart du peuple concerné. Si les survivants des Kalmouks, des Tchétchènes, des Ingouches, des Karatchaïs et des Balkars sont autorisés à rentrer en 1957-1959, les autres peuples restent exilés, certes dans des conditions beaucoup plus favorables qu’en 1945, jusqu’à la chute de l’Union soviétique. Immigration de colons slaves, déportation des « peuples punis » et des forçats du goulag (« goulag des steppes » au Kazakhstan) et exode massif, au moins avant 1945, des peuples autochtones aboutissent en 1989 (date du dernier recensement soviétique) à une situation ethnique qui n’a plus rien à voir avec celle des débuts de la colonisation russe du Turkestan en 1865.

Qu’on en juge : en 1989, les Kazakhs ne constituent plus que 40% de la population de leur république (6'535'000 habitants sur 16'464'000), face à 38% de Russes (6'228'000) auxquels il faut ajouter, culturellement très proches, 896'000 Ukrainiens et 183'000 Biélorusses. A priori, ces chiffres pourraient indiquer la réussite d’une colonisation de peuplement. En fait, ce qui est différent des pratiques du colonialisme ibérique ou britannique et résulte de la pratique massive des déportations par le pouvoir communiste, c’est qu’on trouve aussi 958'000 Allemands, 103'000 Coréens ou 60'000 Polonais… On a donc bien affaire à la déportation de peuples entiers.

Les Allemands sont aussi 101'000 en Kirghizie, où l’on compte par ailleurs 2'230'000 Kirghizes et 917'000 Russes sur 4'258'000 habitants.

En Ouzbékistan, à côté de 14'142'000 Ouzbeks et 1'653'000 Russes sur 19'810'000 habitants, on retrouve, comme représentants des « peuples punis », pas moins de 189'000 Tatars de Crimée et 183'000 Coréens.

En revanche, le Turkménistan et le Tadjikistan relèvent plus d’un phénomène de colonisation que de déportation : 334'000 Russes et 2'537'000 Turkmènes sur 3'523'000 habitants au Turkménistan, 388'000 Russes et 3'172'000 Tadjiks sur 5'093'000 habitants au Tadjikistan.


Je doute fort que le public d’Europe occidentale, à part peut-être en Allemagne, ait eu une idée claire de ce que représentait cette mosaïque humaine, de ce que pouvait être la présence de plus d’un million d’Allemands ou de près d’un demi-million de Coréens dans des terres tout de même plus proches de Bagdad ou de Téhéran que de Berlin ou de Séoul. Encore que l’on se doute bien que le régime soviétique, qui n’avait aucun ménagement à l’égard des « peuples punis », n’avait guère favorisé la survie de la langue allemande ou du luthéranisme au sein des populations déportées en Asie centrale, ce qui tranche avec la politique très active de promotion qui était menée à l'égard des langues autochtones (kazakh, ouzbek, turkmène, kirghize, tadjik), dans un contexte d'éradication de l'analphabétisme.

Après la chute de l’Union soviétique, la politique allemande basant la citoyenneté sur l’ethnie et définissant l’ethnie par le sang plutôt que par la langue a abouti au « rapatriement » en République fédérale de la plupart des Allemands d’Asie centrale. Force a été de constater que beaucoup de ces Aussiedler ne parlaient plus aucun mot d’allemand. Un seul trait résumera la situation : il existe aujourd’hui en Allemagne des paroisses orthodoxes dont l’effectif est en grande majorité constitué d’Aussiedler, donc de gens qui avaient été considérés comme « Allemands » en Union soviétique et comme tels « rapatriés » en RFA ; ces paroisses célèbrent en slavon, pas en allemand. Il n’est pas sûr que d’autres pays auraient considéré comme appartenant toujours à leur ethnie des personnes chez qui la culture nationale était si peu vivace et la langue en perdition.


Toujours est-il que, vers la fin de l’Union soviétique, au moins 11 millions d’habitants de l’Asie centrale étaient issus d’ethnies de tradition orthodoxe (Russes, Ukrainiens, Biélorusses, Géorgiens, Mordves, Tchouvaches…). Cela représentait près du quart de la population d’une Asie centrale où le christianisme était totalement absent – et depuis quatre siècles – au début du XIXe siècle. Mais, sous le régime soviétique plus encore que dans tout autre contexte, être issu d’une ethnie de tradition orthodoxe ne signifiait pas être chrétien orthodoxe. Bien loin de là…

(à suivre)
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