On peut lire le texte de cet article à l'adresse que voici :
<http://www.orthodoxie.com/2006/09/la_tentation_de.html>
Pantelis Kalaïtzidis, que nous avons connu plusieurs années durant lorsqu’il faisait ses études à Paris, caractérise avec lucidité les différentes formes de cette sécularisation des Églises des pays de tradition orthodoxe, dans le cas de la Grèce.
C’est avec raison que PK compare cette altération de l’ecclésiologie à la tentation messianique de Judas :
PK passe en revue tout ce qu’on sait et qu’on ignore encore sur les mouvements de résistance anti-romaine à l’époque du Christ et conclut queLe drame vient de ce que cependant que nous condamnons avec tant de passion Judas et que nous nous détournons de lui avec dégoût, la manière dont nous concevons le christianisme, les limites et la mission de l'Église, révèlent que nous avons inconsciemment embrassé - toutes proportions gardées - les conceptions messianiques de Judas dans les domaines national et religieux, réintroduisant ainsi par la porte de derrière dans la vie de l'Église l'hérésie de l'ethnophylétisme, que nous avions condamnée par ailleurs.
[…] si nous voulons rechercher le mobile initial de cette trahison, nous devons pas en rester à la cupidité bien connue de Judas, il est nécessaire que nous nous intéressions aussi aux liens qu'il entretenait avec le mouvement des Zélotes.
PK analyse ensuite longuement ce qu’était l’idéologie nationale du mouvement zélote et relève que(a) Il ne fait aucun doute que des ex-zélotes aient participé au cercle des Douze, les disciples de Jésus ; (b) Judas l'Iscariote en faisait partie, comme le prouvent tant son surnom que son activité en général et sa tournure d'esprit ; et (c) un grand nombre de paroles et de paraboles de Jésus (comme la parabole de la graine qui grandit par elle-même) , présentent des allusions de caractère anti-zélotes, et voulaient faire passer l'idée que, sans vouloir diminuer l'action des hommes, c'est à Dieu qu'appartient cependant l'initiative de l'avènement du Royaume de Dieu. […] C'est à un tel contexte que se rapporte la réponse bien connue de Jésus au piège que tentaient de lui poser les Pharisiens et les partisans d'Hérode, lui demandant s'il fallait ou non payer le tribut à César : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. (Marc 12:13-17; Matthieu 15:22-27; Luc 20:20-26)
[…] Cette célèbre réponse de Jésus, non seulement lui a permis d'éviter de tomber dans le piège que lui avait tendu la direction spirituelle du peuple juif, mais semble parer à l'avance au danger d'une double idolâtrie : celle des puissances de ce monde, qui revendique pour elle-même ce que nous devons rendre à Dieu, et celle de l'absolutisation et du culte rendu à la nation, qui a tendance à se substituer au vrai Dieu en s'identifiant à Lui.
Judas, qui adhérait probablement à cette idéologie zélote, avait espéré que Jésus réaliserait ces espoirs. Il fut déçu :Pour ce messianisme, la libération du péché et la prédication de la pénitence, l'avènement du Royaume de Dieu, ne représentaient pas une priorité , ils mettaient plutôt l'accent sur la libération nationale et la justification de ce qui était considéré comme sacré et intouchable dans la tradition nationale et religieuse du judaïsme.
Mais PK vise à beaucoup plus qu’à donner une savante et profonde analyse historique de ce que fut la trahison de Judas. Cette tentation est pour lui l’archétype d’un vertain nombre de trahisons modernes de l’Église :Ce que Judas reprochait le plus à Jésus était qu'au lieu de tirer profit de toute l'autorité et de l'audience que lui avaient valu tant de guérisons de malades et tant de miracles pour passer au renversement de la domination romaine et de l'oligarchie juive, ce Jésus, non seulement se refusait à employer la puissance du miracle et à la mettre au service de la vision traditionnelle d'un messianisme de type ethnico-religieux, mais allait même jusqu'à proclamer un Messie spirituel dépouillé de toute puissance et de tout pouvoir sur le monde, un Messie donc condamné au rejet et à l'exclusion. […] Judas non seulement avait totalement succombé aux trois tentations qu'avait rejetées le Christ au désert (la tentation du miracle, celle du mystère et celle du pouvoir), mais bien avant le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, cherchait à “corriger” l'œuvre de Jésus Christ. […] Il est certain que Judas trahit son Maître pour des raisons de cohérence religieuse et de fidélité idéologique aux idées messianiques de domination théocratique sur le monde qui prévalaient alors.
C’est ce qui l’amène à formuler ce diagnostic courageux et lucide de la part d’un citoyen (loyal sans aucun doute) d’un pays fier et jaloux de son identité :Dans les pays de tradition orthodoxe l'Église doit affronter - si elle n'y a pas déjà succombé - la tentation de Judas ! Nous n'entendons pas seulement ici faire allusion au problème bien connu de l'ethnophylétisme et de l'illusoire identification de chaque peuple “orthodoxe” avec la vérité de la foi orthodoxe, nous voulons parler de quelque chose qui va encore plus loin, c'est-à-dire d'une altération de l'identité de l'Église et de la conscience qu'elle a d'elle-même, de son auto-asservissement et de son auto-enfermement à l'intérieur d'une perspective bloquée sur l'histoire, avec l'oubli qui en résulte de son identité eschatologique, de la limitation volontaire de sa mission “à la réalisation du destin de la race et de la nation” ( ! )
Ce jugement, qui concerne la situation présente présente une situation d’autant plus paradoxale que les rapports réels se sont complètement modifiés, voire inversés, entre l’Église, la Nation et l’État :l'Église fut contrainte de s'écarter de sa mission principale et d'assumer le salut de la nation), l'Église en Grèce semble rester incapable de se libérer de ce syndrome de l'identification avec la nation ; elle semble ne pas avoir réussi à comprendre que son œuvre et, d'une manière générale sa voie historique, se distingue de la voie de la nation. Il semble même qu'elle ne soupçonne pas un seul instant que cette identification avec la nation et avec l'idéologie nationale lui a été imposée par l'État au seul profit de la réalisation de desseins qui sont propres à ce dernier (La Grande Idée) et qui peu à peu sont devenus aussi les siens
L’antinomie entre l’Évangile et le comportement ecclésiastique actuel est crûment résumé en quelques lignes :. Plus l'état national grec progresse dans la direction d'une adaptation à son environnement international jusqu'à en arriver à une guerre de partisans dont le but ultime est d'en arriver au divorce avec l'Église, plus cette dernière résiste en se réfugiant dans le passé et dans sa contribution historique “aux combats de notre peuple”, pourvu que lui soient garantis son compagnonnage et son lien exclusif avec la nation. Et plus l'État grec se dénationalise graduellement en raison des larges restructurations qui aboutissent à la mondialisation et au pluralisme culturel, toujours de plus en plus l'Église se renationalise parce qu'elle ne se sent plus en sécurité, elle ne sait plus à quoi elle pourrait se raccrocher si elle venait à être privée du lien particulier qui l'unit à l'État et du rapport exclusif qu'elle entretient avec la nation
Il faut le regretter : ces phénomènes ne se rapportent pas seulement à une situation de crise de la politique ecclésiastique, ou bien à des manifestations d'anachronisme et de fondamentalisme religieux, ils doivent nous rappeler qu'il existe quelque chose de plus grave encore, qui consiste en une inversion des priorités (c'est-à-dire : la nation doit-elle être plus importante pour nous que le Christ ? ou bien : la continuité nationale doit-elle passer avant le Royaume de Dieu ?) ou en une perte du sens de la catholicité et de l'œcuménicité de l'Église, à l'adoption inconsciente d'une eschatologie sécularisée.
Ce que doit être la dimension eschatologique de la foi nous est rappelé en quelques mots, qui insistent sur le contraste avec la mentalité “religieuse” dominante.Quelle différence subsiste-t-il entre ce discours et cette pratique ecclésiastiques et la tentation de Judas avec son nationalisme théocratique, telle que nous l'avons rappelée ? Serait-il donc exagéré de souligner que ce que le Christ a refusé de faire (il a refusé de se cantonner dans un cadre étroitement national, de se limiter à un exclusivisme ethnique, de s'enfermer dans un messianisme sécularisé) c'est cela qui semble aujourd'hui, toutes proportions gardées, s'incarner dans l'Église officielle ? En réalité, les tentations auxquelles l'Église institutionnelle semble avoir succombé, ce sont justement les tentations que le Christ a repoussées, que ce soit au désert, ou bien en s'affrontant à Judas et aux Zélotes, avec cette différence toutefois qu'au lieu de changer les pierres en pains - ce que le Diable avait proposé à Jésus -, notre Église organise des meetings sur l'hellénicité de la Macédoine et des réunions publiques pour la mention de la religion sur les cartes d'identité cependant qu'à la place des conquérants romains on trouve les Turcs, les Bulgares, les Allemands, l'Union européenne, le Nouvel Ordre Mondial etc.
[…] Ce que Judas n'avait pas pu trouver dans la personne de Jésus et dans son messianisme spirituel, aujourd'hui l'Église le pratique largement en se préoccupant continuellement des problèmes du pouvoir séculier : politique étrangère, continuité de la nation grecque, pureté ethnique, question démographique et cartes d'identité…
PK rappelle que pour la Nation-Église-État moderne les fêtes du calendrier religieux ont pris une signification très temporelle dont l’énumération nous fait sourire :Il ne fait aucun doute que le rôle national de l'Église et son implication dans la question de l'identité nationale révèlent l'absence de toute perspective eschatologique. L'eschatologie ne représente cependant pas uniquement un discours sur les événements ultimes, ou bien le dernier chapitre de la Dogmatique, c'est aussi un mode existentiel et une réalité qui renvoient à l'irruption des “réalités ultimes” dans le présent, à cet avant-goût de la vie du siècle à venir qui nous est offert “dès maintenant” et à l'attente active du Royaume à venir. C'est pourquoi il faut que nous rappelions, non seulement cette multitude de références bibliques qui, à travers le plan de l'économie divine, nous annoncent la réalisation eschatologique de l'unité de toutes les nations et leur conversion finale qui permettra la re-création et l'instauration de la paix universelle , mais aussi le fait que cette unité est déjà présente dans l'Église en Christ Jésus lors du dépassement du péché qui a brisé l'unité initiale et lors du dépassement des fractures et des séparations de toute nature,comme le sexe, la race, la nation ou la classe sociale : Là il n'y a plus ni Grec ni Juif, ni esclave ni homme libre, mais le Christ : tout et en tous Et même depuis la Pentecôte et la Descente du Paraclet, cette réalisation eschatologique de l'unité nous est présentée par l'hymnographie ecclésiale comme une réalité tangible et comme un surpassement de la division des langues et des nations provoquée par l'arrogance de la Tour de Babel : « Lorsque tu descendis en confondant les langues, tu divisas les nations, ô très-Haut. Lorsque tu divisas les langues de feu, tu invitas tous les hommes à l'unité. D'une seule voix glorifions l'Esprit très-saint. »
Ne croyons pas que les conséquences de cette altération de l’ecclésiologie orthodoxe soient limitées à l’espace national grec (et on pourrait trouver des exemples semblables dans d’autres Nations orthodoxes). Ces conséquences sont graves également pour l’Église universelle :Il n'est plus de fête, ni de celles du Seigneur ni de celles de la Mère de Dieu, ni de fête des saints ou des martyrs, qui ne soit mise en rapport d'une manière ou d'une autre, avec un événement national important ou avec un symbolisme patriotique : l'Annonciation de la Mère de Dieu avec le 25 mars 1821 , la Résurrection du Christ avec la résurrection nationale après quatre siècles d'esclavage, la dormition de la Mère de Dieu avec la fête des Forces armées, l'exaltation de la sainte Croix avec l'anniversaire de la catastrophe d'Asie mineure en 1922, la Fête de la Protection de la Vierge avec l'anniversaire du “NON” du 28 octobre 1940, la fête des archanges Michel et Gabriel avec la fête des forces aériennes, la fête de sainte Barbara avec celle de l'Artillerie, la fête de st. Artemios avec celle de la Gendarmerie…
[…] En Grèce aujourd'hui, le discours ecclésiastique officiel ne cherche plus à proclamer Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié , scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs , mais un Christ enrôlé dans l'idéologie ethnico-religieuse dominante.
PK cite encore d’autres exemples de cette altération de l’Orthodoxie. Puis il demande :Il est par conséquent logique que l'Église locale se soit transformée en une Église nationale, ce qui entraîne les tragiques conséquences que l'on sait pour les communautés poly-ethniques et multi-culturelles de l'Europe occidentale et d'Amérique, le scandale de la multiplicité des juridictions ecclésiastiques (à chaque nation doit correspondre son Église) et en pratique l'abandon de l'ecclésiologie orthodoxe.
Puisque je cite cet article d’un Grec courageux dans un Forum francophone, je dois ajouter qu’en France nous avons connu des débordements analogues de la part de l’Église catholique. Je me rappelle avoir entendu chanter, pendant mon enfance nantaise, des cantiques du style : « Catholique et Français toujours…», ou bien : « Parle, commande, règne, nous sommes tous à Toi !» (Cantique dédié au Christ-Roi) C’était les derniers vestiges du catholico-monarchisme.ces paroles : Tu n'invoqueras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu ne viennent-elles pas condamner cette implication indue de Dieu avec la nation ? et ne viennent-elles pas nous avertir des conséquences désastreuses que peut entraîner le nationalisme théocratique que Judas et les Zélotes avaient incarné d'une manière si tragique, mais qui continue à être accepté aujourd'hui sous le manteau du christianisme
Gardons-nous cependant de croire que ce passé a sombré définitivement dans l’oubli. L’idéologie régnante de la société de “pluralité laïque et tolérante” s’accompagne d’un impératif catégorique de lutte contre le Nouvel Ordre Mondial qui doit absorber toutes les autres préoccupations. Nous avons vu sur notre Forum des messages qui s’empressaient de ramener toute chose à cette lutte. Cependant que l’indifférence religieuse obligatoire, au nom de la tolérance, amène à la nécessité de considérer l’Islam comme une region “comme les autres” et on a voulu fermer le bec au Pape (qui d’ailleurs probablement souhaitait susciter le scandale) au nom de cette équivalence universelle des religions.
Mais la dénaturation de l'ecclésiologie orthodoxe peut aussi être, en Occident, le fruit d'une autre perversion, celle qui cherche à corriger la pratique de l'Église, accusée de se réfugier dans le ritualisme et le piétisme et de fuir le monde et invitée à adopter l'attitude positive de l'Occident et à participer au militantisme social, à rénover la pratique liturgisme pour insister sur le communautarisme ecclésial, et à gommer le concept du sacré au profit de la sainteté.