Re: Vénération du Saint Suaire de Turin
Publié : dim. 22 sept. 2019 20:35
Amis sindonophiles, je viens de terminer un livre qui ne pourra que vous renforcer dans vos convictions :
Massimo Centini, Il volto di Dio, sous titré : Alla ricerca dei misteriosi ritratti di Cristo. Un'indagine tra Oriente e Occidente, tra fede e archeologia, Editions Servizi Editoriali, Gênes 2007, 208 pages.
A vrai dire le livre m'a beaucoup déçu. Je l'ai acheté en 2017 dans un kiosque à Gênes (les kiosques en Italie, contrairement à la France ou à la Suisse, continuent à vendre des livres, et souvent de qualité) peu de temps après avoir vénéré le Mandylion, conservé à l'église Saint-Barthélémy-des-Arméniens. J'étais attiré par la reproduction en couverture du Mandylion que je venais de vénérer, ainsi que par le bandeau qui proclamait: I segreti, i misteri e le rivelazioni del Santo Mandylion di Genova.
L'éditeur étant spécialisé dans l'histoire parallèle et le folklore de la Ligurie et du Piémont, il était inévitable que le livre fasse le lien entre les deux en parlant à la fois du Mandylion de Gênes et du Suaire de Turin, mais à ce point-là, c'est de l'esbrouffe publicitaire. En effets, quatre pages de texte et une illustration pleine page (pp. 14-19) sont consacrées au Mandylion de Gênes (il est vrai peu promu sur le plan touristique et commercial), et tout le reste concerne le Suaire de Turin. On n'en saura pas plus sur le Mandylion de Gênes, qui a pourtant fait l'objet d'études scientifiques complètes aujourd'hui introuvables, si ce n'est que les bandes de tissu à l'intérieur sont datées du Xe siècle, ce qui est tout de même l'époque à laquelle le Mandylion authentique a été rapporté d'Edesse à Constantinople en 944. En revanche, l'auteur est beaucoup plus prolixe pour attribuer au Suaire de Turin des propriétés qui n'ont jamais été observées ou confirmées, avec tous les clichés habituels (par exemple, qu'il aurait été impossible à un peintre du XIVe siècle de peindre une telle image, alors que le professeur Broch a parfaitement démontré le contraire; la datation au carbone 14 qui considère le Suaire comme un objet du XIVe siècle - c'est-à-dire, là encore, tout de même l'époque à laquelle il apparaît dans les sources historiques - aurait été faussée par les incendies subis par le tissu, etc.).
L'auteur évacue tous les problèmes que posent les sources historiques et liturgiques qui sont quand même assez précises à propos du Mandylion: la légende d'Abgar V le Noir est une invention postérieure pour justifier la présence du Mandylion à Edesse, où il aurait été apporté de Constantinople à l'époque de la persécution iconoclaste; tous les textes qui décrivent le Mandylion comme étant la sainte Face du Seigneur sont le fait de gens qui n'avaient rien compris, puisque le Mandylion n'était autre que le Suaire plié de façon à ne faire apparaître que le visage du Sauveur (avec schéma page 82), etc., etc. Ce qui ne nous explique en rien, dès lors, pourquoi la relique conservée à Gênes s'appelle le Mandylion et ne prétend rien montrer d'autre que le visage de NSJC.
Plus intéressant est l'effort d'interprétation pour essayer d'expliquer l'arrivée du Suaire à Lirey, en Champagne, où il apparaît pour la première fois en 1353. La thèse du livre est la suivante : le Suaire, c'est-à-dire le Mandylion déployé, tombe entre les mains des Croisés lors du sac de Constantinople en 1204. Il aurait été transféré à Athènes, ou les envahisseurs "catholiques romains" (i.e. franko-latins) avaient établi un pseudo- "duché d'Athènes" confié à la famille de la Roche, originaire de Bourgogne (et souvenons-nous qu'il y avait le Duché de Bourgogne, capitale Dijon, et la Comté de Bourgogne, capitale Besançon). Et de fait, Othon de la Roche, premier duc d'Athènes, était natif de Ray-sur-Saône en Franche-Comté. C'est donc cette relique, d'abord volée à Constantinople et un temps conservée à Athènes, que la famille de la Roche aurait offerte à la cathédrale de Besançon, sous la forme du fameux suaire de Besançon, qui aurait été reçu par l'évêque Amédée de Tramelai en 1208 (cf. page 122).
Vous me direz que la plupart des sources historiques font état du Saint-Suaire de Besançon, qui a fait l'objet d'ostensions, à partir de 1523 et jusqu'à sa destruction par les républicains français en 1794, mais notre auteur a une hypothèse qui résout tous les problèmes : le suaire de Lirey-Chambéry-Turin pourrait être le suaire de Besançon, qui aurait été volé par la famille de Charny lors de l'incendie de la cathédrale Saint-Etienne de Besançon en 1349. Le suaire "historique" de Besançon, "réapparu" en 1377, qui a fait l'objet d'ostensions à partir de 1522 ou 1523, et détruit en 1794, aurait été une copie des chanoines de la cathédrale de Besançon, probablement suite à la réapparition de leur suaire à Lirey. Ce qui ne m'explique pas pourquoi les chanoines de Besançon n'ont pas poursuivi en justice la famille de Charny pour récupérer leur suaire, si jamais le suaire de Lirey-Chambéry-Turin avait été un suaire conservé à Besançon de 1208 à 1349...
Comme il y a quand même une tradition qui prétend que le Mandylion aurait été vendu par l'empereur "latin" de Constantinople Baudoin II au roi de France Louis IX en 1248 et conservé à la Sainte-Chapelle de Paris où il aurait disparu lors de la Révolution française et qu'il faut absolument, pour la thèse du livre, que le Mandylion n'ait été que le suaire de Turin plié, notre sympathique auteur n'exclut pas non plus un passage par Paris, un passage par l'Allemagne, voire que cette insigne relique n'ait été autre que le mystérieux Baphomet adoré par les Templiers selon les actes du procès qui leur fut intenté par Philippe IV le Bel, roi de France, de 1307 à 1314, ceci au cas où le grand commandeur de Normandie Geoffroy de Charnay, brûlé vif à Paris le 18 mars 1314 en compagnie du dernier grand maître de l'Ordre du Temple Jacques de Molay, aurait été en fait de la même famille que celle qui fit apparaître le suaire actuel à Lirey en 1355, puisqu'au vu des incertitudes orthographiques de l'époque, Charnay et Charny pourraient être le même nom (page 103)... Comme hypothèse alternative, le Suaire de Lirey-Chambéry-Turin aurait bien été le Mandylion de la Sainte-Chapelle qui aurait été donné par le roi de France Philippe VI de Valois à Geoffroy de Charny, premier possesseur connu du Suaire de Turin, en raison de sa vaillance pendant la guerre de Cent Ans - laquelle commence effectivement en 1337, soit dix-huit ans avant l'apparition du Suaire à Lirey (p. 142).
On arrive ensuite à un problème intéressant. En toute objectivité, nous ne connaissons l'histoire de l'actuel Saint-Suaire de Turin qu'à partir de son apparition à Lirey en 1355. Or, le moins que l'on puisse dire, c'est que ladite apparition a fait scandale à l'époque, un scandale qui me paraît improbable si le Suaire avait été de manière évidente le Mandylion comme le prétend Centini. Ce point central est expédié en un seul chapitre (pp. 137-160). L'auteur rappelle honnêtement le mémoire de 1389 de l'évêque de Troyes, Pierre d'Arcis (en fonctions de 1378 à 1395), qui contient tout ce que nous savons sur l'apparition du Suaire de Lirey-Chambéry-Turin dans l'Histoire :
- entrée du suaire dans le patrimoine de la collégiale de Lirey vers 1355 ("il y a environ 34 ans", écrit Pierre d'Arcis), la collégiale elle-même ayant été fondée par Geoffrey Ier de Charny en 1349;
- interdiction du culte par un précédent évêque de Troyes, Henri de Poitiers (en fonctions de 1354 à 1370), convaincu de l'inauthenticité de la relique ;
- autorisation accordée aux Charny par le légat pontifical à la cours de Charles VI, Pierre de Thurey, de "conserver" le suaire dans la collégiale de Lirey.
S'ensuivit une énorme correspondance recensée par Monsieur Centini (p. 147):
a) lettre de l'antipape Clément VII à Geoffrey II de Charny du 28 juillet 1389;
b) mémoire de Pierre d'Arcis à Clément VII;
c)bulle de Clément VII du 6 janvier 1390;
d) lettre de Clément VII à Pierre d'Arcis du 6 janvier 1390;
e) lettre de Clément VII à l'official de Langres, à l'official d'Autun et à l'official de Chalons-sur-Marne, du 6 janvier 1390;
f) bulle de Clément VII du 1er juin 1390;
g) diverses correspondances moins importantes, dont une lettre de Charles VI.
On apprend au passage que les chanoines de Lirey avaient commencé en 1389 les ostensions du suaire, non seulement au mépris de l'interdiction du défunt évêque Henri de Poitiers, mais aussi sans l'accord des Charny, qui leur avaient confié l'objet sans pour autant leur donner l'autorisation de l'exposer.
Il y a évidemment dans tous ces documents des éléments qui sont assez gênants pour la thèse de Centini selon laquelle le suaire de Lirey-Chambésy-Turin serait l'authentique Mandylion rapporté d'Edesse à Constantinople en 944:
- personne, à aucun moment, ne fait le lien entre le suaire de Lirey et le Mandylion, pourtant connu dans ces contrées ne serait-ce que grâce à l'icône de la sainte Face de Laon, que Centini mentionne lui-même pp. 62-64 de son ouvrage ;
-les deux ordinaires diocésains, Henri de Poitiers et Pierre d'Arcis, qui se penchent sur la question, sont convaincus de l'inauthenticité du suaire;
- dans la lettre du 28 juillet 1389, l'antipape Clément VII qualifie le suaire de "Jhesu Christi figura seu rapresentatione" et qu'on ne devait pas le présenter aux fidèles comme le linceul qui aurait enveloppé le corps du Christ;
- dans sa lettre du 4 août 1389 à son bailli de Troyes, le roi de France Charles VI qualifie le suaire de Lirey de représentation du linceul authentique du Christ;
- Pierre d'Arcis mentionne que les chanoines de Lirey organisaient de fausses guérisons de faux malades pour assurer la promotion de leur suaire;
- enfin, Henri de Poitiers avait mené sa propre enquête et découvert le peintre qui avait peint l'image figurant sur le suaire de Lirey-Chambéry-Turin.
Bien entend, notre auteur a trouvé un moyen habile de ruiner ces objections : c'est Pierre d'Arcis qui est un menteur. Les relations entre Henri de Poitiers et la famille de Charny auraient été excellentes, puisqu'il aurait envoyé à Geoffrey Ier de Charny une lettre d'approbation de la fondation de la collégiale de Lirey le 28 mai 1356 (encore que Centini n'exclut pas, p. 157, que Henri de Poitiers ait pu avoir réservé son ire aux chanoines de Lirey, et que, pour ma part, je fais remarquer que rien n'exclut que l'enquête ait été menée par Henri de Poitiers dans le deuxième semestre de 1356 plutôt qu'en 1355). Le peintre qui aurait réalisé l'image de Lirey n'est jamais nommé et n'apparaît que dans le mémorial de Pierre d'Arcis (il me semble pourtant que beaucoup de peintures de cette époque nous sont parvenues sans qu'on connaisse le nom de leur auteur).
Les péripéties se poursuivent au siècle suivant, puisque l'on apprend que Marguerite de Charny, fille de Geoffroy II, fit don à la maison de Savoie du Suaire dont elle n'était même pas la propriétaire, puisque les chanoines de Lirey l'avaient seulement confié aux Charny en 1418, d'où une suite de procès ayant opposé les chanoines de Lirey à Marguerite de Charny (sentences du tribunal de Dôle du 8 mai 1443 et du 28 octobre 1449, jamais suivies d'effet). La donation à la maison de Savoie est intervenue en 1453, après une ostension sur la plaine de Plainpalais à Genève dans la deuxième quinzaine de février 1453 (p. 164), ce qui ne manque pas de sel quand on sait à quel point Calvin, dans son Traité des reliques de 1543, devait attaquer l'authenticité du Suaire de Lirey-Chambéry-Turin, alors conservé à Nice. (La plaine de Plainpalais est aujourd'hui connue par son marché aux puces et par la présence du cirque national suisse Knie, trois semaines par an à la fin du mois d'août.)
Notons tout de même que cette Marguerite de Charny, morte en 1460, se trouvait être depuis 1438 la veuve d'un Humbert de Villersexel, comte de La Roche. Ce qui explique le retour du suaire dans la juridiction de Dole et Besançon alors qu'il était au XIVe siècle dans la juridiction de Troyes. Ce qui m'incite aussi au plus grand scepticisme quant à la thèse selon laquelle le suaire de Lirey aurait été une relique tombée entre les mains d'Othon Ier de La Roche, premier "duc d'Athènes", après le sac de 1204 et confié au siège de Besançon en 1208 : tout ce que nous savons du Saint-Suaire à partir de son apparition dans l'Histoire, en 1355, le relie à la famille de Charny et à la Champagne. La dernière héritière des Charny ayant épousé un La Roche chez qui elle conservait le suaire de Lirey, n'aurait-il pas été tentant, au XVe siècle, de créer au suaire de Lirey une préhistoire qui se passait précisément au sein de la famille de la Roche et en Franche-Comté ? Et, dans ce cas, le Saint-Suaire de Besançon, objet d'ostensions à partir de 1523, aurait-il vraiment été une copie de 1377 d'un précédent suaire de Besançon disparu en 1349 ?
Bien entendu, à ce stade, si vous avez des doutes sur les thèses du livre, qui font du Suaire de Turin, mentionné dans aucune source liturgique, le Mandylion déplié,qui serait passé par Athènes, l'Allemagne, Besançon, la Sainte-Chapelle et les Templiers, doué du don d'ubiquité puisqu'au milieu du XIIIe siècle il se serait trouvé à la fois à la Sainte-Chapelle de Paris, à la cathédrale Sainte-Etienne de Besançon et chez les Templiers, avant d'apparaître en 1355 à Lirey où l'évêque de Troyes Pierre d'Arcis aurait conclu à son inauthenticité en tant que relique et au fait qu'il aurait été une peinture contemporaine parce qu'il était jaloux des chanoines de Lirey, l'auteur sait comment vous qualifier : vous faites partie des "nemici della reliquia" (p. 172), qui furent encore nombreux aux XVIe et XVIIe siècles, bien que le pape Jules II ait tenté de les faire taire en instaurant, par bref du 21 avril 1506, une commémoration liturgique du Suaire fixée au 4 mai, et que le pape Clément VII de Médicis ait proclamé l'authenticité du Suaire à la demande de la maison de Savoie, qui le possédait depuis 1453, par bref du 28 avril 1533.
A partir de ce moment, l'histoire officielle du Saint-Suaire est bien connue : Chambéry de 1453 à 1536, Nice de 1536 à 1543, Chambéry de 1543 à 1578, Turin depuis 1578, l'ex-roi Humbert II d'Italie en ayant fait don au Saint-Siège en 1983.
Tout le monde sait que la chapelle ducale de Chambéry, où le suaire de Lirey était conservé depuis 1502, a brûlé dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532 et que les pieuses clarisses de Chambéry ont recousu les morceaux du suaire qui étaient partis en flammes. On sait aussi que l'incendie de 1532 est aussi le principal argument pour contester la datation au carbone 14 de 1988-1989 qui a fixé l'origine du Suaire au XIVe siècle (c'est-à-dire précisément au moment où il est apparu dans les sources historiques !) et non pas à l'époque du Sauveur. On sait moins que, suite à une ostension manquée qui aurait dû intervenir le 4 mai 1553, le bruit a couru que le suaire de Lirey avait été entièrement détruit dans l'incendie de 1532, ou que l'incendie de la chapelle avait permis de couvrir un vol commis à l'instigation de la duchesse Béatrice, qui aurait permis le transfert du suaire en Espagne, toutes choses que Centini vous apprend à la page 175, et qui n'est pas sans rappeler la théorie du vol commis lors de l'incendie de la cathédrale Saint-Etienne de Besançon en 1349. Faut-il y voir l'origine du suaire d'Oviedo, dans les Asturies, quoique Centini nous explique que le Saint-Suaire d'Oviedo y est vénéré depuis le XIe siècle, et qu'il ne servira à rien de la dater au carbone 14, puisqu'il a été endommagé lors de la révolte des Asturies en 1934 (p. 69)?
Une chose me frappe dans l'histoire connue du Saint-Suaire: plus grand est le prestige de son propriétaire, moins l'authenticité est contestée. Lorsqu'il apparaît à Lirey, modeste village de Champagne, en 1355, propriété de la famille de Charny confiée aux chanoines de la collège de Lirey, l'ordinaire du lieu conclut à une fraude et interdit le culte. Lorsque la propriété passe à la maison de Savoie, maîtres de Nice et du Piémont et future maison royale d'Italie, le pape lui-même se rallie à l'authenticité et institue une commémoration liturgique dudit suaire. Maintenant qu'il est propriété du Saint-Siège, on peut se demander si le temps ne viendra pas où tout chrétien devra croire à l'authenticité du suaire de Lirey-Chambéry-Turin, et pourquoi pas à son ubiquité.
Ce livre fort intéressant, et qui mériterait d'être traduit en français, me laisse toutefois sur sa faim: si le Saint-Suaire de Turin est le Mandylion d'Edesse que les Byzantins, dans leur bêtise, auraient pris pour une représentation du seul visage du Sauveur parce qu'ils ne comprenaient pas que c'était un linceul plié en quatre ou en huit, alors qu'est-ce que le Saint Mandylion de Gênes, que j'ai vénéré en l'église Saint-Barthélémy-des-Arméniens un jour de juillet 2017 ? Car, et c'est là l'origine de la déception que j'évoquais au début de cette recension,je suis arrivé au terme de cette lecture sans savoir rien de plus sur les "segreti, misteri e rivelazioni del Santo Mandylion di Genova"...
Massimo Centini, Il volto di Dio, sous titré : Alla ricerca dei misteriosi ritratti di Cristo. Un'indagine tra Oriente e Occidente, tra fede e archeologia, Editions Servizi Editoriali, Gênes 2007, 208 pages.
A vrai dire le livre m'a beaucoup déçu. Je l'ai acheté en 2017 dans un kiosque à Gênes (les kiosques en Italie, contrairement à la France ou à la Suisse, continuent à vendre des livres, et souvent de qualité) peu de temps après avoir vénéré le Mandylion, conservé à l'église Saint-Barthélémy-des-Arméniens. J'étais attiré par la reproduction en couverture du Mandylion que je venais de vénérer, ainsi que par le bandeau qui proclamait: I segreti, i misteri e le rivelazioni del Santo Mandylion di Genova.
L'éditeur étant spécialisé dans l'histoire parallèle et le folklore de la Ligurie et du Piémont, il était inévitable que le livre fasse le lien entre les deux en parlant à la fois du Mandylion de Gênes et du Suaire de Turin, mais à ce point-là, c'est de l'esbrouffe publicitaire. En effets, quatre pages de texte et une illustration pleine page (pp. 14-19) sont consacrées au Mandylion de Gênes (il est vrai peu promu sur le plan touristique et commercial), et tout le reste concerne le Suaire de Turin. On n'en saura pas plus sur le Mandylion de Gênes, qui a pourtant fait l'objet d'études scientifiques complètes aujourd'hui introuvables, si ce n'est que les bandes de tissu à l'intérieur sont datées du Xe siècle, ce qui est tout de même l'époque à laquelle le Mandylion authentique a été rapporté d'Edesse à Constantinople en 944. En revanche, l'auteur est beaucoup plus prolixe pour attribuer au Suaire de Turin des propriétés qui n'ont jamais été observées ou confirmées, avec tous les clichés habituels (par exemple, qu'il aurait été impossible à un peintre du XIVe siècle de peindre une telle image, alors que le professeur Broch a parfaitement démontré le contraire; la datation au carbone 14 qui considère le Suaire comme un objet du XIVe siècle - c'est-à-dire, là encore, tout de même l'époque à laquelle il apparaît dans les sources historiques - aurait été faussée par les incendies subis par le tissu, etc.).
L'auteur évacue tous les problèmes que posent les sources historiques et liturgiques qui sont quand même assez précises à propos du Mandylion: la légende d'Abgar V le Noir est une invention postérieure pour justifier la présence du Mandylion à Edesse, où il aurait été apporté de Constantinople à l'époque de la persécution iconoclaste; tous les textes qui décrivent le Mandylion comme étant la sainte Face du Seigneur sont le fait de gens qui n'avaient rien compris, puisque le Mandylion n'était autre que le Suaire plié de façon à ne faire apparaître que le visage du Sauveur (avec schéma page 82), etc., etc. Ce qui ne nous explique en rien, dès lors, pourquoi la relique conservée à Gênes s'appelle le Mandylion et ne prétend rien montrer d'autre que le visage de NSJC.
Plus intéressant est l'effort d'interprétation pour essayer d'expliquer l'arrivée du Suaire à Lirey, en Champagne, où il apparaît pour la première fois en 1353. La thèse du livre est la suivante : le Suaire, c'est-à-dire le Mandylion déployé, tombe entre les mains des Croisés lors du sac de Constantinople en 1204. Il aurait été transféré à Athènes, ou les envahisseurs "catholiques romains" (i.e. franko-latins) avaient établi un pseudo- "duché d'Athènes" confié à la famille de la Roche, originaire de Bourgogne (et souvenons-nous qu'il y avait le Duché de Bourgogne, capitale Dijon, et la Comté de Bourgogne, capitale Besançon). Et de fait, Othon de la Roche, premier duc d'Athènes, était natif de Ray-sur-Saône en Franche-Comté. C'est donc cette relique, d'abord volée à Constantinople et un temps conservée à Athènes, que la famille de la Roche aurait offerte à la cathédrale de Besançon, sous la forme du fameux suaire de Besançon, qui aurait été reçu par l'évêque Amédée de Tramelai en 1208 (cf. page 122).
Vous me direz que la plupart des sources historiques font état du Saint-Suaire de Besançon, qui a fait l'objet d'ostensions, à partir de 1523 et jusqu'à sa destruction par les républicains français en 1794, mais notre auteur a une hypothèse qui résout tous les problèmes : le suaire de Lirey-Chambéry-Turin pourrait être le suaire de Besançon, qui aurait été volé par la famille de Charny lors de l'incendie de la cathédrale Saint-Etienne de Besançon en 1349. Le suaire "historique" de Besançon, "réapparu" en 1377, qui a fait l'objet d'ostensions à partir de 1522 ou 1523, et détruit en 1794, aurait été une copie des chanoines de la cathédrale de Besançon, probablement suite à la réapparition de leur suaire à Lirey. Ce qui ne m'explique pas pourquoi les chanoines de Besançon n'ont pas poursuivi en justice la famille de Charny pour récupérer leur suaire, si jamais le suaire de Lirey-Chambéry-Turin avait été un suaire conservé à Besançon de 1208 à 1349...
Comme il y a quand même une tradition qui prétend que le Mandylion aurait été vendu par l'empereur "latin" de Constantinople Baudoin II au roi de France Louis IX en 1248 et conservé à la Sainte-Chapelle de Paris où il aurait disparu lors de la Révolution française et qu'il faut absolument, pour la thèse du livre, que le Mandylion n'ait été que le suaire de Turin plié, notre sympathique auteur n'exclut pas non plus un passage par Paris, un passage par l'Allemagne, voire que cette insigne relique n'ait été autre que le mystérieux Baphomet adoré par les Templiers selon les actes du procès qui leur fut intenté par Philippe IV le Bel, roi de France, de 1307 à 1314, ceci au cas où le grand commandeur de Normandie Geoffroy de Charnay, brûlé vif à Paris le 18 mars 1314 en compagnie du dernier grand maître de l'Ordre du Temple Jacques de Molay, aurait été en fait de la même famille que celle qui fit apparaître le suaire actuel à Lirey en 1355, puisqu'au vu des incertitudes orthographiques de l'époque, Charnay et Charny pourraient être le même nom (page 103)... Comme hypothèse alternative, le Suaire de Lirey-Chambéry-Turin aurait bien été le Mandylion de la Sainte-Chapelle qui aurait été donné par le roi de France Philippe VI de Valois à Geoffroy de Charny, premier possesseur connu du Suaire de Turin, en raison de sa vaillance pendant la guerre de Cent Ans - laquelle commence effectivement en 1337, soit dix-huit ans avant l'apparition du Suaire à Lirey (p. 142).
On arrive ensuite à un problème intéressant. En toute objectivité, nous ne connaissons l'histoire de l'actuel Saint-Suaire de Turin qu'à partir de son apparition à Lirey en 1355. Or, le moins que l'on puisse dire, c'est que ladite apparition a fait scandale à l'époque, un scandale qui me paraît improbable si le Suaire avait été de manière évidente le Mandylion comme le prétend Centini. Ce point central est expédié en un seul chapitre (pp. 137-160). L'auteur rappelle honnêtement le mémoire de 1389 de l'évêque de Troyes, Pierre d'Arcis (en fonctions de 1378 à 1395), qui contient tout ce que nous savons sur l'apparition du Suaire de Lirey-Chambéry-Turin dans l'Histoire :
- entrée du suaire dans le patrimoine de la collégiale de Lirey vers 1355 ("il y a environ 34 ans", écrit Pierre d'Arcis), la collégiale elle-même ayant été fondée par Geoffrey Ier de Charny en 1349;
- interdiction du culte par un précédent évêque de Troyes, Henri de Poitiers (en fonctions de 1354 à 1370), convaincu de l'inauthenticité de la relique ;
- autorisation accordée aux Charny par le légat pontifical à la cours de Charles VI, Pierre de Thurey, de "conserver" le suaire dans la collégiale de Lirey.
S'ensuivit une énorme correspondance recensée par Monsieur Centini (p. 147):
a) lettre de l'antipape Clément VII à Geoffrey II de Charny du 28 juillet 1389;
b) mémoire de Pierre d'Arcis à Clément VII;
c)bulle de Clément VII du 6 janvier 1390;
d) lettre de Clément VII à Pierre d'Arcis du 6 janvier 1390;
e) lettre de Clément VII à l'official de Langres, à l'official d'Autun et à l'official de Chalons-sur-Marne, du 6 janvier 1390;
f) bulle de Clément VII du 1er juin 1390;
g) diverses correspondances moins importantes, dont une lettre de Charles VI.
On apprend au passage que les chanoines de Lirey avaient commencé en 1389 les ostensions du suaire, non seulement au mépris de l'interdiction du défunt évêque Henri de Poitiers, mais aussi sans l'accord des Charny, qui leur avaient confié l'objet sans pour autant leur donner l'autorisation de l'exposer.
Il y a évidemment dans tous ces documents des éléments qui sont assez gênants pour la thèse de Centini selon laquelle le suaire de Lirey-Chambésy-Turin serait l'authentique Mandylion rapporté d'Edesse à Constantinople en 944:
- personne, à aucun moment, ne fait le lien entre le suaire de Lirey et le Mandylion, pourtant connu dans ces contrées ne serait-ce que grâce à l'icône de la sainte Face de Laon, que Centini mentionne lui-même pp. 62-64 de son ouvrage ;
-les deux ordinaires diocésains, Henri de Poitiers et Pierre d'Arcis, qui se penchent sur la question, sont convaincus de l'inauthenticité du suaire;
- dans la lettre du 28 juillet 1389, l'antipape Clément VII qualifie le suaire de "Jhesu Christi figura seu rapresentatione" et qu'on ne devait pas le présenter aux fidèles comme le linceul qui aurait enveloppé le corps du Christ;
- dans sa lettre du 4 août 1389 à son bailli de Troyes, le roi de France Charles VI qualifie le suaire de Lirey de représentation du linceul authentique du Christ;
- Pierre d'Arcis mentionne que les chanoines de Lirey organisaient de fausses guérisons de faux malades pour assurer la promotion de leur suaire;
- enfin, Henri de Poitiers avait mené sa propre enquête et découvert le peintre qui avait peint l'image figurant sur le suaire de Lirey-Chambéry-Turin.
Bien entend, notre auteur a trouvé un moyen habile de ruiner ces objections : c'est Pierre d'Arcis qui est un menteur. Les relations entre Henri de Poitiers et la famille de Charny auraient été excellentes, puisqu'il aurait envoyé à Geoffrey Ier de Charny une lettre d'approbation de la fondation de la collégiale de Lirey le 28 mai 1356 (encore que Centini n'exclut pas, p. 157, que Henri de Poitiers ait pu avoir réservé son ire aux chanoines de Lirey, et que, pour ma part, je fais remarquer que rien n'exclut que l'enquête ait été menée par Henri de Poitiers dans le deuxième semestre de 1356 plutôt qu'en 1355). Le peintre qui aurait réalisé l'image de Lirey n'est jamais nommé et n'apparaît que dans le mémorial de Pierre d'Arcis (il me semble pourtant que beaucoup de peintures de cette époque nous sont parvenues sans qu'on connaisse le nom de leur auteur).
Les péripéties se poursuivent au siècle suivant, puisque l'on apprend que Marguerite de Charny, fille de Geoffroy II, fit don à la maison de Savoie du Suaire dont elle n'était même pas la propriétaire, puisque les chanoines de Lirey l'avaient seulement confié aux Charny en 1418, d'où une suite de procès ayant opposé les chanoines de Lirey à Marguerite de Charny (sentences du tribunal de Dôle du 8 mai 1443 et du 28 octobre 1449, jamais suivies d'effet). La donation à la maison de Savoie est intervenue en 1453, après une ostension sur la plaine de Plainpalais à Genève dans la deuxième quinzaine de février 1453 (p. 164), ce qui ne manque pas de sel quand on sait à quel point Calvin, dans son Traité des reliques de 1543, devait attaquer l'authenticité du Suaire de Lirey-Chambéry-Turin, alors conservé à Nice. (La plaine de Plainpalais est aujourd'hui connue par son marché aux puces et par la présence du cirque national suisse Knie, trois semaines par an à la fin du mois d'août.)
Notons tout de même que cette Marguerite de Charny, morte en 1460, se trouvait être depuis 1438 la veuve d'un Humbert de Villersexel, comte de La Roche. Ce qui explique le retour du suaire dans la juridiction de Dole et Besançon alors qu'il était au XIVe siècle dans la juridiction de Troyes. Ce qui m'incite aussi au plus grand scepticisme quant à la thèse selon laquelle le suaire de Lirey aurait été une relique tombée entre les mains d'Othon Ier de La Roche, premier "duc d'Athènes", après le sac de 1204 et confié au siège de Besançon en 1208 : tout ce que nous savons du Saint-Suaire à partir de son apparition dans l'Histoire, en 1355, le relie à la famille de Charny et à la Champagne. La dernière héritière des Charny ayant épousé un La Roche chez qui elle conservait le suaire de Lirey, n'aurait-il pas été tentant, au XVe siècle, de créer au suaire de Lirey une préhistoire qui se passait précisément au sein de la famille de la Roche et en Franche-Comté ? Et, dans ce cas, le Saint-Suaire de Besançon, objet d'ostensions à partir de 1523, aurait-il vraiment été une copie de 1377 d'un précédent suaire de Besançon disparu en 1349 ?
Bien entendu, à ce stade, si vous avez des doutes sur les thèses du livre, qui font du Suaire de Turin, mentionné dans aucune source liturgique, le Mandylion déplié,qui serait passé par Athènes, l'Allemagne, Besançon, la Sainte-Chapelle et les Templiers, doué du don d'ubiquité puisqu'au milieu du XIIIe siècle il se serait trouvé à la fois à la Sainte-Chapelle de Paris, à la cathédrale Sainte-Etienne de Besançon et chez les Templiers, avant d'apparaître en 1355 à Lirey où l'évêque de Troyes Pierre d'Arcis aurait conclu à son inauthenticité en tant que relique et au fait qu'il aurait été une peinture contemporaine parce qu'il était jaloux des chanoines de Lirey, l'auteur sait comment vous qualifier : vous faites partie des "nemici della reliquia" (p. 172), qui furent encore nombreux aux XVIe et XVIIe siècles, bien que le pape Jules II ait tenté de les faire taire en instaurant, par bref du 21 avril 1506, une commémoration liturgique du Suaire fixée au 4 mai, et que le pape Clément VII de Médicis ait proclamé l'authenticité du Suaire à la demande de la maison de Savoie, qui le possédait depuis 1453, par bref du 28 avril 1533.
A partir de ce moment, l'histoire officielle du Saint-Suaire est bien connue : Chambéry de 1453 à 1536, Nice de 1536 à 1543, Chambéry de 1543 à 1578, Turin depuis 1578, l'ex-roi Humbert II d'Italie en ayant fait don au Saint-Siège en 1983.
Tout le monde sait que la chapelle ducale de Chambéry, où le suaire de Lirey était conservé depuis 1502, a brûlé dans la nuit du 3 au 4 décembre 1532 et que les pieuses clarisses de Chambéry ont recousu les morceaux du suaire qui étaient partis en flammes. On sait aussi que l'incendie de 1532 est aussi le principal argument pour contester la datation au carbone 14 de 1988-1989 qui a fixé l'origine du Suaire au XIVe siècle (c'est-à-dire précisément au moment où il est apparu dans les sources historiques !) et non pas à l'époque du Sauveur. On sait moins que, suite à une ostension manquée qui aurait dû intervenir le 4 mai 1553, le bruit a couru que le suaire de Lirey avait été entièrement détruit dans l'incendie de 1532, ou que l'incendie de la chapelle avait permis de couvrir un vol commis à l'instigation de la duchesse Béatrice, qui aurait permis le transfert du suaire en Espagne, toutes choses que Centini vous apprend à la page 175, et qui n'est pas sans rappeler la théorie du vol commis lors de l'incendie de la cathédrale Saint-Etienne de Besançon en 1349. Faut-il y voir l'origine du suaire d'Oviedo, dans les Asturies, quoique Centini nous explique que le Saint-Suaire d'Oviedo y est vénéré depuis le XIe siècle, et qu'il ne servira à rien de la dater au carbone 14, puisqu'il a été endommagé lors de la révolte des Asturies en 1934 (p. 69)?
Une chose me frappe dans l'histoire connue du Saint-Suaire: plus grand est le prestige de son propriétaire, moins l'authenticité est contestée. Lorsqu'il apparaît à Lirey, modeste village de Champagne, en 1355, propriété de la famille de Charny confiée aux chanoines de la collège de Lirey, l'ordinaire du lieu conclut à une fraude et interdit le culte. Lorsque la propriété passe à la maison de Savoie, maîtres de Nice et du Piémont et future maison royale d'Italie, le pape lui-même se rallie à l'authenticité et institue une commémoration liturgique dudit suaire. Maintenant qu'il est propriété du Saint-Siège, on peut se demander si le temps ne viendra pas où tout chrétien devra croire à l'authenticité du suaire de Lirey-Chambéry-Turin, et pourquoi pas à son ubiquité.
Ce livre fort intéressant, et qui mériterait d'être traduit en français, me laisse toutefois sur sa faim: si le Saint-Suaire de Turin est le Mandylion d'Edesse que les Byzantins, dans leur bêtise, auraient pris pour une représentation du seul visage du Sauveur parce qu'ils ne comprenaient pas que c'était un linceul plié en quatre ou en huit, alors qu'est-ce que le Saint Mandylion de Gênes, que j'ai vénéré en l'église Saint-Barthélémy-des-Arméniens un jour de juillet 2017 ? Car, et c'est là l'origine de la déception que j'évoquais au début de cette recension,je suis arrivé au terme de cette lecture sans savoir rien de plus sur les "segreti, misteri e rivelazioni del Santo Mandylion di Genova"...