Claude le Liseur a écrit :
Et pourtant, dans la République turque de 2010, c'est bien le gouvernement issu du parti islamiste AKP qui a gagné des élections démocratiques de la manière la plus régulière, qui a essayé d'entrouvrir la chape de plomb jetée par les kémalistes sur le passé arménien de l'Anatolie orientale, et qui fait sans cesse l'objet de provocations, de complots et de tentatives d'intimidation de la part des tenants de la prétendue laïcité kémaliste. On peut se demander si ce n'est pas le parti islamiste AKP qui, dans ce contexte, incarne une plus grande tolérance et une plus grande liberté !
J'ai peur de ne pas avoir été assez clair dans mon message du 26 janvier 2010 à 16 h 56. Ce que je voulais dire, c'est que, dans la Turquie d'aujourd'hui, ce ne sont pas les islamistes de l'AKP (Parti de la justice et du développement -
Adalet ve Kalkınma Partisi ) qui persécutent les minorités religieuses, qui ont tenté de prendre le pouvoir par la force ou qui ont essayé de provoquer une guerre avec la Grèce. C'est, bien au contraire, l'AKP qui a conquis le pouvoir par la voie des urnes et qui a conservé le pouvoir par des élections qui ont montré qu'il avait le soutien de la majorité de la population; ce sont ses adversaires «laïcs» , deux fois vaincus au cours des élections et par ailleurs auteurs de trois coups d'État militaires depuis 1960, qui utilisent tous les moyens légaux ou illégaux pour renverser le gouvernement de l'AKP; ce sont les mêmes «laïcs» qui sont vraisemblablement à l'origine de l'assassinat de Hrant Dink; ce sont ces mêmes «laïcs» qui ont retardé l'élection du président de la République turque au-delà de la date normale sous le fallacieux prétexte que son épouse portait le voile; ce sont ces «laïcs» dont on apprend aujourd'hui qu'ils avaient envisagé de déclencher une guerre contre la Grèce afin de faire tomber le gouvernement islamiste; ce sont les juges nommés par ces «laïcs» au sein de la Cour constitutionnelle qui ont annulé la loi par laquelle le gouvernement de l'AKP voulait soumettre les officiers à la juridiction ordinaire des tribunaux civils - ainsi, le gouvernement ne pourra même pas obtenir la condamnation de ceux qui ont conspiré contre lui, puisque ces officiers seront jugés par des tribunaux militaires dont on imagine sans peine la complaisance.
Le site orthodoxie.com
http://www.orthodoxie.com/2010/01/sur-l ... rquie.html renvoie à un article publié le 29 janvier 2010 dans le quotidien francophone de Beyrouth (Liban),
L'Orient - Le Jour, par le journaliste turc Mustafa Akyol (traduit de l'anglais par Aude Fondard), article disponible sur le site Internet de
L'Orient - Le Jour ttp://
www.lorientlejour.com/category/Moyen-Or ... ieuse.html . Sur certains points, l'analyse que M. Akyol fait de la situation n'est pas différente de la mienne - quant à savoir qui sont les plus intolérants:
Sa Sainteté Bartholomée Ier, le patriarche œcuménique de l'Église orthodoxe, a récemment déclaré à la télévision américaine qu'il se sentait « crucifié » en Turquie, au grand dam de nombreux Turcs. Malheureusement, Sa Sainteté a raison. Pourtant, ses plaintes n'ont rien à voir avec l'islam, mais la République laïque de Turquie.
L'État turc maintient fermé depuis 1971 le séminaire de Halki, seule institution capable de former des prêtres orthodoxes. Même la dénomination « œcuménique » du patriarche est vilipendée par certaines autorités turques et ses partisans nationalistes. Chaque année, des rapports internationaux sur la liberté religieuse révèlent leur inquiétude, à juste titre, quant à la pression exercée sur le patriarche. Mais pourquoi la Turquie agit-elle ainsi ? D'où vient le problème ?
Les choses allaient bien mieux il y a des lustres. Le premier dirigeant turc à régner sur le patriarcat œcuménique fut Mehmet II, le sultan ottoman qui conquit Constantinople en 1453. En conformité avec la tradition de l'islam qui tolère « le Peuple du Livre », le jeune sultan accorda l'amnistie au patriarcat. Il accorda aussi à cette institution de nombreux privilèges et compétences, pas moins que ce qui existait sous l'Empire byzantin. Plus tard, les Arméniens et les Juifs aussi bénéficièrent de la même autonomie.
Au XIXe siècle, les peuples non musulmans de l'empire jouirent aussi de droits de citoyenneté égaux à ceux des musulmans. Voilà pourquoi sur la fin, la bureaucratie et le Parlement ottoman comptaient un grand nombre de Grecs, Arméniens et Juifs - chose impossible en République turque. Le séminaire de Halki, ouvert en 1844, est une relique de cette époque pluraliste révolue.
C'est le nationalisme qui a détruit la pax ottomana. Il a touché les peuples de l'empire l'un après l'autre, y compris, sur la fin, les Turcs. Beaucoup de conflits survinrent entre les Turcs et les autres, et la chute grandiose du grand empire laissa un goût amer dans la bouche de tous. Les Arméniens, victimes d'une atroce tragédie en 1915, n'ont jamais oublié ni pardonné.
Les Turcs se souviennent cependant, selon eux, d'avoir été « trahis » par les autres composantes de l'empire, notamment par le patriarcat œcuménique qui avait salué les troupes grecques armées lors de leur invasion de l'Anatolie occidentale en 1919. Dès lors, le patriarcat est devenu la « cinquième colonne » aux yeux de nombreux Turcs.
Lorsque Mustafa Kemal Atatürk établit la république en 1923, il qualifia le patriarcat de « centre de la perfidie ». Pour le remplacer, il promut son rival le « patriarcat orthodoxe turc », qui devint le bastion de l'idéologie ultranationaliste. (Certains membres de ce « patriarcat » artificiel sont jugés en ce moment, dans le cadre de l'affaire Ergenekon, un réseau de civils et d'officiers accusés de conspiration contre le gouvernement turc actuel.)
Au fil des ans, les idées d'Atatürk se sont muées en une idéologie officielle nommée le « kémalisme » comprenant deux piliers principaux : une soi-disant laïcité bannissant tout sauf une manière de vivre laïque et un nationalisme féroce qui défie tout ce qu'il estime « non turc ».
Le patriarcat œcuménique, étant à la fois une institution religieuse et « non turque », ne rentre dans aucune catégorie. Il a donc, sous le régime républicain, et surtout sous la domination militaire, subi une pression officielle et s'est vu confisquer ses biens, à l'instar des autres institutions religieuses non musulmanes et musulmanes.
Une partie du problème réside donc dans la malédiction de l'histoire. Or, il est possible de se faire piéger par l'histoire, mais aussi d'en tirer des leçons et d'avancer. Malheureusement, les nationalistes turcs, qu'ils fassent partie de l'État ou de la société, ont jusqu'à présent choisi la première option.
Si l'une des causes de la répression du patriarcat œcuménique est le nationalisme, une autre cause reste néanmoins le second pilier de l'idéologie kémaliste : la laïcité. En Turquie, les lois draconiennes portant sur « l'éducation nationale » interdisent toute sorte d'éducation religieuse, à moins d'être strictement contrôlée par l'État. Cela camoufle le réel mobile : l'aversion du régime pour l'islam. Donc, le patriarcat œcuménique, ainsi qu'un chroniqueur étranger l'a remarqué, ne fait que subir « les dommages collatéraux ».
Un exemple très parlant a récemment été constaté lors d'une discussion diffusée en direct sur CNNTurk, la contrepartie turque de la chaîne d'information internationale. Muharrem Ince, porte-parole du CHP, le Parti républicain du peuple rassemblant de fervents kémalistes, opposé à la réouverture de l'école de théologie de Halki, se mit soudain en colère avant d'éclater : « Vous savez qui désire le plus l'ouverture du séminaire dans ce pays ? Les islamistes ! Ils sont pour, car ils veulent ouvrir des écoles islamiques aussi ! »
Eh oui, c'est en effet la position adoptée par de plus en plus de guides d'opinion islamiques en Turquie - ils se battent non pour un jihad ni un « État islamique », mais simplement pour préserver la tradition. Ils ont pris conscience que la liberté religieuse doit être défendue par tout le monde. Le pluralisme des Ottomans leur fournit un bon cadre de référence.
Cette approche plus libérale envers les personnes de confession non musulmane se retrouve dans le gouvernement actuel de l'AKP (Parti pour la justice et le développement), au pouvoir depuis 2002. Même si ses adversaires l'ont étiqueté d'« islamiste », l'AKP a fait nettement plus preuve de volonté pour libéraliser la Turquie que ses homologues laïcs, la plupart étant des nationalistes zélés. Le rapport annuel de la Commission de la liberté religieuse internationale des États-Unis a fait ce constat intéressant :
« En novembre 2006, dans le cadre des réformes en vue d'une éventuelle adhésion à l'Union européenne, le Parlement turc (à majorité AKP) a passé une loi visant à gérer les fondations des minorités religieuses du traité de Lausanne, facilitant la procédure de création et permettant aux citoyens non turcs d'en établir... Toutefois, le président Ahmet Necdet Sezer (un fervent kémaliste) a fini par opposer son veto à cette nouvelle législation. En février 2008, le Parlement a passé une loi similaire sur la restitution des biens mobiliers confisqués aux minorités non musulmanes... Le président Gül a ratifié cette loi, également soutenue par le Premier ministre Erdogan, mais s'est fermement opposé aux nationalistes turcs en raison du fait que cette législation accordait trop de droits aux communautés minoritaires. »
Dans un entretien récent, le patriarche œcuménique a lui-même reconnu que l'AKP faisait preuve de bonne volonté à ce propos. Sa Sainteté a du reste déclaré que le véritable obstacle était sans doute « l'État profond » - référence à l'establishment kémaliste turc qui se considère supérieur à tout gouvernement élu et à toute juridiction démocratique.
Il y a des points de cette analyse qui semblent correspondre à certaines des positions que j'ai défendues sur le présent forum: à savoir, d'une part que le parti islamiste AKP fait des efforts plus sérieux pour la libéralisation de son pays que n'en ont jamais faits les «laïcs» et les «républicains»; à savoir, ensuite, que les «laïcs» et les républicains» se considèrent supérieurs à tout gouvernement élu - car, dans le contexte de la Turquie actuelle, il est clair que l'AKP a le soutien de la majorité du peuple - et à tous tribunaux réguliers - ce en quoi ils ne diffèrent guère de leurs «grands ancêtres» français de 1792 (cf. le testament de Louis XVI, que j'ai publié sur le présent forum
viewtopic.php?f=1&t=2431 , où le roi soulignait lui-même qu'il était soumis à un procès «dont on ne trouv[ait] aucun prétexte ni moyen dans aucune loi existante») ou des bolcheviks soviétiques qui furent les alliés de Mustafa Kemal contre l'Arménie (cf. la pastorale du patriarche Tikhon du 19 janvier 1918, que j'ai traduite sur le présent forum
viewtopic.php?f=1&t=2430, où le patriarche soulignait que les exécutions se faisaient «sans aucun tribunal, au mépris de tout droit et de toute légalité» - без всякого суда и с попранием всякого права и законности ). On sait que ceux qui se croient investis de la mission de faire le bien du peuple contre la volonté du peuple se sentent aisément au-dessus de tous tribunaux et de toute légalité, même quand il s'agit de violer des lois qu'ils ont eux-mêmes édictées. (Dans le cas de Louis XVI, il était «jugé» par ceux-là mêmes qui avaient proclamé dans la Constitution de 1791 que la personne du roi était «inviolable et sacrée» !)
Maintenant, si j'accorde à M. Akyol que, dans la Turquie de 2010, c'est probablement le parti islamiste qui défend la liberté et le
droit fondamental des gens à vivre comme ils veulent et à ce qu'on leur fiche la paix, je me sépare de lui sur sa présentation de la réalité ottomane qui est par trop édulcorée. Laissons les Neyrinck de service délirer sur la «tolérance islamique», et discutons entre gens normaux, de bonne foi et doués de raison, et rappelons ce que fut la réalité de la vie des minorités chrétiennes dans l'Empire ottoman: le
devşirme (vol d'enfants chrétiens pour en faire des janissaires), la menace permanente de la réduction en esclavage (sans compter l'importation massive d'esclaves razziés dans les pays chrétiens encore libres et dont on peut douter qu'ils ont tous eu un destin aussi glorieux que la célèbre Roxelane - Hürrem, épouse de Soliman le Magnifique - incarnée avec talent par l'actrice ukrainienne Olha Soumskaïa [
Ольга Сумская, née en 1966] dans le très beau feuilleton télévisé ukrainien
Роксолана [1996 et 2005]), les discriminations de toutes sortes (impôts spéciaux, vêtements spéciaux, impossibilité d'accéder à des fonctions publiques, humiliations), l'arbitraire et l'absence de droits... Il suffit de lire les vies des nouveaux-martyrs, à défaut des études de Bat Yeo'r sur la dhimmitude, ou de regarder le film
America, America (1963) du réalisateur étasunien Elia Kazan (de son vrai nom
Ηλίας Καζαντζόγλου[Ilias Kazantzoglou] 1909-2003, Grec de Cappadoce) pour se rendre compte que l'Empire ottoman n'était pas le monde libéral et tolérant décrit par ses thuriféraires, même si les Ottomans étaient aussi capables d'un sens aigü de la diplomatie et d'une conscience assez claire de leur propre intérêt qui pouvait les conduire à ménager leurs sujets chrétiens plutôt qu'à les exterminer. Ce en quoi l'honnêteté commande de reconnaître qu'il valait mieux appartenir à une minorité religieuse sous la domination des Ottomans que dans l'Espagne des Rois catholiques ou dans les États pontificaux.
Au-delà de l'apologie et du dénigrement, on ne peut en toute objectivité considérer que la situation idyllique décrite par M. Akyol ne vaut que pour la période dite des Tanzimat (1839-1876) où se succédèrent plusieurs sultans réformateurs qui voulurent réellement moderniser l'Empire ottoman en levant les humiliations qui pesaient sur leurs sujets non musulmans. C'est à cette époque que des chrétiens orthodoxes et monophysites purent faire des carrières dans l'administration. La majorité musulmane n'était pas prête à accepter ces réformes, précipitant ainsi le déclin de l'Empire ottoman. Aux
Tanzimat devait succéder une phase de panislamisme militant sous Abdul-Hamid II le Sanglant (1876-1909), avec les premiers grands massacres d'Arméniens en 1895 et en 1909, puis une phase d'ultranationalisme, parfois teinté de racisme.
Ce que M. Akyol oublie aussi de rappeler, et qui est important, c'est que les ultranationalistes turcs du début du XXe siècle, quoique tous athées ou au moins sécularisés - et presque tous affiliés à la franc-maçonnerie, ce qui explique aussi les étranges complaisances dont ils firent l'objet de la part de la classe dominante de l'Europe occidentale - savaient très bien exploiter le fanatisme islamique quand il s'agissait de liquider les minorités chrétiennes d'Anatolie.
À cet égard, l'analyse du génocide des Arméniens, des Syriaques et des Assyro-Chaldéens d'Anatolie (ainsi que des Grecs du Pont) en 1915-1918 est très éclairante. Décidé par un gouvernement issu d'un parti qui présentait toutes les tares d'un parti unique (le Comité Union et Progrès, turc
Ittihat ve Terakki Cemiyeti), dont les membres étaient quasiment tous affiliés à la franc-maçonnerie, fort «éclairés» et au moins partiellement de culture française ou allemande, et qui avait mis en place une Organisation spéciale chargée de liquider les minorités d'Anatolie, le génocide des chrétiens d'Anatolie (et non des seuls Arméniens, même s'ils furent les principales victimes) présente déjà les traits des grandes exterminations «modernes» et «idéologiques» du XXe siècle, de la Russie soviétique de 1918 au Cambodge de 1975. Mais le «grand crime» (
եղեռն -
yéghérrn), ainsi que l'appellent les Arméniens (cf. Rousane et Jean Guréghian,
L'arménien sans peine, Assimil, Chennevières-sur-Marne, 1999, note 5 p. 238) , présente aussi des traits qui le rattachent à la «guerre sainte» , au
djihad (arabe
جها د jihād) mené contre les non-musulmans, selon une tradition séculaire. Cet aspect-là n'est jamais mentionné dans les présentations du génocide des Arméniens à l'usage du public francophone, où on essaie à toute force d'incriminer le nationalisme pantouranien des Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès, et jamais le fanatisme religieux des exécutants du génocide. C'est pourtant un aspect très présent: choix donné à certaines victimes entre la conversion et la mort, réduction en esclavage de beaucoup des victimes (surtout des femmes) considérées comme «butin de la guerre sainte»...
L'historienne israélienne Bat Ye'or est l'un des rares auteurs francophones à souligner cet aspect-là du «grand crime»:
Le génocide des Arméniens fut un jihâd. Aucun raya n'y prit part. Malgré la désapprobation de Turcs et d'Arabes musulmans et leur refus de collaborer au crime, ces massacres furent perpétrés par les musulmans seuls et eux seuls bénéficièrent du butin: les biens des victimes, leurs maisons, leurs champs attribués aux muhâjirun, le partage des femmes et des enfants réduits en esclavage. L'élimination des enfants mâles dès l'âge de douze ans est conforme aux prescriptions du jihâd et à l'âge réglementaire du paiement de la jizya. Les quatre étapes de la liquidation, déportations, esclavage, conversions forcées et massacres - reproduisent les conditions historiques du jihâd appliquées dès le VIIe siècle dans le dâr-al-harb. Les chroniques d'origines diverses, surtout celles d'auteurs musulmans, décrivent minutieusement l'organisation des massacres des vaincus, la déportation des captifs dont les marches forcées derrière les armées infligeaient les mêmes souffrances qu'éprouvèrent les Arméniens au XXe siècle.
Cette politique ne fut pas un phénomène isolé. Elle s'inscrit au contraie dans une stratégie défensive pour conserver sous juridiction islamique un territoire conquis par la guerre et pour éliminer les nationalismes dhîmmî. Aussi la tragédie arménienne s'accompagna de l'extermination de chrétiens jacobites et nestoriens, dans la vallée de l'Euphrate, au nord de la Syrie. [NdL: de la Syrie historique; mais en fait dans le sud-est de la Turquie. ] (Bat Ye'or, Les chrétientés d'Orient entre jihad et dhimmitude, Le Cerf, Paris 1991, pp. 229 s.)
À maints égards, le «grand crime» ( arménien
եղեռն -
yéghérrn) mené par les Jeunes-Turcs dans l'Empire ottoman de 1915-1918 ne peut se comparer qu'au génocide mené par l'État indépendant de Croatie contre sa minorité de confession orthodoxe en 1941-1945. On retrouve dans les deux cas le même mélange terrifiant de modernité et d'anachronisme. L'
Ustaša croate, comme le
Ittihat ve Terakki Cemiyeti jeune-turc, avait toutes les apparences d'un parti unique, cette «merveilleuse» invention de l'époque contemporaine dont le prototype effrayant reste le Club des Jacobins de la «grande» Révolution française. Comme les Jeunes-Turcs, les Oustachis croates savait choisir leurs alliés, en combattant aux côtés du pays européen le plus avancé sur le plan technique et scientifique - mais, non, visiblement sur le plan moral (il s'agissait, dans les deux cas et comme par hasard, de l'Allemagne). Comme Enver Pacha, Pavelić
savait se donner l'allure d'un nationaliste (ou plutôt d'un ultra-nationaliste) «moderne» mettant en avant les inimitiés ethniques. Mais, dans les deux cas, le génocide avait un aspect religieux marqué, issu dans un cas de la tradition de la guerre sainte islamique, dans l'autre cas de la tradition de l'intolérance catholique romaine: il est hautement significatif, que, dans l'Empire ottoman de 1915-1918 comme dans l'État indépendant de Croatie de 1941-1945, il y eut des centaines de milliers de victimes à qui on donna le choix entre la conversion forcée - à l'Islam dans un cas, au catholicisme romain dans l'autre - et la mort.
Il reste toutefois deux différences fondamentales entre les deux exterminations.
1) Dans la Turquie républicaine d'après 1923, une chape de plomb s'abattit sur le souvenir du «grand crime»; ce fut même un délit pénal que d'évoquer la réalité de ce génocide; on nia les événements, mais on n'en vint pas à s'en glorifier. Dans la Yougoslavie titiste d'après 1945, on suivit la même politique de négation du génocide commis contre les orthodoxes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine; mais, après la chute de la Yougoslavie, ce fut, dans la nouvelle Croatie indépendante, le temps de la glorification immonde et grotesque du génocide - phase qui n'a jamais existé en Turquie.
2) Le «grand crime» ordonné par les Jeunes-Turcs portait en lui-même une contradiction qui devait précipiter la chute de l'Empire ottoman. Il reposait sur l'appel à la vieille haine religieuse. Mais il était lancé par des dirigeants dont on savait qu'ils n'avaient eux-mêmes aucune conviction religieuse et qu'ils étaient portés par le fanatisme ethnique plus que par le fanatisme religieux. Cela ôtait toute crédibilité à leurs tentatives d'instrumentaliser l'Islam au service de leur idéologie pantouranienne. Le sultan ottoman avait beau être le calife de l'Islam et le commandeur des croyants, les Jeunes-Turcs avaient beau avoir mobilisé le
cheik-ül-islam (dignitaire religieux suprême de l'Islam sunnite ottoman) qui avait lancé le 23 novembre 1914 l'appel à la guerre sainte contre la Russie, la France et la Grande-Bretagne, rien de tout ceci n'était crédible... surtout de la part d'un gouvernement qui menait la guerre aux côtés du très luthérien
Kaiser Guillaume II et de la très catholique Autriche-Hongrie. L'appel du
cheik-ül-islam n'empêcha pas les musulmans algériens de servir, souvent avec distinction, dans l'armée française, pas plus qu'il n'empêcha la montée du nationalisme arabe. Ce fut une dynastie arabe sunnite, qui plus est qui faisait remonter son ascendance à Mahomet, les Hachémites, qui lança la Révolte arabe contre l'Empire ottoman, et ce aux côtés de la Grande-Bretagne. Le gouvernement jeune-turc, malgré cette tardive instrumentalisation de l'Islam, ne pouvait guère tromper les foules; et son ministre de la Marine, Djemal Pacha, nommé proconsul en Syrie, Liban et Palestine, finit par faire régner un régime de terreur contre la population arabe (et pas seulement les Arabes chrétiens) de plus en plus hostiles à son gouvernement. Un nationalisme avait cru pouvoir mettre la religion à son service; il se heurtait maintenant à un autre nationalisme. Mais ceci est une autre histoire.
Le lien avec la situation actuelle, la situation évoquée dans l'article de M. Mustafa Akyol, est que, si en 1914 un ultra-nationalisme intolérant et agressif a voulu mettre la religion à son service, aujourd'hui, en 2010, il semble bien que le lien soit rompu, et que des forces se réclamant de la religion rejettent la domination d'un autre ultra-nationalisme, certes moins agressif, mais passablement intolérant. L'avenir dira si ces perceptions correspondent à la réalité.