Il y a eu une autre tradition de l'Eglise de Milan qui a mieux résisté, mais qui souligne aussi le caractère vénérable de cette Eglise locale dont l'élan a été brisé par la Papauté romaine.
La grande figure de saint Ambroise domine ce chant "ambrosien" dont la tradition s'est perpétuée depuis le début du Ve siècle à Milan et dans quelques vallées des Alpes italiennes. Fils d'un haut fonctionnaire de l'Empire, administrateur, poète et orateur, le futur saint fut appelé à l'évêché de Milan par les acclamations du peuple avant même d'avoir été baptisé. Milan, dont il devenait ainsi évêque, était la capitale administrative des territoires occidentaux de l'empire romain. Centre commercial important, la ville était le point de rencontre de tous les courants culturels. Romains de souche, Italiens, Grecs et Barbares s'y côtoyaient. Ambroise succédait à un certain Auxentius, évêque grec qui professait l'arianisme, hérésie d'origine orientale. De son côté, pour sa défense de l'orthodoxie, Ambroise s'inspira des ouvrages des pères de l'église d'Orient, en particulier ceux d'Origène et de saint Basile.
Poète de talent, le nouvel évêque composa des hymnes nombreuses dont certaines sont encore utilisées aujourd'hui. Saint Augustin, qui séjourna à Milan auprès de lui, apporte un témoignage très précis sur une des premières manifestations connues de chant ecclésiastique chrétien. Au plus fort de la crise de l'arianisme, l'impératrice Justine, qui penchait pour l'hérésie, envoya des troupes pour prendre possession de certaines des basiliques de la ville. Ambroise s'opposa à cette demande et fit occuper par la foule des fidèles les églises menacées. "C'est à cette occasion, nous dit Augustin, qu'on se mit à chanter les hymnes et les psaumes selon la coutume des régions d'Orient, pour empêcher le peuple de se laisser aller à la tristesse et à l'ennui."
Le témoignage de saint Augustin est précieux. L'auteur des Confessions était lui-même fort musicien et devait par la suite se préoccuper dans sa propre activité pastorale de liturgie et de chant. C'est en connaissance de cause qu'il souligne que l'usage de ce chant oriental "s'est maintenu" une fois la crise terminée et qu'il s'est même étendu "dans le reste du monde". Une église assiégée, une foule inquiète au sein de laquelle les nationalités et les langues sont mêlées, des psaumes chantés en alternance, nous assistons ici à une des premières manifestations du chant liturgique; il ne peut être indifférent qu'elle se soit déroulée sous le signe de l'Orient.
La communauté milanaise aura parfois bien du mal à défendre son rite et sa façon de chanter contre des tentatives d'unification venues de Rome ou du pouvoir laïc. Ainsi en sera-t-il au début du IXe siècle, contre Charlemagne et le pape Adrien, plus tard contre Nicolas II et Grégoire VII. A l'époque du Concile de Trente, il faudra toute l'autorité de saint Charles Borromée, successeur lointain de saint Ambroise, pour protéger un chant auquel les Milanais désiraient rester fidèles. Certes, au cours des siècles, le chant ambrosien et le chant romain ont cohabité. Il semble certain que de nombreux éléments du premier ont été intégrés dans le second. On retrouvera dans les pièces choisies par l'Ensemble Organum des traits mélodiques familiers qui se sont répétés jusqu'à nous dans les liturgies les plus usuelles. Il n'est pas moins évident que le voisinage de Rome, l'uniformisation de la notation du plain chant en notes carrées ont parfois "banalisé" le chant ambrosien, masquant pour partie sa spécificité. Au cours de sessions de travail qui se sont déroulées à l'abbaye de Royaumont, Marcel Pérès et ses compagnons ont appliqué les habitudes de chant et les modes des églises d'Athènes et d'Antioche à un chant que l'usage avait abusivement romanisé, lui rendant ainsi ses couleurs d'origine. Retournant aux sources vivantes, ils renouvellent "dans l'union des voix et des coeurs" le geste même du grand évêque de Milan; comme il l'avait voulu, ils chantent "les hymnes et les psaumes selon la coutume des régions d'Orient". Le résultat se passe de commentaires justificatifs; la beauté emporte la conviction.
Augustin. Enarratio in psalmos XCIX - Qui jubilat non verba dicit, sed sonus quidam est laetitiae sine verbis.
"Celui qui exulte ne prononce pas de mots; c'est un chant de joie sans les mots."
Jean-François Labie, introduction au disque Chants de l'église milanaise, Ensemble Organum de Marcel Pérès, Harmonia Mundi, Arles 1989 et 2003 (enregistrement de novembre 1988 auquel avaient notamment participé Lycurgous Angelopoulos et soeur Marie Keyrouz; toujours disponible à la vente à ma connaissance)