jealynrou a écrit :
(...)
Cela étant dit j'écris ce premier message car je me pose une question et que je n'en ai vu nulle part (pour l'instant) la réponse :
Le pape de rome étant hétérodoxe, pourquoi n'y a t'il toujours pas au jour d'aujourd'hui de patriarcat orthodoxe de Rome ?
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C'est une excellente question, mais aussi une question qui peut susciter autant de réponses que vous aurez d'interlocuteurs. Je me contente donc ici de vous répondre en vous donnant mon seul point de vue et mes réflexions.
1. Vous aurez la réponse de type oecuméniste, genre Olivier Clément pour qui les diocèses orthodoxes en Europe occidentale ne sont que des "structures d'attente" en attendant que les deux Eglises se réunifient (sur quelle base?). Le problème de cette réponse est qu'elle fait fi de l'Histoire (la séparation est bien réelle depuis près de mille ans...), qu'elle est une négation du commandement donné par Notre Seigneur de "baptiser toutes les nations" (Mt 28, 19) et qu'elle est aussi une atteinte à la logique, puisqu'elle suppose que certaines populations n'aient pas droit à la Vérité. Dans des cas extrêmes, il y a même atteinte à la charité (puisque l'on refusera la conversion à des francophones en soif d'Orthodoxie sous prétexte que cela porte atteinte à des accords diplomatiques de partage géographique) et même atteinte à la liberté religieuse (lorsque certains dignitaires orthodoxes s'engagent en pratique à subordonner la réception de catholiques romains à l'accord des autorités catholiques romaines) - mais comme on sait qu'il n'y a pas de
Drittwirkung de la liberté de conscience et de croyance.... Un autre reproche que je fais à cette attitude, c'est qu'elle est rarement sincère. Il existe bien sûr des gens pour qui cette position est motivée par des croyances oecuménistes - je me souviens de cette preoteasa orthodoxe roumaine qui donnait une interview à une revue suisse en 1994 en s'écriant: "Ma véritable religion, c'est l'oecuménisme"- qui correspondent à leurs convictions religieuses et sont par là même dignes de respect, même si elles n'ont plus grand chose à voir, ni avec l'Orthodoxie traditionnelle, ni avec le catholicisme romain traditionnel, et découlent directement des idées développées en milieu anglican au XIXe siècle (la théorie des branches, Palmer, etc.) Malheureusement, il arrive très souvent qu'une telle attitude corresponde à des motivations matérielles (obtention de lieux de culte prêtés par les catholiques romains, et aussi des choses moins avouables) ou au tribalisme ecclésiastique que l'Orthodoxie condamne depuis 1872 sous le nom de phylétisme... mais qu'elle met pourtant largement en pratique (sauf peut-être dans les patriarcats de Constantinople, d'Alexandrie et d'Antioche). Dans cette perspective, il s'agit de barrer la route aux francophones par francophobie, aux germanophones par germanophobie, ou aux italophones par italophobie... ce qui est une attitude cocasse quand on est un étranger accueilli dans le pays en question, ou qu'on en a pris la nationalité. Il arrive aussi, que, tout simplement, le prêtre orthodoxe de telle ou telle nationalité se considère comme le responsable d'une association culturelle; j'en ai connu ainsi un qui faisait partir de sa paroisse les orthodoxes d'une autre nationalité, mais invitait à chanter dans sa paroisse à l'occasion d'une grande solennité un choeur protestant qui regroupait des émigrés de même nationalité que lui. Vous noterez que ces milieux repètent comme une antienne la phrase "Nos barrières ne montent pas jusqu'au ciel", mais que, s'ils font tomber toutes les barrières entre les différentes religions, ils sont très forts pour ériger des barrières sur une base ethnique - ou plus exactement tribale. Je ne vois pas très bien où se situe le progrès devant lequel nous sommes appelés à nous pâmer quand on remplace le Christ par la race comme critère de la vérité.
Ces milieux-là sont aussi très forts pour faire tomber la distinction entre le prosélytisme et le simple accueil des gens en recherche. Je vous invite à ce propos à lire le roman de Gabriel Matzneff,
Mamma li turchi! où l'un des personnages (le père Guérassime) tourne en dérision cette attitude, dont son évêque est un tenant.
C'est pour cette raison qu'il est très difficile, à l'heure actuelle, en Espagne, en France, en Suisse, en Belgique, au Luxembourg ou en Allemagne, de devenir orthodoxe. A ma connaissance, cela ne peut se faire à peu près facilement qu'en Grande-Bretagne (grâce aux patriarcats de Constantinople, d'Antioche et de Moscou) et aux Pays-Bas (grâce au patriarcat de Moscou). Vous risquez d'avoir une longue route à faire pour trouver une communauté francophone convenable- je vous rassure, elles existent quand même - ou, sinon, il vous reste la solution de vous réfugier dans une paroisse grecque - les paroisses grecques sont en général plus ouvertes vis-à-vis des orthodoxes d'autres origines - , mais suppose que vous fassiez le petit effort qui consiste à acquérir une compréhension passive de la liturgie célébrée en grec. C'est un petit effort qui ne prend que quelques semaines, mais je constate que peu de gens sont prêts à le faire. Ceci étant, il y a en France des monastères orthodoxes francophones remarquables, comme celui de Saint-Antoine-le-Grand à Saint-Laurent-en-Royans, et vous avez toujours la solution de vivre votre vie liturgique dans un de ces monastères, même si vous ne pouvez pas y aller aussi souvent que vous le voulez. (Il n'y a nulle obligation de participer à la liturgie tous les dimanches.)
2. Si nous sortons des chemins convenus du discours oecuméniste et cherchons les vraies raisons à une telle situation, sur la longue durée et non pas dans la situation de décadence profonde que l'Orthodoxie traverse depuis que les phylétismes divers et variés ont commencé à démanteler les patriarcats historiques - le processus, qui s'est exercé contre le patriarcat de Constantinople à partir de 1833, s'exerce maintenant contre celui de Moscou -, il est facile de se rendre compte que, depuis quatorze siècles, les Eglises orthodoxes locales ont toujours été dans une situation précaire, du fait avant tout de l'expansion de l'Islam. Les patriarcats d'Antioche et de Jérusalem sont ainsi devenus extrêmement minoritaires sur leur propre territoire. Le patriarcat d'Alexandrie, qui était réduit à fort peu de choses au début du XXe siècle, a trouvé une nouvelle vie, depuis 1946, grâce au développement d'une Orthodoxie négro-africaine en Afrique subsaharienne.
Il ne faut pas oublier que, depuis le Moyen Âge, le Vatican s'est toujours et constamment trouvé en position de force sur le plan temporel et a eu le pouvoir politique de son côté. La seule exception a été l'année 1799, quand les forces de la République française ont occupé Rome et déporté Pie VI à Valence (Drôme). Dans le même temps, à la seule exception de la Russie avant 1917, l'Eglise orthodoxe s'est toujours trouvée dans une situation de lutte pour sa simple survie. Il est ainsi facile aux observateurs hétérodoxes de railler la modestie des entreprises missionnaires de l'Eglise orthodoxe: dans les Balkans occupés par l'Islam - et ceci a duré, en certains endroits, de 1355 à 1913 ! - la conversion d'un musulman à l'Orthodoxie entraînait son exécution et l'exécution de ceux qui l'avaient aidé à se convertir. C'est vrai, les missions orthodoxes ont été d'une ampleur limitée au point de vue numérique, et n'ont été le fait que de l'Eglise de Russie et du patriarcat d'Alexandrie. (Encore que l'action missionnaire de l'Eglise orthodoxe russe a touché un territoire immense (plusieurs fois la superficie de l'Europe) et a durablement installé le christianisme orthodoxe parmi des populations variées [Caréliens, Komis, Mordves, Iakoutes, Aléoutes, Tlingit, Eskimos d'Alaska, Tchouvaches, Ossètes...]. Simplement, ces populations étaient peu nombreuses, et c'est ainsi que le bilan apparaît moins brillant sur le plan numérique qu'il l'ait sur le plan géographique.) Oui, mais cette situation s'explique par le fait que l'Eglise russe des XVIe-XIXe siècles et le patriarcat d'Alexandrie en Afrique noire au XXe siècle sont à peu près les seules Eglises orthodoxes qui ne se sont pas retrouvées dans une situation de lutte pour ne pas être rayées de la carte au cours des quatorze derniers siècles. Il n'y avait aucun travail missionnaire possible pour toutes les autres Eglises locales, qui étaient prises entre le marteau de l'Islam et l'enclume de la Papauté.
La réponse à votre question se trouve finalement dans le rappel d'un simple événement historique: en 1204, ce sont les Croisés catholiques romains qui mirent à sac Constantinople et le pape Innocent III qui se trouva ainsi en mesure de nommer un patriarche latin de Constantinople. Pas l'inverse. Quand on lutte pour ne pas disparaître, on n'est guère en mesure de faire des plans à l'échelle mondiale.
En revanche, ce sont d'autres facteurs, que j'ai décrits sous le point 1 ci-dessus, qui expliquent sans doute l'absence de toute ouverture sur les sociétés d'accueil dans des pays pourtant tolérants et où l'Eglise orthodoxe ne connaît aucune persécution.
3. Enfin, au-delà de la question même que vous avez posée, je crois qu'on fait beaucoup de tintamarre autour de ces histoires de territoires canoniques des patriarcats. Il faut dire que cela arrange aussi, à l'heure actuelle, les hiérarchies orthodoxes qui peuvent jouer. Mais la réalité, quand on observe le christianisme en Europe occidentale dans les siècles de son premier développement, est que ce patriarcat de Rome, que le discours orthodoxe oecuméniste nous présente aujourd'hui comme le patriarcat qui aurait eu une juridiction territoriale sur toute l'Europe occidentale, n'avait guère la consistance que lui prêtent ses admirateurs actuels. La réalité est que la plupart des Eglises locales, en Europe occidentale, étaient autocéphales, avec reconnaissance d'un vague droit d'appel à Rome, dont on ne trouve qu'une seule application pendant toute l'époque mérovingienne. Si l'Eglise des Gaules, malgré sa profusion de saints et sa richesse spirituelle, apparaît en grande partie comme un invertébré du fait de son absence de centre directeur, il y avait certaines Eglises d'Occident qui avaient une profonde originalité: l'Eglise d'Espagne, centrée sur sa métropole de Tolède, l'Eglise d'Afrique, centrée sur Carthage, l'Eglise d'Irlande, si incontrôlable aux yeux de la Papauté qu'il fallut finalement qu'un pape soutînt une croisade anglaise contre l'Irlande. (Comme les rôles se sont inversés!) Le pape de Rome n'était guère que le métropolite de l'Italie suburbicaire. L'extension de sa juridiction sur toute l'Europe occidentale n'est que le produit d'une guerre civile à l'intérieur de la théologie en Europe occidentale - même si cette conception des choses est insupportable aux yeux des orthodoxes oecuménistes / phylétistes.
Vous noterez d'ailleurs que l'actuel pape de Rome, SS Benoît XVI, a pris une décision courageuse en supprimant de sa titulature le titre désuet de "patriarche d'Occident". Comme je suppose qu'il connaît mieux les bases théologiques du catholicisme romain que ses admirateurs orthodoxes en pâmoison, il sait lui, que les prétentions de la Papauté à une juridiction universelle procèdent d'autres bases théologiques et canoniques que celles que voudraient leur assigner les théologiens orthodoxes oecuménistes / phylétistes avec leurs théories fort tirées par les cheveux sur les patriarcats et leur territoire canonique. Car enfin, si vous vous placez d'un point de vue catholique romain, le "territoire canonique" du pape de Rome, c'est le monde entier. Si vous vous placez d'un point de vue orthodoxe traditionnel, c'est rien du tout, puisqu'il n'est plus dans la communion de l'Eglise. Si vous vous placez d'un point de vue orthodoxe oecuméniste / phylétiste, c'est l'Europe occidentale. Vous remarquerez que ce point de vue ne prend jamais en compte le fait protestant, largement majoritaire en Scandinavie, en Ecosse et au pays de Galles, légèrement majoritaire en Angleterre, et représentant des minorités supérieures à un quart de la population en Suisse (33% en 2000), aux Pays-Bas, en Allemagne et en Hongrie. Je pense que le schéma orthodoxe oecuméniste / phylétiste ne peut intégrer le fait que certains pays situés dans le "territoire canonique" du "patriarcat de Rome" ont depuis des siècles des majorités protestantes parce que la rupture des protestants avec le Vatican est due à des motivations de foi qui sont totalement incompréhensibles dans une vision du monde où les Eglises ne sont que des administrations temporelles. Il est par ailleurs cocasse que ce soient ces orthodoxes-là qui prétendent expliquer au pape de Rome la nature et l'origine de son propre pouvoir.
Vous noterez aussi que le schéma des "territoires canoniques" des cinq patriarcats n'a guère plus de consistance si on l'applique à l'Orient chrétien que si on l'applique à l'Europe occidentale. Sans même parler de l'autocéphalie de l'Eglise orthodoxe de Chypre, remontant probablement aux origines et confirmée par le concile d'Ephèse en 431, il est évident que les Eglises de Géorgie, d'Arménie ou d'Albanie du Caucase étaient autocéphales des siècles avant l'éclatement de la pentarchie. Avez-vous remarqué que l'on n'aime guère parler de l'ancienne Eglise de Justiniana Prima, qui fut, au VIe siècle, reconnue comme entièrement autocéphale, pentarchie ou pas pentarchie? Ou de l'autocéphalie de l'Eglise de Hongrie au XIe siècle?
A titre d'information, je me permets de vous signaler l'existence d'un livre écrit directement en français par un théologien orthodoxe roumain, le RP Nicolas Dură,
Le régime de la synodalité selon la législation canonique, conciliaire, oecuménique du Ier millénaire, Editions Ametist 92, Bucarest 1999. Ce livre fut offert au pape Jean-Paul II par le patriarche Théoctiste. Les pages 916-982 de cet ouvrage, sous le titre "Synodalité et primauté dans l'Eglise d'Afrique (romaine)", sont consacrés à une analyse de l'Eglise d'Afrique du Nord (Carthage) en tant qu'exemple du fonctionnement d'une Eglise orthodoxe autocéphale au Ier millénaire. La lecture d'une telle étude aide à beaucoup relativiser la vision actuelle d'un monde chrétien qui aurait été divisé entre les cinq patriarcats (et au fait, que fait-on du catholicossat de Séleucie-Ctésiphon dont le ressort, dès l'origine, s'étendait de l'Irak au Kérala?) et d'un "Occident latin" qui aurait été entièrement le "territoire canonique" du patriarcat de Rome.
Voilà, je vous prie de m'excuser pour la longueur de cette réponse. J'espère quand même qu'elle répond en partie à votre question. Je vous rappelle en outre que je ne prétends parler qu'en mon propre nom et ne représenter que moi-même. Là seule chose que je prétends, c'est que mon opinion est argumentée. Comme je vous l'ai dit, vous aurez sans doute autant de réponses à cette question que vous aurez d'interlocuteur. N'hésitez pas à demander à d'autres personnes afin de vous faire une opinion. Je vous ai longuement exposé mon point de vue sur les raisons pour lesquels il n'existe pas de patriarcat orthodoxe de Rome. Vous pourrez trouver le point de vue diamétralement opposé du professeur Olivier Clément reproduit ici
viewtopic.php?t=2180 .
Et si, même muni d'un dictionnaire "xyloglosse"-français, vous avez autant de difficultés que moi à lire le grand théologien parisien, alors vous pouvez toujours vous tourner vers un livre intéressant sur le sujet:
Alexis Khomiakov
L'Eglise latine et le protestantisme du point de vue de l'Eglise d'Orient
Editions Xénia
Vevey 2006
(réédition complétée de la dernière édition de 1872)
disponible ici:
http://www.editions-xenia.com/livres/khomiakov/
(Khomiakov, lui, écrivait en français. )