Comme les media de masse dans les pays francophones, à l'heure actuelle, sont d'une grande complaisance envers le catholicisme romain (comme, depuis Paul VI, les papes successifs n'aspirent plus qu'à jouer le rôle de ministres des Cultes d'un éventuel gouvernement mondial, il n'y a plus lieu de leur en vouloir..), il est de bon ton de récrire l'histoire religieuse du XIXe siècle, particulièrement en ce qui concerne la France. Autrement dit, selon la vulgate actuelle, sous la IIIe République, de méchants anticléricaux auraient déclenché une persécution contre la religion traditionnelle de la majorité de la population. On oublie un certain nombre de faits:Claude le Liseur a écrit :J'insiste sur le fait que, tout au long de la première moitié du XIXe siècle, il a existé en France une droite très attachée à la monarchie, mais de tradition anticléricale (gallicans, anti-jésuites comme le comte de Montlosier, protestants, jansénisants, voltairiens, libres-penseurs comme Berryer) , et parfois socialisante (ou au moins anti-bourgeoise) sur le plan économique (la "Montagne blanche"). Par la suite, la doctrine dite de l'inséparatisme a triomphé: si on était de droite sur le plan politique, il fallait être ultramontain. Bien sûr, l'inséparatisme a provoqué la ruine du camp royaliste au fur et à mesure que tout ce qui pensait s'est offusqué des excès de l'ultramontanisme (Flaubert, pourtant conservateur, n'écrivait-il pas à propos de la brève période où le camp ultramontain a été maître de la France que "l'Ordre moral attei[gnait] au délire de la stupidité"?) et s'est trouvé rejeté vers la gauche historique. Par la suite, Léon XIII a porté le coup fatal à la droite historique avec le Ralliement: aux élections législatives de 1889, la droite historique détient encore 140 circonscriptions sur 576; en 1893, elle n'en sauve que 58. C'est vraiment Léon XIII qui a fait disparaître le camp monarchiste en tant que force politique en France, même si les derniers députés à avoir siégé sous cette étiquette n'ont été éjectés de la Chambre des Députés qu'en 1924. Autrement dit, la doctrine de l'inséparatisme avait été fatale à la droite. Il a fallu attendre les années 1920 pour voir émerger une droite émancipée de l'ultramontanisme - à tel point que, la question religieuse ayant cessé de jouer le rôle qu'elle avait eu dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le parti radical-socialiste lui-même est devenu un parti de droite.
- Le catholicisme ultramontain n'était pas la religion traditionnelle de la majorité de la population française; au cours d'un processus qui a occupé l'essentiel du XIXe siècle (au moins la période 1801-1870), il s'est substitué au catholicisme gallican comme celui-ci s'était lui-même substitué à l'ancien christianisme orthodoxe d'expression latine au cours d'un processus qui avait occupé l'essentiel du XIe siècle; substitution veut dire que non seulement il y a rupture, mais qu'en plus la rupture n'est pas avouée, qu'elle est cachée.
- Une des étapes les plus importantes du processus est la démission forcée, suite au Concordat de 1801, de tout l'épiscopat, aussi bien traditionnel (gallican) que constitutionnel (révolutionnaire), acte qui n'avait aucun précédent dans l'histoire ecclésiastique et représentait un coup de force de la part de Pie VII.
- L'épopée des Blancs pendant la Révolution française a été exploitée à outrance dans le but de soumettre le parti royaliste aux ultramontains dans le cadre de la doctrine de l'inséparatisme, alors même que les héritiers idéologiques des Blancs, à savoir les anticoncordataires, faisaient l'objet de toutes sortes de vexations (surtout de 1801 à 1814 et de 1852 à 1860). N'oublions pas que le parti royaliste fut au pouvoir de 1815 à 1830 et qu'il fut bien près d'y revenir en 1848, 1849 et 1871. Comme on pouvait s'y attendre, la doctrine de l'inséparatisme a privé le parti royaliste de tous les éléments anti-ultramontains qui l'avaient soutenu dans la première moitié du XIXe siècle et lui a porté un coup fatal lorsque Léon XIII a abandonné les royalistes au profit du ralliement à la République.
Il y a deux figures importantes de l'Histoire de France - Histoire politique pour l'un, Histoire littéraire pour l'autre - qui furent des témoins des faits que je viens de rappeler et dont, pourtant, le témoignage est toujours passé sous silence.
En premier lieu, on sait que Talleyrand (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord [1754-1838], évêque d'Autun [1788-1791], puis ministre des Affaires étrangères [1797-1799, 1799-1807, 1814-1815, 1815] et chef du gouvernement [1814 et 1815]), dans la première rédaction de ses Mémoires, avait préparé une apologie (qu'il n'osa pas conserver dans la version définitive) où il faisait remarquer qu'il était surprenant de lui reprocher d'avoir consacré les évêques constitutionnels en 1790 lorsque le reproche venait de gens qui avaient consacré les évêques concordataires dans des circonstances tout aussi douteuses en 1802. Il est tout de même surprenant que ce parallèle ne soit jamais fait de nos jours; que l'on ne mentionne jamais qu'il y a bien eu deux révolutions religieuses pour anéantir le gallicanisme d'Ancien régime, celle de 1790 et celle de 1802.
En second lieu, il faudrait mentionner l'évolution religieuse de Sainte-Beuve (Charles Augustin Sainte-Beuve [1805-1869]). Car enfin, voici un homme qui consacre vingt-deux ans de sa vie à écrire l'histoire de l'abbaye de Port-Royal (ouvrage considéré jusqu'à nos jours comme un des livres les plus importants jamais écrits en langue française, voire comme une véritable hygiène mentale), ce qui suppose tout de même un minimum d'intérêt pour le christianisme, et qui finit en organisant, le Vendredi saint de 1868, un banquet blasphématoire, médiocre imitation du banquet organisé par Bussy-Rabutin à Roissy en 1659. Il n'y a pourtant rien de surprenant dans cette évolution: Sainte-Beuve s'en est lui-même expliqué; ce qui l'a définitivement dégoûté de la religion, c'est l'ultramontanisme, en particulier celui de Louis Veuillot, resté jusqu'à nos jours une des idoles de l'intégrisme. L'évolution de Sainte-Beuve est loin d'être un cas isolé. Et c'est là que la vision de l'Histoire du catholicisme intégriste pèche: l'anticléricalisme de la IIIe République y est toujours perçu soit comme une génération spontanée, soit comme le fruit d'un complot maçonnique ou autre. On oublie toujours de poser la question qui blesse: qui a fabriqué ces anticléricaux?