une prière en komi, legs missionnaire de l'ancienne Russie
Publié : mar. 12 déc. 2006 17:04
J'ai ici le plaisir de reproduire la prière du Seigneur (le Notre Père) en komi zyriane (ou zyriène), dans la traduction de saint Etienne de Perm (Стефан Пермский en russe, Стефан Пермскöй en komi, 1340-1396), transcrite, à partir de l'écriture permienne inventée par le saint au XIVe siècle, en cyrillique komie par Georges. S. Lytkine (1835-1907) en 1884. (Pour un post sur le présent forum donnant un lien vers un site Internet qui reproduit une police de caractères dans l'alphabet inventé par saint Stéphane de Perm, cf. viewtopic.php?t=1859 .) La langue moderne est quelque peu différente, mais je reproduis cette traduction pour rendre hommage à l'évangélisateur de la Grande Permie. Comme on le voit, le komi est très facile à lire, puisqu'il est écrit dans les mêmes caractères cyrilliques que le russe, avec adjonction des deux lettres ö (à peu près la même valeur qu'en allemand) et і (i après consonne dure). Il est vrai que l'alphabet cyrillique se prête merveilleusement – beaucoup mieux que l'alphabet latin – à la transcription d'un grand nombre de langues.
Айö міян
Вел тыдалан інын вöлысьö,
Мед вежасяс нимыд,
Мед воас каналöмыд,
Медь воас гажыд
Кучöмкö вел тыдалан інысын му вылын.
Тапыря міян няньöс сет міянлы талун;
Энолт міянлы мыжъяснымöс
Кыдзи мі энолтамным мыжаяснымлы;
Ен пырт міянöс бöрясян пычкö,
Кыдзкö мынты міянöс варкöслысь.
Notre Père
Qui es aux cieux
Que ton nom soit sanctifié
Que ton règne vienne
Que ta volonté soit faite
Au ciel comme sur la terre.
Donne-nous aujourd'hui notre pain substantiel.
Remets-nous nos dettes
Comme nous aussi, nous les remettons à nos débiteurs.
Et ne nous laisse pas choir dans l'épreuve,
Mais délivre-nous du Malin.
Source du texte zyriane: Yves Avril, Parlons komi, L'Harmattan, Paris 2006, p. 161; je recommande l'achat de ce livre à toutes les personnes qui sont intéressées par l'aventure des missionnaires orthodoxes dans le Grand Nord. D'abord, il faut saluer le courage de l'éditeur et du directeur de collection (M. Michel Malherbe) d'avoir ainsi publié une monographie sur une langue qui n'intéressera hélas pas un grand public, et il faut remercier M. Avril, savant spécialiste de plusieurs langues finno-ougriennes (finnois, estonien, hongrois et oudmourte) et baltes (letton) d'avoir livré au public francophone un travail précieux sur une langue et une culture méconnues. Avec la modestie d'un vrai savant, M. Avril prétend qu'il a été motivé dans la rédaction de ce livre remarquable par la découverte de l'existence d'un club Jeanne d'Arc et d'une classe de français dans une école de Glotovo, en république des Komis, à plus de mille kilomètres de Saint-Pétersbourg.
Tous les livres d'introduction à l'Orthodoxie, y compris le Que sais-je? du professeur Olivier Clément, mentionnent le labeur missionnaire de saint Etienne auprès des Zyrianes de la Grande Permie, qui fut la première entreprise missionnaire de l'Eglise orthodoxe russe. Véritable saints Cyrille et Méthode en une seule personne, saint Etienne traduisit – à partir du texte original grec, et non de la traduction slavonne - les rites et le Nouveau Testament en komi zyriane dans un alphabet qu'il avait inventé pour cette occasion. Il est bon de se le rappeler, à l'heure où l'on entend dire, à Paris ou à Genève, que l'on ne peut prier Dieu qu'en slavon ou en roumain (elles-mêmes langues de traduction!) et où le seul missel bilingue grec-français, publié à Chambésy en 1986, contient, en regard du texte grec original de la sainte et divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, une version française qui n'est même pas la traduction de celui-là.
L'œuvre de saint Etienne de Perm a failli être emportée à deux reprises. D'abord, entre le XVe et le XVIIe siècles, dans la vague de messianisme national que connut l'Eglise en Russie, l'usage du komi fut petit à petit abandonné au profit du slavon et d'une politique de russification et d'assimilation forcée. C'est au XIXe siècle que cette œuvre longtemps oubliée porta en fait le plus de fruits: plus de quatre siècles après sa mort, saint Etienne apparut comme le précurseur de l'œuvre missionnaire considérable que l'Eglise de Russie allait entreprendre auprès de diverses populations de l'Empire russe (Estoniens, Iakoutes, peuples de l'Altaï), puis en Chine et au Japon. C'est ainsi que, dès 1843, le séminaire de Vologda donna des cours de komi aux étudiants qui se destinaient à servir comme prêtres au pays des Zyrianes (cf. http://www.erm.ee/?node=243 ). A la fin du XIXe siècle, les Komis zyrianes étaient sans doute le peuple finno-ougrien le plus orthodoxisé, puisque le recensement de 1897 trouvait parmi eux 98,5% d'orthodoxes et 1,5% de vieux-croyants; le seul fait qu'il y avait des starovères, et ce dans une proportion probablement plus élevée que les 15 pour 1'000 du recensement, est un indice d'enracinement de la foi orthodoxe. Avant la Révolution de 1917, le territoire de l'actuelle République des Komis comptait 117 églises orthodoxes et 200 chapelles pour une population de moins de 180'000 âmes (88% de Komis et 12% de Slaves), qui plus est dispersée sur une superficie de 416'000 km2. Pas moins de 37 églises étaient consacrées à saint Etienne de Perm (cf. Avril, op. cit., p. 128).
Cette œuvre considérable a été détruite une seconde fois sous le régime soviétique, qui a pratiquement mis fin à toute vie religieuse organisée dans cette région. En outre, la République des Komis, gorgée de ressources naturelles (charbon, pétrole, gaz naturel, bois) a été l'un des centres majeurs du système du Goulag, les prisonniers politiques et autres victimes du communisme fournissant une main d'œuvre corvéable à merci pour le gigantesque bassin houiller de Vorkouta. Comme la mortalité était élevée, on ajouta aux prisonniers politiques ou aux ennemis de classe ou religieux indésirables dans le paradis marxiste des prisonniers de guerre soviétiques libérés par la Finlande (le régime soviétique ne reconnaissant pas les conventions de Genève, même à l'égard de ses propres ressortissants), des dizaines de milliers de Polonais et de Baltes raflés après le pacte germano-soviétique, des prisonniers de guerre allemands, des Chinois… "Dans les années 1940, l'ensemble atteignait 150'000 détenus et produisait annuellement 190'000 tonnes de charbon." (Avril, op. cit., p. 130.) On se doute que la présence d'un pareil système concentrationnaire peut avoir des effets irrémédiables pour la déstructuration d'une société.
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que le peuple komi ait manifesté peu de vitalité au cours du XXe siècle. Alors que les Komis étaient quelque 140'000 en 1897 (dont 128'000 sur le territoire de l'actuelle République des Komis), ils sont aujourd'hui environ 262'000, dont 232'000 dans leur République. Certes, un quasi-doublement de la population en un siècle est une performance qui aurait de quoi faire rêver des peuples comme les peuples allemand ou français, qui sont en état d'atonie démographique depuis des décennies, mais il ne faut pas oublier que, dans le même temps, la seule capitale de la République des Komis, Syktyvkar, qui s'appelait Oust-Sysolsk jusqu'en 1930, est passée de 3'500 à 230'000 habitants!
La mise en valeur des immenses richesses de la République des Komis et l'immigration qu'elle a entraînée font que les Komis ne représentent plus aujourd'hui qu'un quart (et même moins: on serait autour de 23%) de la population de ce territoire. Il n'est toutefois pas sûr que l'œuvre de saint Etienne de Perm ne connaîtra pas une nouvelle renaissance, puisque, depuis 1997 environ, l'évêque de Syktyvkar, diocèse qui relève du patriarcat de Moscou, Mgr Pitirim (dans le monde Paul Volotchkov, né le 2 février 1961, évêque de Syktyvkar et Vorkouta depuis le 19 décembre 1995) essaie de relancer l'usage liturgique du komi et incite ses prêtres à apprendre cette langue. "Dans le diocèse de Syktyvkar (dans la République des Komis, au nord de l'Oural), l'évêque Pitirim demande à tous les prêtres d'apprendre la langue komi", nous apprend Mme Irène Séménoff-Tian-Chansky, in Printemps de la foi en Russie, Editions Saint-Paul, Versailles 2000, p. 55.
Quoiqu'il en soit, même si certains intellectuels komis aiment à glorifier la figure du chaman Pam, l'adversaire de saint Etienne, et même si la tradition orthodoxe zyriane est toujours restée imprégnée de restes plus ou moins folkloriques de l'ancien paganisme finno-ougrien (mais l'Eglise, par tradition, n'est pas inquisitrice), je vois peu de peuples parmi lesquels la figure d'un saint orthodoxe joue un rôle aussi important – encore plus important que saint Etienne le Grand parmi les Roumains. Les lecteurs de l'ouvrage de M. Yves Avril ne pourront que constater l'omniprésence de saint Etienne de Perm, véritable figure tutélaire de cette petite nation, dès lors qu'il est question de la langue et de la culture des Komis.
On voit ainsi que le premier évêque de Perm n'est pas simplement une figure pour les manuels d'histoire de l'Eglise ou l'image d'un idéal rendu actuellement inaccessible par le phylétisme et le chauvinisme pseudo-religieux qui font obstacle à toute entreprise missionnaire, mais qu'il représente bien un héritage encore vivant et qui imprègne la vie d'un peuple, certes peu nombreux, mais tout de même un peuple: le legs missionnaire de l'ancienne Russie.
Айö міян
Вел тыдалан інын вöлысьö,
Мед вежасяс нимыд,
Мед воас каналöмыд,
Медь воас гажыд
Кучöмкö вел тыдалан інысын му вылын.
Тапыря міян няньöс сет міянлы талун;
Энолт міянлы мыжъяснымöс
Кыдзи мі энолтамным мыжаяснымлы;
Ен пырт міянöс бöрясян пычкö,
Кыдзкö мынты міянöс варкöслысь.
Notre Père
Qui es aux cieux
Que ton nom soit sanctifié
Que ton règne vienne
Que ta volonté soit faite
Au ciel comme sur la terre.
Donne-nous aujourd'hui notre pain substantiel.
Remets-nous nos dettes
Comme nous aussi, nous les remettons à nos débiteurs.
Et ne nous laisse pas choir dans l'épreuve,
Mais délivre-nous du Malin.
Source du texte zyriane: Yves Avril, Parlons komi, L'Harmattan, Paris 2006, p. 161; je recommande l'achat de ce livre à toutes les personnes qui sont intéressées par l'aventure des missionnaires orthodoxes dans le Grand Nord. D'abord, il faut saluer le courage de l'éditeur et du directeur de collection (M. Michel Malherbe) d'avoir ainsi publié une monographie sur une langue qui n'intéressera hélas pas un grand public, et il faut remercier M. Avril, savant spécialiste de plusieurs langues finno-ougriennes (finnois, estonien, hongrois et oudmourte) et baltes (letton) d'avoir livré au public francophone un travail précieux sur une langue et une culture méconnues. Avec la modestie d'un vrai savant, M. Avril prétend qu'il a été motivé dans la rédaction de ce livre remarquable par la découverte de l'existence d'un club Jeanne d'Arc et d'une classe de français dans une école de Glotovo, en république des Komis, à plus de mille kilomètres de Saint-Pétersbourg.
Tous les livres d'introduction à l'Orthodoxie, y compris le Que sais-je? du professeur Olivier Clément, mentionnent le labeur missionnaire de saint Etienne auprès des Zyrianes de la Grande Permie, qui fut la première entreprise missionnaire de l'Eglise orthodoxe russe. Véritable saints Cyrille et Méthode en une seule personne, saint Etienne traduisit – à partir du texte original grec, et non de la traduction slavonne - les rites et le Nouveau Testament en komi zyriane dans un alphabet qu'il avait inventé pour cette occasion. Il est bon de se le rappeler, à l'heure où l'on entend dire, à Paris ou à Genève, que l'on ne peut prier Dieu qu'en slavon ou en roumain (elles-mêmes langues de traduction!) et où le seul missel bilingue grec-français, publié à Chambésy en 1986, contient, en regard du texte grec original de la sainte et divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, une version française qui n'est même pas la traduction de celui-là.
L'œuvre de saint Etienne de Perm a failli être emportée à deux reprises. D'abord, entre le XVe et le XVIIe siècles, dans la vague de messianisme national que connut l'Eglise en Russie, l'usage du komi fut petit à petit abandonné au profit du slavon et d'une politique de russification et d'assimilation forcée. C'est au XIXe siècle que cette œuvre longtemps oubliée porta en fait le plus de fruits: plus de quatre siècles après sa mort, saint Etienne apparut comme le précurseur de l'œuvre missionnaire considérable que l'Eglise de Russie allait entreprendre auprès de diverses populations de l'Empire russe (Estoniens, Iakoutes, peuples de l'Altaï), puis en Chine et au Japon. C'est ainsi que, dès 1843, le séminaire de Vologda donna des cours de komi aux étudiants qui se destinaient à servir comme prêtres au pays des Zyrianes (cf. http://www.erm.ee/?node=243 ). A la fin du XIXe siècle, les Komis zyrianes étaient sans doute le peuple finno-ougrien le plus orthodoxisé, puisque le recensement de 1897 trouvait parmi eux 98,5% d'orthodoxes et 1,5% de vieux-croyants; le seul fait qu'il y avait des starovères, et ce dans une proportion probablement plus élevée que les 15 pour 1'000 du recensement, est un indice d'enracinement de la foi orthodoxe. Avant la Révolution de 1917, le territoire de l'actuelle République des Komis comptait 117 églises orthodoxes et 200 chapelles pour une population de moins de 180'000 âmes (88% de Komis et 12% de Slaves), qui plus est dispersée sur une superficie de 416'000 km2. Pas moins de 37 églises étaient consacrées à saint Etienne de Perm (cf. Avril, op. cit., p. 128).
Cette œuvre considérable a été détruite une seconde fois sous le régime soviétique, qui a pratiquement mis fin à toute vie religieuse organisée dans cette région. En outre, la République des Komis, gorgée de ressources naturelles (charbon, pétrole, gaz naturel, bois) a été l'un des centres majeurs du système du Goulag, les prisonniers politiques et autres victimes du communisme fournissant une main d'œuvre corvéable à merci pour le gigantesque bassin houiller de Vorkouta. Comme la mortalité était élevée, on ajouta aux prisonniers politiques ou aux ennemis de classe ou religieux indésirables dans le paradis marxiste des prisonniers de guerre soviétiques libérés par la Finlande (le régime soviétique ne reconnaissant pas les conventions de Genève, même à l'égard de ses propres ressortissants), des dizaines de milliers de Polonais et de Baltes raflés après le pacte germano-soviétique, des prisonniers de guerre allemands, des Chinois… "Dans les années 1940, l'ensemble atteignait 150'000 détenus et produisait annuellement 190'000 tonnes de charbon." (Avril, op. cit., p. 130.) On se doute que la présence d'un pareil système concentrationnaire peut avoir des effets irrémédiables pour la déstructuration d'une société.
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que le peuple komi ait manifesté peu de vitalité au cours du XXe siècle. Alors que les Komis étaient quelque 140'000 en 1897 (dont 128'000 sur le territoire de l'actuelle République des Komis), ils sont aujourd'hui environ 262'000, dont 232'000 dans leur République. Certes, un quasi-doublement de la population en un siècle est une performance qui aurait de quoi faire rêver des peuples comme les peuples allemand ou français, qui sont en état d'atonie démographique depuis des décennies, mais il ne faut pas oublier que, dans le même temps, la seule capitale de la République des Komis, Syktyvkar, qui s'appelait Oust-Sysolsk jusqu'en 1930, est passée de 3'500 à 230'000 habitants!
La mise en valeur des immenses richesses de la République des Komis et l'immigration qu'elle a entraînée font que les Komis ne représentent plus aujourd'hui qu'un quart (et même moins: on serait autour de 23%) de la population de ce territoire. Il n'est toutefois pas sûr que l'œuvre de saint Etienne de Perm ne connaîtra pas une nouvelle renaissance, puisque, depuis 1997 environ, l'évêque de Syktyvkar, diocèse qui relève du patriarcat de Moscou, Mgr Pitirim (dans le monde Paul Volotchkov, né le 2 février 1961, évêque de Syktyvkar et Vorkouta depuis le 19 décembre 1995) essaie de relancer l'usage liturgique du komi et incite ses prêtres à apprendre cette langue. "Dans le diocèse de Syktyvkar (dans la République des Komis, au nord de l'Oural), l'évêque Pitirim demande à tous les prêtres d'apprendre la langue komi", nous apprend Mme Irène Séménoff-Tian-Chansky, in Printemps de la foi en Russie, Editions Saint-Paul, Versailles 2000, p. 55.
Quoiqu'il en soit, même si certains intellectuels komis aiment à glorifier la figure du chaman Pam, l'adversaire de saint Etienne, et même si la tradition orthodoxe zyriane est toujours restée imprégnée de restes plus ou moins folkloriques de l'ancien paganisme finno-ougrien (mais l'Eglise, par tradition, n'est pas inquisitrice), je vois peu de peuples parmi lesquels la figure d'un saint orthodoxe joue un rôle aussi important – encore plus important que saint Etienne le Grand parmi les Roumains. Les lecteurs de l'ouvrage de M. Yves Avril ne pourront que constater l'omniprésence de saint Etienne de Perm, véritable figure tutélaire de cette petite nation, dès lors qu'il est question de la langue et de la culture des Komis.
On voit ainsi que le premier évêque de Perm n'est pas simplement une figure pour les manuels d'histoire de l'Eglise ou l'image d'un idéal rendu actuellement inaccessible par le phylétisme et le chauvinisme pseudo-religieux qui font obstacle à toute entreprise missionnaire, mais qu'il représente bien un héritage encore vivant et qui imprègne la vie d'un peuple, certes peu nombreux, mais tout de même un peuple: le legs missionnaire de l'ancienne Russie.