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"Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : mer. 13 sept. 2006 11:15
par Claude le Liseur
Il y a quelques jours, je lisais le chapitre 20 du premier livre des Essais, et je fus frappé par la profondeur chrétienne de ce qu'y écrivait Montaigne. Je ne peux résister au besoin de reproduire ici ces lignes si instructives.

"Le but de notre carriere, c'est la mort, c'est l'object necessaire de nostre visée: si elle nous effraye, comme est il possible d'aller un pas avant, sans fiebvre? Le remede du vulgaire, c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement?" (Montaigne, Essais, 1, 20, Le Chant des Sphères, Nice 1973, p. 84.)

"Il est incertain où la mort nous attende, attendons la partout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte. Il n'y a rien de mal en la vie pour celuy qui a bien comprins que la privation de la vie n'est pas mal." (Ibidem, p. 87.)

"Le continuel ouvrage de vostre vie, c'est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes après la mort quand vous n'estes plus en vie." (Ibidem, p. 93).

"Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez; aussi avons nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses que des personnes; osté qu'il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu'un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage!" (Ibidem, p. 96.)
Quelle profondeur chez un auteur que l'on a un peu vite taxé de pyrrhonisme, tout simplement parce qu'il rejetait l'augustinisme. En tant qu'orthodoxes, nous ne sommes pas tenus de faire nôtres tous les jugements de Pascal, comme nous le rappelle opportunément le professeur Jean Besse.
"L'Eglise Orthodoxe, qui ne professe pas pour Augustin d'Hippone la vénération qu'elle réserve aux trois saints docteurs oecuméniques, peut tout au contraire trouver dans les pages des Essais des passages fort éloignés du pyrrhonisme incriminé par l'auteur sarcastique des Provinciales. L'humanisme même de Montaigne, dans lequel on pourrait voir un obstacle à une appréhension orthodoxe de sa pensée, constitue plutôt une protection. Il est d'une variété telle qu'il échappe à tout système philosophique précis et qu'il se distingue radicalement du concordisme artificiel de "l'humanisme chrétien" des premiers jésuites, ses contemporains. Enfin, le fait même que Montaigne ait eu pour nièce une belle figure spirituelle en la personne de sainte Jeanne de Lestonnac (1556-1640), liée au grand archevêque borroméen de Bordeaux François de Sourdis (+ 1628), montre assez que le milieu dans lequel il vivait était profondément imprégné de christianisme." (Jean Besse, "Quelques traits orthodoxes chez Montaigne", in Le Messager orthodoxe, n° 121, Paris 1992, pp. 61-66; l'extrait cité est à la page 61.)
Et en effet, le chapitre 20 du premier livre des Essais m'a paru d'une incontestable grandeur spirituelle. Pour ma part, le problème de la mort, qui est en effet "le but de notre carriere", a joué un rôle important dans mon voyage vers l'Orthodoxie. Ce n'est pas par hasard que le beau texte d'Alexandre Kalomiros, Le Fleuve de Feu, figure toujours sur la première page du forum général. La tradition orthodoxe sur les fins dernières est d'une extraordinaire richesse, tant et si bien que je vois aujourd'hui des bricoleurs en arracher des morceaux pour les plaquer sur un système hétérodoxe en sérieux besoin de rafistolage (et ceci sans vouloir avouer l'emprunt, comme de bien entendu). Je pensais à tout ceci en lisant le texte de Montaigne, mais je pensais encore plus à un très beau texte, issu de la plus pure tradition orthodoxe mais qui rejoint les préoccupations de l'ancien maire de Bordeaux.

Il s'agit d'une conférence prononcée par le prêtre Quentin de Castelbajac (un nom qui laisse supposer une origine gasconne - encore un lien avec Montaigne!), de l'Eglise orthodoxe russe hors frontières, au couvent de Lesna en juin 2000. Ce texte a été publié dans le numéro 29 de la revue La Voie orthodoxe, Lyon 2000, pp. 19-32. Il est maintenant disponible sur Internet, sur le site de la revue, à l'adresse http://perso.orange.fr/stranitchka/VO29 ... aMort.html . On verra à quel point les conseils de Montaigne rejoignent une vieille tradition chrétienne.

La Mémoire de la Mort

Chaque soir, dans nos prière, nous lisons cette prière de saint Jean Chrysostome : Seigneur, donne-moi des larmes, le souvenir de la mort et la componction. et de saint Jean Damascène : Maître ami de l’homme, ce lit ne va-t-il pas déjà devenir mon tombeau ? A chaque saint office, nous prions pour “une fin de vie chrétienne, paisible, sans douleur, sans honte, une bonne défense devant le redoutable tribunal du Christ”
C’est-à-dire que nous prions à la fois pour que Dieu nous donne le souvenir de la mort et que déjà, de fait, dans ces prières, l’Eglise nous fait souvenir de la mort. C’est de cette mémoire de la mort qu’il va être question maintenant, pour tenter d’éclaicir pour moi-même et pour vous de quel type de mémoire il s’agit, dans quel but, par quels moyens.
Dans son livre L’Echelle sainte, ce livre si fondamental que l’Eglise lui consacre une place de choix dans le temps liturgique, saint Jean le Climaque consacre tout un chapître, le degré 6, entre la pénitence et la lamentation, à la mémoire de la mort; “ La pensée, écrit-il précède toute parole; ainsi le souvenir de la mort et de nos péchés précède les larmes et la componction : c’est pourquoi ce sujet vient à sa place dans ce chapitre.(1) ” et il conclut le chapître : “Tel est le sixième degré; celui qui l’a gravi ne péchera plus jamais, si l’Ecriture dit vrai : Souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras plus jamais (Sir.7,36) ”
C’est évidemment un texte central, qu’il faut lire attentivement. Ne nous méprenons pas sur sa portée pour chacun de nous, sous prétexte qu’il serait écrit pour les moines. Si chaque chrétien, moine ou laïc, est appelé à une forme d’ascèse, alors les paroles inspirées de saint Jean doivent éveiller dans l’âme de tout lecteur un écho profond et durable : “ Il est impossible, a dit quelqu’un, tout à fait impossible de passer pieusement le jour présent si nous ne le considérons pas comme le dernier de notre vie. Et il est vraiment étonnant de constater que les païens eux-mêmes ont affirmé quelque chose de semblable, puisqu’ils définissent la philosophie comme étant la méditation de la mort. (2) ”

Les capacités de la mémoire.

Tout être humain à des degrés divers est doué de mémoire, c’est à dire d’enregistrer ce qu’il a vu, entendu ou expérimenté. Nous savons tous que cette faculté merveilleuse peut être extrêmement utile ou redoutable. C’est elle qui nous permet d’apprendre, de retenir pour enrichir notre esprit ou notre âme : je peux mémoriser les lettres, les chiffres, les règles, les prières, les Saintes Ecritures, les choses divines. Hélas, je peux aussi mémoriser des absurdités, des vilenies, les horreurs, les offenses (par la rancune ou pamiatozlobie, comme nous le confessons le soir). Combien se lamentent que telle ou telle scène effrayante aperçue un instant resurgit soudain, involontairement !
Cette faculté a en effet ceci d’extraordinaire qu’elle nécessite parfois un intense effort de volonté pour enregistrer ou se remémorer mais parfois un simple petit déclic. J’ai beaucoup peiné pour apprendre certaines choses, qui s’effaceront peut-être bien vite. D’autres se sont imprimées sans effort dans mon esprit, pour la vie, semble-t-il. Pourquoi cela ? Sans doute parce qu’au delà de ma volonté consciente et apparente, il y a la disposition profonde de mon âme, qui aspire, s’ouvre à telle ou telle réalité, est attirée par telle ou telle pôle. Au delà de nos “actes”, (de nos chutes et de nos relèvements ponctuels), il y a ce que l’on pourrait appeler nos “dispositions du cœur”, cachées sous les actes, et puis “l’esprit de la vie en général”, c’est à dire notre tournure d’âme comme nous parlons de tournure d’esprit. Théophane le Reclus parle de ces trois côtés de notre vie active dans ses lettres rassemblées dans En quoi consiste la vie spirituelle et comment s’y disposer ? (3)

Pourquoi oublie-t-on la mort ?

Il fallait rappeler ce qui précède pour mieux cerner ce que peut être la mémoire de la mort. Si nous prions pour avoir cette mémoire-là, c’est d’une part parce qu’elle est utile. D’autre part parce qu’elle ne va pas de soi, ce qui peut paraître étrange. Nous savons tous que nous allons mourir, c’est même peut-être une des rares choses, en ce monde, dont nous pouvons être absolument sûrs. Et pourtant, tout se passe comme si nous l’oublions la plupart du temps. Nous oublions que nous allons mourir, nous oublions souvent de même que ceux que nous chérissons vont eux-aussi mourir.
Pourquoi l’oublions-nous ? Par ce désir bien naturel d’écarter ce qui nous gêne, ce qui nous apeure. Ce passage redoutable similaire aux souffrances de l’enfantement. Je vis sur terre, dans ce corps, comme l’enfant dans le ventre de sa mère. Et dans ce sein terrestre est moulée une fois pour toute la conformation de mon âme, comme se forme l’enfant dans le sein de sa mère, pour être (ou ne pas être) capable d’affronter cet air vif de la vie éternelle. Comment ne pas être effrayé par ce passage redoutable. L’enfant ne crie-t-il pas quand il vient au jour ? Il y a dans notre crainte de la mort un élément tout à fait naturel dont parle saint Jean le Climaque. (4)
Mais ce n’est pas la seule raison. C’est aussi parce que notre disposition profonde, intérieure n’étant pas tournée vers la vie éternelle, nous ne voulons pas affronter ce qu’exige cette mémoire-là. C’est ce que souligne Le combat invisible : “ Les hommes de ce monde fuient la pensée et la mémoire de la mort, afin de ne pas interrompre les plaisirs et les satisfactions de leurs sens, qui sont incompatibles avec la mémoire de la mort. C’est ce qui fait continuellement grandir et s’affermir de plus en plus leur attachement aux bonheurs du monde, puisqu’ils ne rencontrent rien qui s’y oppose ” (5). C’est cela qui souvent cause notre aveuglement et des habitudes étonnantes y compris chez nous qui nous parons du nom de chrétien orthodoxe. Combien de fois n’entendons-nous pas dire : “ Ce que je te souhaite avant tout, le plus important, la santé ! ”, comme si notre vie ici-bas devait se résumer à des problèmes de santé !
“ Notre esprit est tellement obscurci par la chute qu’à moins de nous contraindre à nous souvenir de la mort, nous pouvons complètement l’oublier. Quand nous oublions la mort, nous commençons à vivre comme si nous étions immortels, consacrant toute notre activité à la terre, sans nous préoccuper le moins du monde de notre redoutable passage dans dans l’éternité ni du sort qui nous attend. Alors nous foulons aux pieds avec assurance et sans vergogne les commandements du Christ; alors nous commettons tous les péchés les plus terribles ; alors nous abandonnons non seulement la prière incessante, mais même celle qui est préscrite pour des heures fixes - nous commençons à négliger cette occupation absolument indispensable comme si elle était une activité superflue ou facultative. Oubliant la mort physique, nous mourons de mort spirituelle. ”, prévient le saint Evêque Ignaty (Briantchaninov)(6).

La puissance de la pensée de la mort

Pourquoi dois-je prier humblement pour cette mémoire là ? C’est que partant de quelque chose de terrestre, de matériel dans son horreur, dont j’ai malgré moi une expérience de plus en plus sensible dans ma vie, j’aboutis à travers cette mémoire de la mort à la mémoire de ce qui est aussi spirituel, à la mémoire de la Vie, du Christ notre Dieu.
“ Au contraire, celui qui se souvient souvent de la mort du corps, revit dans son âme. Il séjourne sur terre comme un voyageur dans une auberge, ou comme un prisonnier dans sa prison attendant, sans cesse qu’on le fasse comparaître pour être jugé ou exécuté. devant ses yeux, les portes de l’éternité sont sans cesse ouvertes. L’âme anxieuse, il regarde sans cesse dans cette direction, plongé dans une grande tristesse et dans de profondes réflexions (7) .
“ Des hommes pieux se demandent -écrit st Jean Climaque - pourquoi, puisque la pensée de la mort nous est si bienfaisante, Dieu nous cache la connaissance de l’heure où elle doit arriver. Ceux-là ignorent que Dieu en agit ainsi d’une manière admirable en vue de notre salut; personne en effet, connaissant d’avance l’heure de sa mort, ne s’empresserait de recevoir le baptême ou d’embrasser la vie monastique; mais chacun passerait tous les jours de sa vie dans le péché, et se précipiterait seulement le jour de son départ vers le baptême et la pénitence; ou plutôt, endurci dans le mal par une longue habitude, il resterait jusqu’à la fin sans se corriger. (8) ” En revanche, on trouvera bien des cas de saints qui ont reçu à l’avance de Dieu la révélation de l’heure de leur mort précisément par ce qu’ils ont su renoncer à eux-mêmes et suivre le Christ.
Saint Jean Climaque raconte l’histoire suivante, tout à fait classique comme effet spirituel de l’expérience de la mort “ Je ne peux omettre de te raconter l’histoire d’Hésychius, le solitaire de l’Horeb. Il avait toujours vécu dans une totale négligence, sans aucun souci de son âme. Mais un jour, il tomba gravement malade et émigra hors de son corps l’espace d’une heure. Etant alors revenu à lui, il nous supplia tous de nous retirer immédiatement. Il mura la porte de sa cellule et y demeura reclus pendant douze ans, sans jamais adresser un mot à personne, sans se nourrir d’autre chose que de pain et d’eau. Il se tenait assis, ravi en esprit par tout ce qu’il avait vu dans son extase; il était tellement absorbé qu’il ne changeait jamais de position; semblant toujours hors de lui-même, il versait silencieusement des larmes brûlantes. Mais quand il fut près de mourir, nous enfonçâmes la porte et entrâmes; et à toutes nos questions, il ne répondait que ces seuls mots : “Pardonnez-moi ! Celui qui garde le souvenir de la mort ne pourra jamais pécher.” Et nous admirions dans cet homme, que nous avions vu jadis si négligent, ce bienheureux et subit changement et une telle transformation. Nous l’ensevelîmes avec vénération dans le cimetière voisin de la forteresse. Quelques jours après, ayant voulu revoir ses restes saints, nous ne les trouvâmes plus. Le Seigneur voulut ainsi à l’occasion de sa pénitence sincère et digne de louange, donner pleine confiance à ceux qui ont résolu de se corriger, même après une longue négligence. On dit que la mer est insondable, et on l’appelle un abîme sans fond. De même, la pensée de la mort amène la pureté et l’activité de l’âme à un état d’incorruptibilité. Le saint dont je viens de parler en est la confirmation (9). ”

La mémoire des défunts.

Un des moyens d’implanter en nous la mémoire de la mort, c’est la prière pour les défunts, que nous priions paisiblement devant les icônes pour nos proches disparus, que nous célébrions un office de commémoration (pannychide) à l’Eglise - ou tout le monde devrait apprendre à chanter au moins les répons au prêtre, en signe de cette participation - ou que nous participions à des funérailles, à la lecture du psautier au chevet d’un défunt; Nous prenons ainsi bien mieux conscience de cette vie de l’âme des défunts, de la puissance des prières, et tout particulièrement de l’eucharistie, ce dont témoigne l’apparition de saint Théodose de Tchernigov au staretz Alexis de Gomocheiev, pour lui demander de commémorer ses parents à la sainte liturgie(10). Mesurons aussi la force du lien spirituel qui nous unit à nos parents défunts. On peut songer, par exemple, à l’histoire de ce garçon qui revient de la mort pour prendre congé et demander la bénédiction de ses parents avant de remourir, ou encore à celle de la mère défunte qui vient rendre à son fils apostat la croix qu’il avait arrachée de sa poitrine pour le raisonner, deux récits publiés dans Les mystères éternels d’outre-tombe. (11).
Outre le bien que notre prière peut procurer aux défunts et la consolation que nous en recevons nous-mêmes, c’est un puissant remède à notre oubli de la mort, et appel à la vigilance intérieure; A Jordanville, en raison du cimetière orthodoxe qui s’est développé à proximité du saint monastère et du cimetière, beaucoup de fidèles demandent à y être enterrés et les étudiants sont souvent amenés à aider pour célébrer, chanter les funérailles, pour veiller les défunts la nuit enlisant le psautier. Les pères du monastères et en particulier l’archimandrite Cyprien, nous recommandaient chaudement de le faire aussi souvent que possible pour notre bien spirituel, la lutte contre nos propres passions : “ Rappelle-toi, et rappelle-toi encore : “ Je vais mourir, je vais nécessairement mourir ! Mes pères et mes ancêtres sont morts ; aucun être humain n’est resté pour toujours sur la terre. La mort qui a frappé chacun d’eux m’attend, moi aussi. ” écrit l’Evêque Ignace Briantchaninov (12).

La mémoire de la mort et la prière.

“ Mets à profit, ajoute-t-il, la courte période de ton pélerinage terrestre pour t’assurer un asile de paix, un refuge béni dans l’éternité. Plaide pour recevoir les possessions éternelles en renonçant à toute possession temporelle, en renonçant à tout ce qui est charnel et psychique dans le domaine de la nature déchue. Plaide par l’accomplissement des commandements du Christ; plaide par un sincère repentir des péchés que tu as commis; plaide en rendant grâce à Dieu et en Le louant pour toutes les épreuves qu’Il t’a envoyées; plaide par d’abondantes prières et par la psalmodie; plaide par la prière de Jésus unie au souvenir de la mort ”(13).
La mémoire de la mort peut ainsi dans bien des cas être une pierre de touche et, mieux encore, un le combustible pour notre prière. Une pierre de touche car on parle beaucoup aujourd’hui, et souvent avec légereté, de la prière de Jésus, de la prière du cœur, sans parfois mesurer ce qu’elle suppose comme disposition de l’âme et ascèse préalables. A cet égard, posons-nous la question : ai-je la mémoire de la mort quand je répète presqu’inconsciemment cette prière ? Suis-je dans cette crainte de Dieu qui est le commencement de toute sagesse ? Car leur coexistence seule parait le gage de notre sincérité. Ecoutons encore à cet égard le saint évêque Ignaty : “ Ces deux activités - la prière de Jésus et le souvenir de la mort - se fondent facilement en une seule. De la prière vient un vivace souvenir de la mort, comme si elle en était un avant-goût ; et au contact de cet avant-goût, la prière s’enflamme avec plus d’ardeur. ” (14). Voilà le combustible.
Saint Jean Climaque écrit “ L’indice véritable de ceux qui se souviennent de la mort avec un sentiment du cœur, c’est le détachement volontaire de toute créature et le parfait renoncement à la volonté propre ”(15) .

Ce que ne doit pas être la mémoire de la mort.

Avoir une mémoire salutaire de la mort ne signifie pas céder à cet attendrissement sur soi-même où nous complaisons à imaginer le chagrin de ceux qui nous ont connu, des souvenirs impérissables que nous laisserons, le regret de ce que nous n’aurons pas pu accomplir de glorieux et toutes choses semblables qui révèlent notre attachement passionnel à ce monde et notre négligence du Royaume céleste. A cet égard, il faut être prudent dans notre préparation matérielle de nos funérailles et de notre tombe et la rédaction d’un testament. Certains négligent à tort de s’en préoccuper, négligent de laisser des instructions claires à un entourage qui n’est pas toujours pieux ou orthodoxe, s’exposant ainsi à être privé de l’aide puissante de la célébration, des prières de la communauté ecclésiale à un moment si crucial de leur existence, comme dans le cas de la crémation, interdite par la tradition de l’Eglise. Et il faut rappeler que les usages de l’Eglise orthodoxe - notamment pour la veillée du défunt, la fermeture du cercueil à l’église - sont loin d’être identiques à ceux généralement établis en France et doivent donc être spécifiquement indiqués. D’autres au contraire préparent leur funérailles et sépulture avec un souci excessif des apparences, des futilités.
N’ayons pas d’ailleurs la légereté de juger un homme aux circonstances de sa mort ni de ses funérailles. On trouve dans Les récits des Pères du désert cet histoire édifiante d’un laïc qui prenait soin d’un saint moine du désert de Linopolis et qui le retrouva un jour mort et mangé par les panthères, alors qu’il venait lui-même d’assister en ville aux funérailles d’un homme riche et inique célébrées en grande pompe par l’évêque et toute la cité. Notre pieux laïc tomba donc face contre terre en disant au Seigneur qu’il ne se releverait pas qu’il n’obtienne l’explication cette apparente absurdité. Et, de fait, un ange vint lui expliquer que l’homme pervers avait accompli une seule bonne actiondont il avait été récompensé dès ce monde-ci (par ces magnifiques funérailles) afin de ne trouver aucun soulagement dans l’autre monde, tandis que le saint moine, privé d’honneur à sa mort pour effacer ses quelques faiblesses, serait trouvé parfait dans le monde à venir (16).
Avoir une mémoire salutaire de la mort ne signifie pas non plus avoir le goût morbide de la mort, fait d’un mélange de découragement, d’acédie et d’inconscience, comme nous le rappelle saint Jean de Cronstadt. “ Parfois, dans l’abattement de notre âme, nous souhaitons la mort. Mourir est aisé, et vite fait; mais es-tu prêt à mourir ? souviens-toi qu’après la mort vient le Jugement. Tu n’es pas prêt à mourir, et si la mort venait à toi, tu frémirais d’horreur. C’est pourquoi, donc, ne parle pas pour ne rien dire. ne dis pas ; “Mieux vaudrait pour moi mourir” mais dis plutôt : “ comment pourrais-je me préparer à mourir chrétiennement ?” Par la foi, par les bonnes œuvres, en supportant courageusement les misères et les peines qui surviennent, afin de pouvoir aborder la mort sans crainte, sans honte, paisiblement, non pas comme une dure loi de la nature, mais comme une invitation affectueuse du Père céleste, saint et bienheureux, au Royaume céleste. Souviens-toi de ce vieillard qui, chargé d’un pesant fardeau, appelait la mort; quand elle se présenta, il refusa de mourir et préféra continuer de porter son pesant fardeau ” (17).
C’est pourquoi aussi saint Jean Climaque distingue en nous les différents motifs qui nous font désirer la mort : “Tout désir de la mort n’est pas bon. Certains, que la force de l’habitude entraîne sans cesse au mal, la souhaitent par humilité; d’autres, qui ne veulent pas se repentir, l’appellent par désespoir. Il en est qui ne la craignent plus parce que, dans leur présomption, ils croient avoir atteint l’impassibilité; il en est enfin - si toutefois il s’en trouve encore - qui, sous l’action de l’Esprit Saint, demandent à quitter cette vie” (18).

Crainte de la mort et terreur de la mort.

Mais craindre la mort ne signifie certainement pas être terrorisé, accablé par elle, ce qui, suivant Le Combat invisible, nous le verrons, serait justement la deuxième tentation au jour de notre mort : la chute dans le désespoir. Saint Jean Climaque écrit : “ La crainte de la mort est une propriété de la nature qui lui a été surajoutée du fait de la désobéissance; mais la terreur de la mort est l’indice de fautes dont on ne s’est pas repenti. ” et aussi “Le Christ a craint la mort, mais Il n’en a pas été terrifié, pour montrer clairement les propriétés de Ses deux natures.” et enfin “Comme l’étain se distingue de l’argent, bien qu’à première vue il lui ressemble, il existe de même, pour celui qui est doué de discernement, une claire et nette différence entre la crainte naturelle de la mort et celle qui est contre nature. ” (19).
Il y a d’ailleurs souvent une sorte d’interaction entre la terreur de la mort et son oubli, un phénomène particulièrement sensible dans notre société, parce qu’elle a oublié le Christ, Son expérience de la mort et Sa victoire sur elle. Quel paradoxe ! Les médias, la télévision, les films, les jeux mêmes (pour enfants !) multiplient pourtant les images virtuelles de la mort, en abreuvent notre imagination, mais en s’attachant cyniquement sur les faits divers tragiques, les circonstances qui la précèdent, et non sur l’évocation de ce qui suit la séparation de l’âme et du corps, ce qui devrait pourtant constituer notre réel souci.
Le Métropolite Philarète de Moscou dit à propos de la prière à Gethsémani : “ Là, non loin de l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde, prosterne-toi avec tes péchés, ta tristesse, ton angoisse, l’effroi que t’inspire la gueule béante de la mort et de l’enfer, et rappelle-toi que l’amertume de ton calice a déjà été vidé en grande partie dans le grand calice des souffrances du Christ; que, sous le fardeau qui t’accable, le puissant Athlète de Gethsémani a déjà placé Sa main auxiliaire; que ton Sauveur, qui a déjà accompli pour toi l’œuvre tout entière de ton salut, n’attend de toi que la participation à Ses souffrances possible, malgré leur faiblesse, à ta foi, à ton amour et à ta reconnaissance ”(20) .
Comme nous l’avons vu avec saint Jean de Cronstadt, l’attirance pour la mort, la fascination morbide peuvent être le signe d’un abattement coupable de l’âme, un signe de découragement profond et de légèreté nconsciente. Mais, pour l’homme totalement purifié des passions, la pensée de la mort peut bannir toute crainte, ce dont témoigne, quand nous lisons le Synaxaire , la dormition de beaucoup de saints moines et la fin de beaucoup de martyrs. C’est pourquoi saint Jean Climaque remarque : “ Celui-là est estimable qui attend la mort tous les jours; mais celui-là est un saint qui la désire à toute heure. ” et il dit ailleurs : “ Les pères déclarent que l’amour parfait est exempt de toute chute; de même, je puis assurer que la parfaite conscience de la mort est exempté de toute crainte. ” (21).
Mais même certains saints ont manifesté une humble crainte à l’heure de leur repos. Ne nous étonnons donc pas si nous, pécheurs que nous sommes, nous ressentons profondément cette crainte naturelle, que nous devons pourtant apprivoiser pour en faire un instrument de notre salut, un peu comme l’éleveur dressera avec sueur et peine un fougueux mustang pour pouvoir accompagner son troupeau.

Comment se préparer à la mort par son souvenir.

Dans Le combat invisible , on lit la chose suivante : “ Bien que toute notre vie sur terre soit une guerre incessante et que nous ayions à combattre jusqu’au dernier moment, la bataille principale et décisive nous attend à l’heure de notre mort. Celui qui succombe à cet instant-là ne se relèvera pas. N’en soyons pas surpris. Car si l’ennemi a osé approcher notre Seigneur, qui était sans péché, à la fin de Ses jours sur terre, comme le Seigneur Lui-même le dit : “ Le prince de ce monde est venu, et n’a rien en Moi ” (Jean 14 : 30), qu’est qui l’empêchera de nous attaquer, pécheurs que nous sommes, à la fin de notre vie. ? saint Basile le Grand dit dans son commentaire sur les mots du psaume 7 : “De peur que l’ennemi ne ravisse, comme un lion, mon âme, sans que personne ne rachète ni ne sauve ” que les plus infatigables combattants qui ont lutté sans cesse avec les démons leur vie durant, ont déjoué leurs filets et repoussé leurs assauts, à la fin de leur vie sont soumis à un examen par le prince de cet siècle pour voir si quelque chose de pécheur subsiste en eux, et ceux qui présentent des blessures, ou les taches et les empreintes du péché sont retenus en son pouvoir, tandis que ceux qui ne présentent rien de tel le passent librement et atteignent le repos avec le Christ. S’il en est ainsi, il est impossible de ne pas garder cela à l’esprit et de ne pas se préparer à l’avance pour accueillir cette heure et la traverser avec succès. Toute la vie devrait être une préparation à cela ” (22).
Et le texte du Combat invisible indique ensuite comment se préparer à l’heure de notre mort, en songeant à ce qui nous adviendra alors, pour ne pas perdre tout moyen alors dans cet excès de trouble, de terreur et de tourment qui nous prend.
Il distingue à cet égard quatre épreuves fondamentales qui peuvent alors nous assaillir : “ Les quatre tentations principales auxquelles nous soumettent habituellement les démons à l’heure de notre mort sont les suivantes : 1) la défaillance de la foi; 2) le désespoir; 3)la vaine gloire; 4) les apparences variées prises par les démons qui se manifestent au mourant. ” Nous devons nous préparer à chacune d’elle dès maintenant, en apprenant à en discerner les prémices dans nos pensées.
Le profit en sera immédiat, car nous nous apercevrons que ces quatres pièges dont parle saint Nicodème l’Agiorite - l’incrédulité, le découragement, la vanité et l’illusion - minent sans cesse, avant même notre mort, notre vie intérieure, notre activité spirituelle, notre prière, notre ascèse, notre effort de pénitence. Il nous faut apprendre à garder ce chemin royal et étroit de la conscience simultanée de notre immense indignité et de l’insondable miséricorde divine, apprendre à cotoyer sans les regarder, sans s’y complaire, les précipices de l’incroyance et du désespoir, d’un côté, de l’orgueil et de l’illusion de l’autre. Quand nous sommes tentés par le péché, le malin nous suggère que cette faute est sans gravité et même parfois que Dieu est miséricordieux mais, après notre péché, pour peu que le remords nous tenaille, il nous insinue que notre faute est inexpiable et Dieu infléchissable. La crainte permanente de la mort nous apprend à déraciner cette versatilité d’esprit qui caractérise l’indigence, l’inconstance de notre vie intérieure. C’est pourquoi saint Jean Climaque nous avertit : “ Quand tu es touché de componction, ne prête jamais l’oreille aux suggestions de ce chien qui te représente Dieu comme ami des hommes, car son but est de te dérober la componction et cette crainte qui bannit toute autre crainte” (23).

Comment vivre en pensant à la mort.

Saint Jean Climaque précise ailleurs ce que provoque cette mémoire de la mort, dans le cadre de la vie monastique : “ Le souvenir de la mort incite ceux qui vivent en communauté à s’appliquer aux travaux, aux mortifications et surtout aux humiliations. A ceux qui vivent loin du bruit, il procure le rejet de toute préoccupation, la prière continuelle et la garde de l’intellect. Mais ces trois choses sont à la fois les mères et les filles de la pensée de la mort ”.
Il n’est pas si difficile de voir comment ces réalités-là peuvent se transposer dans la vie de tout chrétien, fût-il laïc; précisons-les :
- L’application consciencieuse à notre travail, professionnel ou personnel, en songeant que ce que nous faisons, c’est une obédience provisoire que nous avons reçue par la providence divine, et donc bénie (à condition que notre travail soit moralement acceptable, bien sûr).
- La pratique d’une forme d’ascèse, le jeûne, en particulier car, suivant les mots de saint Jean Climaque, “ La pensée intense de la mort conduit à restreindre la nourriture, et quand la nourriture est restreinte avec humilité, les passions sont également retranchées ” .
- Le fait de se tenir avec humilité devant les autres, d’accepter les réprimandes et de solliciter les critiques, de reconnaître nos faiblesses et nos manquements quand nous sommes en société. Car nos relations avec les autres sont si souvent viciées par le désir de séduire et de dominer qu’elles deviennent meurtrières pour nous-mêmes. C’est de ces relations-là que parle saint Jean Climaque quand il écrit écrit “ Celui qui est mort à tout homme, a véritablement le souvenir de la mort: mais celui qui garde encore des relations n’en a pas le loisir, car il se tend lui-même des embûches (24). ”
Ecoutons là-dessus les recommandations salutaires et si simples de saint Tikhon de Zadonsk, qui, dans ses Conseils sur les devoirs particuliers de chaque chrétien , nous montre quelle conduite adopter en famille, au travail, en société, comme par exemple : “ bien-aimé, ne recherche pas les honneurs ou les situations d'autorité, mais attends d'être appelé ” - si contraire au code d’ambition de notre société ! - et aussi : “ garde-toi de croire les calomnies et les mauvaises rumeurs contre ton dirigeant, car la rumeur fallacieuse se répand souvent contre tout homme, et plus particulièrement contre un dirigeant. Par-dessus tout, garde-toi de le calomnier et de le condamner, car tu commettras un péché grave. C'est une grande iniquité de calomnier et condamner un homme simple, et plus encore un dirigeant. Le respect dû au dirigeant lui est retiré par de telles calomnies, et il s'ensuit le dédain et la désobéissance envers lui parmi ses subordonnés, ainsi que tous les maux dans la société. ”
- La prière et la vigilance intérieure quand nous sommes seuls, en autre par la défiance vis-à-vis de ces faux compagnons de solitude que peuvent constituer les journaux, les médias, les rêvasseries et les angoisses. Saint Jean Climaque a cette image pittoresque à propos des contradictions qui caractérisent souvent notre état d’âme : “ Vouloir conserver toujours en soi-même la pensée de la mort et de jugement de Dieu, tout en se livrant aux soucis matériels et aux distractions, c’est ressembler au nageur qui voudrait battre des mains ” (25).
Voilà, très schématiquement, en transposant dans notre vie ces remarques du saint moine sinaïte, comment nous cultiverons la mémoire de la mort, et ce que cette dernière, simultanément, nous aidera à pratiquer en retour.
Ainsi, suivant les préceptes du Combat invisible, tout en préparant notre mort, nous sanctifions notre vie. Comme le note saint Jean Climaque : “ Le souvenir de la mort est une mort quotidienne; et le souvenir de notre départ est une gémissement de toutes les heures” (26). Cette mort “quotidienne” , cette mortification, c’est celle à laquelle nous appelle le saint Apôtre Paul, dans ces paroles que nous entendons à chaque baptême : "Frères, nous tous qui avons été baptisés en Jésus Christ, c'est en Sa mort que nous avons été baptisés. Nous avons donc été ensevelis avec Lui par le baptême en Sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous aussi nous marchions dans une vie nouvelle. Si, en effet, nous avons été greffés sur Lui, par la ressemblance de Sa mort, nous le serons aussi par celle de Sa résurrection: sachant que notre vieil homme a été crucifié avec Lui, afin que le corps du péché fût détruit, pour que nous ne soyons plus les esclaves du péché; car celui qui est mort est affranchi du péché." (27).

Notre prière pour avoir la pensée de la mort.

Si nous prions donc pour avoir ce souvenir de la mort, c’est qu’il n’est pas un processus mécanique, un sorte de réflexe conditionné, qui va de soi, c’est que, comme pour toute disposition salutaire - comme la pénitence, la foi, la componction, l’amour ou l’humilité - l’homme n’acquiert la mémoire fructueuse de la mort que par le concours, la synergie de sa volonté et de la grâce divine. Nous prions de l’obtenir, parce que, suivant les mots de saint Jean Climaque, “ la pensée de la mort est un don de Dieu qui vient s’ajouter à tous ses autres bienfaits. Sinon - ajoute-t-il - comment expliquer que nous restions souvent sans larmes et secs auprès des tombeaux, alors qu’il nous arrive souvent d’être touchés de componction, loin de cette contemplation ?” (28).
Terminons par cette prière de l’acathiste à Jésus très doux où est soulignée l’intime relation entre notre vie spirituelle et la mémoire bénie de la mort:

Jésus, ne me juge pas selon mes oeuvres !
Jésus, purifie moi selon Ta miséricorde !
Jésus, débarasse moi de l'abattement !
Jésus, illumine les pensées de mon coeur !
Jésus, donne moi la mémoire de la mort !
Jésus, Fils de Dieu aie pitié de moi !


Notes :
1) Saint Jean Climaque, L'Echelle sainte, Traduction française du P. Placide Delseille, Spiritualité Orientale n°24, 1978 - Abbaye de Bellefontaine, Sixième degré, 1.
2) Ibidem, 24.
3) Cf celles publiées dans La Voie Orthodoxe n° 5 et sq .
4) L’Echelle sainte, Sixième degré, 7.
5) Le combat invisible, édité par saint Nicodème l’Agiorite et revu par saint Théophane le Reclus, en anglais, St. Vladimir‘s Seminary Press, Crestwood 1987, partie II, chapître 9 p..252).
6) Evêque Ignace Briantchaninov “Du souvenir de la mort”, Offrande au monachisme contemporain, Les Miettes du festin , Ed. Présence, 1978, p. 113.
7) ibidem.
8) L’Echelle sainte, Sixième degré, 11.
9) ibidem, 20-21.
10) un exemple cité par saint Jean de Shanghaï et San Francisco dans son texte “La vie après la mort” publié dans Hymne Acathiste pour le repos des défunts, Editions Bénédictines, 1999.
11) Vetchnyia zagrobnyia tainy de l’archimandrite Panteleïmon, Jordanville, 1974.
12) Evêque Ignace Briantchaninov , op. cit. p. 114.
13) Ibidem .
14) Ibidem.
15) L’Echelle sainte, Sixième degré, 8.
16) Livre II, chap. 1 Questions et réponses sur la règle ascétique, 10
17) St Jean de Cronstadt, Ma vie en Christ, Spiritualité Orientale, n°27, 1979 - Abbaye de Bellefontaine, p. 46.
18) L'Echelle sainte, Sixième degré, 10.
19) Ibidem, 3. , 4. et 7.
20) Un sermon publié dans La Voie Orthodoxe n°28.
21) L’Echelle sainte, Sixième degré, 9. et 16.
22) Le combat invisible, op. cit. partie II, chapître 9-13 p..251 et suivantes
23) L’Echelle sainte, Sixième degré, 12.
24) Ibidem, 6. , 14. , 23.
25) Ibidem, 13.
26) Ibidem, 2.
27) Rom. 6 : 3-11.
28) L’Echelle sainte, Sixième degré, 22.

Prêtre Quentin de Castelbajac,
Exposé présenté au monastère de la mère de Dieu de Lesna, juin 2000

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : sam. 07 oct. 2006 20:17
par Claude le Liseur
lecteur Claude a écrit :Il y a quelques jours, je lisais le chapitre 20 du premier livre des Essais, et je fus frappé par la profondeur chrétienne de ce qu'y écrivait Montaigne. Je ne peux résister au besoin de reproduire ici ces lignes si instructives.

"Le but de notre carriere, c'est la mort, c'est l'object necessaire de nostre visée: si elle nous effraye, comme est il possible d'aller un pas avant, sans fiebvre? Le remede du vulgaire, c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement?" (Montaigne, Essais, 1, 20, Le Chant des Sphères, Nice 1973, p. 84.)

"Il est incertain où la mort nous attende, attendons la partout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte. Il n'y a rien de mal en la vie pour celuy qui a bien comprins que la privation de la vie n'est pas mal." (Ibidem, p. 87.)

"Le continuel ouvrage de vostre vie, c'est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes après la mort quand vous n'estes plus en vie." (Ibidem, p. 93).

"Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez; aussi avons nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses que des personnes; osté qu'il sera, nous ne trouverons au dessoubs que cette mesme mort, qu'un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage!" (Ibidem, p. 96.)

Quelle profondeur chez un auteur que l'on a un peu vite taxé de pyrrhonisme, tout simplement parce qu'il rejetait l'augustinisme. En tant qu'orthodoxes, nous ne sommes pas tenus de faire nôtres tous les jugements de Pascal, comme nous le rappelle opportunément le professeur Jean Besse.

"L'Eglise Orthodoxe, qui ne professe pas pour Augustin d'Hippone la vénération qu'elle réserve aux trois saints docteurs oecuméniques, peut tout au contraire trouver dans les pages des Essais des passages fort éloignés du pyrrhonisme incriminé par l'auteur sarcastique des Provinciales. L'humanisme même de Montaigne, dans lequel on pourrait voir un obstacle à une appréhension orthodoxe de sa pensée, constitue plutôt une protection. Il est d'une variété telle qu'il échappe à tout système philosophique précis et qu'il se distingue radicalement du concordisme artificiel de "l'humanisme chrétien" des premiers jésuites, ses contemporains. Enfin, le fait même que Montaigne ait eu pour nièce une belle figure spirituelle en la personne de sainte Jeanne de Lestonnac (1556-1640), liée au grand archevêque borroméen de Bordeaux François de Sourdis (+ 1628), montre assez que le milieu dans lequel il vivait était profondément imprégné de christianisme." (Jean Besse, "Quelques traits orthodoxes chez Montaigne", in Le Messager orthodoxe, n° 121, Paris 1992, pp. 61-66; l'extrait cité est à la page 61.)

Pour juger sur pièces, voici le texte où Pascal a établi la réputation de "pyrrhonisme" de Montaigne:
Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, étant né dans un Etat chrétien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devait dicter sans la lumière de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition; et ainsi en considérant l'homme destitué de toute révélation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute, et doutant même de cette dernière supposition, son incertitude roule en elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos; s'opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s'il dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par interrogation; de sorte que, ne voulant pas dire: "Je ne sais"; il dit: "Que sais-je?" dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre: c'est-à-dire qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais; et c'est la seule chose qu'il prétend bien établir, quoiqu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance.

(Blaise Pascal, Entretien avec M. de Saci (1655), in Pascal, Oeuvres complètes, édition de Jacques Chevalier, La Pléïade, Gallimard, Paris 1954, p. 564.)
Voici donc une citation qui pourrait utilement compléter ce qui a déjà été publié sur le présent forum à propos des rapports complexes que les port-royalistes entretenaient avec la foi orthodoxe, dossier auquel j’espère pouvoir verser quelques pièces dans les prochaines semaines. Est-il besoin de dire que si Pascal est peut-être le plus grand génie qu’ait jamais produit « la langue de France » (pour reprendre l’expression d’Adamantios Koraïs) et que le divin Photios Kontoglou le considérait comme un rare exemple de fol-en-Christ en Europe occidentale (cf. Photios Kontoglou, Βίος και πολιτεία του Βλασίου Πασκάλ του διά Χριστόν σαλού – Vie et enseignement de Blaise Pascal le fol-en-Christ, Papadimitriou, Athènes 1976, 1ère édition 1947), nous ne sommes pas forcés de le suivre dans tous ces jugements. Inclinons-nous cependant devant une force polémique rarement égalée et qui ne saurait l’être en notre époque d’œcuménisme et de politiquement correct.

Le début de ce texte de Pascal où la gloire de l’Auvergne souligne qu’il n’y avait rien de surprenant à ce que Montaigne fît profession de foi catholique romaine dans la France du XVIe siècle a aussi le mérite de poser la question de ce que valent les convictions religieuses affichées dans des pays où l’Etat est la béquille de la religion dominante. On en a eu un exemple frappant, par exemple, au moment de la chute de la monarchie des Romanov en Russie :

« It was reported that when Russian prisoners of war in German camps learned of the outbreak of the February Revolution, nine-tenths ceased to attend church services. » (Richard Pipes, Russia Under The Bolshevik Regime, Vintage Books, New York 1995, p. 341).

Ma traduction:

« On rapporte que quand les prisonniers de guerre russes internés dans les camps allemands apprirent que la Révolution de Février avait éclaté, les neuf dixièmes d’entre eux cessèrent d’assister aux services religieux. »

La remarque de Pascal, je me la pose souvent, ces jours-ci, quand je vois ces foules musulmanes excitées par leurs prédicants à la moindre velléité du monde non musulman de manifester une indépendance de pensée. Je me demande ce qu’il resterait de ces foules musulmanes qui nous donnent l’image d’une si grande assurance si l’Islam n’était à ce point soutenu par l’Etat dans tous ces pays.

Publié : dim. 08 oct. 2006 16:18
par Anne Geneviève
L’islam tient-il entièrement sur l’Etat ? La question n’est peut-être pas aussi simple. Un de mes collègues, d’origine algérienne, me disait l’autre jour que le drame du Maghreb, c’est la perte de repères historiques. Pour une majorité de la population, l’histoire se résume à l’arrivée « des Arabes » puis à la colonisation, le tout évidemment retravaillé par diverses idéologies. Ils ne se réapproprient pas leur passé berbère, mauritanien, romain, etc. et la remise en valeur de ruines romaines par les Français a été perçue comme le fait d’un colonisateur qui renouait avec ses propres ancêtres eux-mêmes colonisateurs. Ils ne perçoivent pas tout ce que leurs ancêtres berbères ont apporté à l’empire romain ; ils n’ont aucune idée de ce qu’était le royaume de Jugurtha, etc. Il semblerait que l’islam ait effacé de la même manière la profondeur historique de la plupart des peuples qu’il a soumis. Et c’est sans doute pire aujourd’hui lorsque des pays sortent du relatif laïcisme que certains partis avaient instauré. Les Américains ont effacé Saddam Hussein mais, en même temps, c’est la réappropriation du passé babylonien qui disparaît avec la communautarisation de l’Irak. En Turquie, tout le passé grec risque d’être oublié et peut-être même le royaume d’Ourartou. On se souvient des statues de Bouddha explosées par les Talibans. Je pourrais multiplier ces exemples, dont la Bosnie. Aujourd’hui, la faiblesse de l’Etat se traduit par la montée des idéologues de l’islam radical, voyez l’Irak, voyez l’Afghanistan, voyez le Pakistan des « zones tribales » ; mutatis mutandis, cela ressemble plus à la manière dont les évêques ont assumé des tâches de gouvernement local lors de l’effondrement de l’empire romain d’occident qu’à la désaffection religieuse lors des révolutions du début du XXe siècle. De plus, l’islam radical est très critique vis-à-vis des Etats et des gouvernements, des lois, des constitutions existantes, des familles régnantes, etc. Il faut voir que c’est aussi une sorte de guerre civile ouverte ou larvée dans les pays à majorité musulmane, même si le terme « islam modéré » utilisé par les journalistes pour désigner les partis ou les gouvernements avec lesquels les USA sont en cheville n’a pas beaucoup de sens.

Publié : dim. 08 oct. 2006 18:07
par Claude le Liseur
Anne Geneviève a écrit :L’islam tient-il entièrement sur l’Etat ? La question n’est peut-être pas aussi simple. Un de mes collègues, d’origine algérienne, me disait l’autre jour que le drame du Maghreb, c’est la perte de repères historiques. Pour une majorité de la population, l’histoire se résume à l’arrivée « des Arabes » puis à la colonisation, le tout évidemment retravaillé par diverses idéologies. Ils ne se réapproprient pas leur passé berbère, mauritanien, romain, etc. et la remise en valeur de ruines romaines par les Français a été perçue comme le fait d’un colonisateur qui renouait avec ses propres ancêtres eux-mêmes colonisateurs. Ils ne perçoivent pas tout ce que leurs ancêtres berbères ont apporté à l’empire romain ; ils n’ont aucune idée de ce qu’était le royaume de Jugurtha, etc. Il semblerait que l’islam ait effacé de la même manière la profondeur historique de la plupart des peuples qu’il a soumis. Et c’est sans doute pire aujourd’hui lorsque des pays sortent du relatif laïcisme que certains partis avaient instauré. Les Américains ont effacé Saddam Hussein mais, en même temps, c’est la réappropriation du passé babylonien qui disparaît avec la communautarisation de l’Irak. En Turquie, tout le passé grec risque d’être oublié et peut-être même le royaume d’Ourartou. On se souvient des statues de Bouddha explosées par les Talibans. Je pourrais multiplier ces exemples, dont la Bosnie. Aujourd’hui, la faiblesse de l’Etat se traduit par la montée des idéologues de l’islam radical, voyez l’Irak, voyez l’Afghanistan, voyez le Pakistan des « zones tribales » ; mutatis mutandis, cela ressemble plus à la manière dont les évêques ont assumé des tâches de gouvernement local lors de l’effondrement de l’empire romain d’occident qu’à la désaffection religieuse lors des révolutions du début du XXe siècle. De plus, l’islam radical est très critique vis-à-vis des Etats et des gouvernements, des lois, des constitutions existantes, des familles régnantes, etc. Il faut voir que c’est aussi une sorte de guerre civile ouverte ou larvée dans les pays à majorité musulmane, même si le terme « islam modéré » utilisé par les journalistes pour désigner les partis ou les gouvernements avec lesquels les USA sont en cheville n’a pas beaucoup de sens.

Chère Anne-Geneviève,

A propos du berbérisme, vous abordez là un sujet auquel je m'intéresse depuis plusieurs années, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire.

L'un des éléments de l'idéologie islamiste est la destruction de tout ce qui rappelle le passé antéislamique, assimilé à la djahiliya, le temps de l'ignorance. Je ne sais pourquoi l'Occident politiquement correct a fait semblant de s'étonner de la destruction des Bouddhas de Bamiyan quand on sait que le mouvement islamiste égyptien annonce depuis trente ans qu'il détruira les pyramides et que Sadate a été assassiné par des membres du groupe Takfir wa Hijra (Apostasie et Exil) qui l'appelaient tout bonnement "Pharaon". L'Occident suicidaire s'est gaussé des références constantes que Saddam Hussein faisait au passé babylonien de l'Irak, sans se rendre compte que ces références avait une connotation nationaliste laïciste pas du tout absurde en terre musulmane. En glorifiant Nabuchodonosor, Saddam Hussein exaltait un passé antérieur de 12 siècles à l'avènement de l'Islam, c'est-à-dire une période de djahiliya abhorrée par l'islamiste moyen. Les Occidentaux rient, mais c'est surtout eux qui sont risibles.

Les Français n'ont rien fait, pendant tout le temps qu'ils ont passé au Maghreb, pour réveiller la conscience historique des Berbères. Le professeur Salem Chaker (dont la famille a été forcée par les Français de troquer son vrai nom berbère d'Ijlili pour le nom arabe de Chaker; cf. Salem Chaker, Berbères aujourd'hui, L'Harmattan, Paris 1999, p. 116)) a bien montré comment la colonisation française a essayé d'imposer l'arabe partout en Algérie, parce que le réflexe jacobin était inséparable de l'idéologie républicaine: comme on brimait le breton au profit du français en métropole, il fallait brimer le berbère au profit de l'arabe en Algérie. On considère que la période française représente la 3e vague d'arabisation du Maghreb, après l'invasion du VIIe siècle et l'arrivée des Banou Hillal au XIIe siècle.

Les Berbères ont été mis dans une situation impossible par l'idéologie arabo-musulmane. Le seul fait de continuer à parler leur langue leur vaut des soupçons de tiédeur islamique, puisque cette langue est parlée au Maghreb depuis toujours et appartient donc au temps de la djahiliya. Les Berbères se verront ainsi sans arrêt accusés de collusion avec la France, alors que ce sont eux qui ont été les pires ennemis de la France pendant les luttes qui ont mené à l'indépendance. Pendant la guerre d'Algérie, les régions où les combats ont été les plus violents ont été les deux bastions berbères de Kabylie et des Aurès. (Toutefois, il faut aussi remarquer que c'est en Kabylie qu'il y a eu le moins de massacres de civils européens après les accords d'Evian.) Au mépris de toute vérité historique, le mouvement berbère a été ainsi accusé d'être un produit du "diviser pour régner" du colonisateur.

Mais il y a quand même une minorité significative de Berbères qui en ont assez. Et ils commencent à redécouvir leur histoire. En 2001, la Kabylie s'est enflammée après l'assassinat par la police d'un jeune homme nommé Massinissa Guerma. Inutile de vous préciser que ce prénom de Massinissa évoque un roi numide allié de Carthage puis de Rome au IIIe siècle avant Jésus-Christ, ce qui n'est pas précisément une référence arabo-islamique. Je vous rappelle aussi qu'au Maroc, le roi Mohammed VI a octroyé l'enseignement du berbère à l'école primaire, et que cet enseignement se fera en caractères tifinagh, alors que les arabo-islamistes avaient toujours exigé l'usage des caractères arabes pour l'écriture du berbère.

Vous pouvez aussi consulter le Manifeste berbère publié le 1er mars 2000 par Mohammed Chafik et 228 autres intellectuels marocains et qui dénonce la falsification de l'Histoire par le mouvement panarabiste: http://www.amazighworld.org/human_right ... 2000fr.php . L'orientation reste islamique (il n'y a guère qu'en Kabylie que l'on rencontre des tendances nettement laïques), mais la révolte et la soif de justice sont bien présentes.

J'ai entre les mains un livre publié à Alger en 2003 (Editions Berti), en bon français sans fautes d'orthographe (car on publie encore en français en Algérie sans que ce pays éprouve le besoin d'adhérer à l'Organisation internationale de la Francophonie qui fonctionnera bientôt en anglais si elle continue à accepter n'importe quelle adhésion - ceux qui, comme moi, ont suivi sur TVR International le grotesque dernier sommet de cette organisation il y a une dizaine de jours partageront sans doute mon indignation), par M. A. Haddadou: Les Berbères célèbres. Naturellement, le ton de l'ouvrage est assez dans l'idéologie FLN (sinon, comment être publié en Algérie?). Toutefois, je relève des biographies de personnages assez peu "arabo-islamiques": Athéna ("déesse de la mythologie grecque d'origine berbère", p. 1), Antée ("géant africain de la mythologie méditerranéenne", p. 4), Poséidon ("dieu de la mer d'origine libyenne", p. 7), Atlas (p. 9), Nit, Hash et Ammon ("divinités égyptiennes d'origine berbère", p. 11), Tin Hinan (p. 13), Mesher, Meghiey, Sheshonq ("conquérants, chefs de guerre et pharaons berbères d'Egypte", p. 19), Massinissa (p. 22), Syphax (p. 26), Juba II (p. 28), Mathos (mais oui, le personnage de Flaubert, p. 63), Jugurtha (p. 65), Juba Ier (p. 68), Tacfarinas (p. 70), Firmus (p. 72), Kusila ("chef de la résistance à la conquête arabe", p. 74), Kahina (p. 76), Cyprien de Carthage (p. 91), Donat (p. 93), Monique (p. 96), Térence (p. 123), Apulée (p. 125), Tertullien (p. 128), Minucius Félix (p. 130 - dessiné avec une auréole dans le livre!), Arnobe (p. 132), Augustin d'Hippone (p. 134), Jean Amrouche (p. 161), Taos Amrouche (p. 168)... Donc, si de pareils livres sont imprimés à Alger, on ne peut plus affirmer que les Berbères soient encore totalement ignorants de leur glorieux passé.

(Le livre ose même une notice politiquement incorrecte: p. 173, il est question du chanteur Slimane Azem, dont le frère Ouali fut élu député "Algérie française" de Kabylie lors des élections françaises du 30 novembre 1958; Slimane Azem était quand même rien de moins que l'auteur du chant des harkis... Ce qui n'était d'ailleurs pas incompatible avec la qualité de nationaliste algérien; beaucoup de harkis étaient des partisans qui se battaient aux côtés de l'armée française non parce qu'ils étaient contre l'indépendance, mais parce qu'ils ne voulaient pas de la domination du FLN. )

Bien sûr, je ne me fais pas d'illusions sur la possibilité de voir l'ensemble des Berbères se réapproprier leur héritage, mais quelques-uns d'entre eux le font déjà.

Enfin, quant au soutien apporté par ces Etats à un Islam qui a maintenant sécrété un islamisme révolutionnaire appelant au renversement de ces mêmes Etats, ce n'est pas une vue de l'esprit. Dans le cas du Maroc, Hassan II avait tellement peur de l'agitation marxiste ou gauchiste en milieu estudiantin qu'il avait arabisé l'enseignement secondaire et les sciences humaines à l'université, non par nationalisme, mais pour "saper les bases de la pensée critique qui avaiet conduit à la révolte de l'Université" (Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis l'indépendance, La Découverte, Paris 2006, p. 60). Ces régimes ont joué avec le feu et allumé eux-mêmes la mèche de la bombe à retardement.

Re:

Publié : lun. 15 nov. 2010 19:30
par Claude le Liseur
Anne Geneviève a écrit :L’islam tient-il entièrement sur l’Etat ? La question n’est peut-être pas aussi simple.

Disons tout de même que, dans certains pays, l'Etat sait utiliser de rudes moyens pour renforcer les convictions islamiques de la population, et que l'exemple algérien ci-dessous devrait peut-être inciter les islamolâtres occidentaux à modérer leurs ardeurs quand ils célèbrent la spontanéité de la conviction religieuse des masses mahométanes (source : http://www.liberation.fr/monde/01012301 ... en-algerie) :



Ramadan non suivi, ramdam en Algérie
RÉCIT
Huit personnes jugées pour n’avoir pas jeûné durant la fête religieuse ont finalement été relaxées, hier.
Par RYMA ACHOURA Correspondance à Alger


Après plus de deux mois d’attente et d’anxiété, c’est le soulagement dans la ville d’Akbou, en Kabylie. Les huit jeunes gens accusés de n’avoir pas respecté le ramadan ont été relaxés hier. Le parquet avait requis de deux à cinq ans de prison. Devant le tribunal, les centaines de personnes réunies pour soutenir les accusés ont accueilli avec euphorie l’annonce du verdict.

Dans la commune d’Ighzer Amokrane, le 29 août en fin de matinée, Arab Cherkaoui retrouve des amis dans le local qu’il vient d’obtenir dans le cadre d’un plan gouvernemental d’aide à l’emploi des jeunes. Depuis le début du ramadan, ils ont l’habitude de se réunir dans cet immeuble dit «des 100 locaux» pour fumer et manger à l’abri des regards. «C’était une journée comme les autres, j’ai fait un peu de café et j’étais en train de le boire, raconte Arab Cherkaoui. J’ai vu la police arriver et tenter de forcer à la hache la porte de l’immeuble. Ils m’ont dit que c’était interdit de manger pendant le ramadan, qu’ils devaient m’embarquer et que j’allais payer pour ça.»

Au même moment, Yacine (1) fume une cigarette sur le toit de l’immeuble. «J’étais là parce que je ne peux pas manger chez moi. Ma famille prie et fait le ramadan. J’étais caché, je ne suis pas allé fumer devant une mosquée ou dans la rue, je n’ai provoqué personne. Ils sont venus avec tout le commissariat, on aurait dit qu’ils venaient prendre Ben Laden», raconte-t-il.

Samir, lui, passait simplement par là quand les policiers, menés par le commissaire en personne, ont encerclé le bâtiment. «J’étais près de l’immeuble et ils m’ont emmené avec les autres. Ils m’ont questionné au commissariat. Est-ce que j’ai vu de la nourriture ? Est-ce que j’ai mangé ou bu du café ? J’ai répondu que oui, j’avais bu du café, et après ?» Entendus par le procureur de la République du tribunal d’Akbou, les huit jeunes reçoivent une leçon de morale.

«Offense». A la veille de leur procès, ils étaient encore sous le choc, persuadés de n’avoir rien fait de mal et troublés par l’ampleur qu’a pris l’affaire. L’arrestation des huit «non-jeûneurs» d’Ighzer Amokrane a surpris dans cette région et suscité une mobilisation spontanée de la population. Le jour du premier procès, qui devait se tenir le 6 septembre, une manifestation a rassemblé plusieurs centaines de personnes devant le tribunal. Le procès avait dû être reporté et le propriétaire du local, Arab Cherkaoui, en détention provisoire pendant neuf jours, avait été libéré.

Si ce procès a autant attiré l’attention, c’est que les accusés ne sont pas les premiers à être jugés pour avoir mangé pendant le ramadan. Cette année, deux autres procès ont fait la une. Le mois dernier, un homme a été condamné à deux ans de prison ferme dans l’est du pays, à Oum el-Boughi, et deux chrétiens algériens ont été relaxés à Ain el-Hammam (Kabylie). Dans ces affaires, la justice s’appuie sur l’article 144 bis 2 du code pénal, qui condamne quiconque «offense le prophète ou les envoyés de Dieu, dénigre le dogme et les préceptes de l’islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen». Mais pour l’un des avocats des huit non-jeûneurs, cet article est en totale contradiction avec la Constitution algérienne. «La Constitution instaure la liberté de conscience et d’opinion. L’Algérie a également signé des conventions internationales sur le respect de la liberté de culte», argumente Me Abderrezak Ammar-Khodja.

Mais l’article 3 de la Constitution fait de l’islam la religion d’Etat. Et dans la conscience collective, un Algérien est automatiquement musulman. La société algérienne tolère encore difficilement qu’une personne affiche ouvertement qu’elle ne respecte pas le jeûne. Et celles qui ont fait ce choix doivent se cacher pour manger, souvent à l’insu même de leur propre famille.

Jusqu’ici, les choses restent moins taboues en Kabylie, même si les non-jeûneurs doivent toujours faire preuve de discrétion. «Il s’agit d’une liberté de religion, d’un choix de vie, explique Me Ammar-Khodja. Ces jeunes n’ont pas offensé les préceptes de l’islam, dans la mesure où ils n’ont pas mangé en pleine rue. Ils sont allés dans un local privé fermé, personne ne les a vus, la police est venue les chercher exprès.»



Tournant. Depuis le début de l’affaire, la justice refuse de s’exprimer. A l’inverse, la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) s’est très tôt mobilisée, en fournissant un avocat à certains accusés. Depuis deux mois, Said Salhi, le président de la LADDH de Béjaïa, est sur le terrain, auprès des jeunes et de leurs avocats, mais aussi dans les médias. «La liberté de conscience est peut-être la seule liberté qui reste au citoyen algérien. On est arrivé à tout régenter : la vie publique, la vie privée…» s’indigne-t-il. Pour lui, cette année marque un tournant important. Car les accusés ont ouvertement assumé de ne pas faire le ramadan. «La justice n’était pas prête, explique-t-il. Avant, dans des cas similaires, les gens étaient à la recherche de circonstances atténuantes. Ils disaient avoir un certificat médical pour ne pas faire le ramadan. Aujourd’hui, ils assument. Ils disent oui, nous ne faisons pas le ramadan et la loi nous protège.» Il espère que l’affaire permettra d’ouvrir le débat sur la question encore sensible en Algérie de la liberté de culte.

(1) Les prénoms ont été changés.

Au fait, la république algérienne "démocratique et populaire", n'était-ce pas le modèle devant lequel se pâmaient les Fanon, Vergès, Sartre, etc. ? Quand je vois tous ces furieux "bouffeurs de curés" plus ou moins marxisants de chez nous idolâtrer dans l'Islam ce dont ils rejetteraient le dixième dans le christianisme, je me dis une fois de plus qu'ils n'aiment pas l'Islam: ils se haïssent eux-mêmes. Nuance.

Re:

Publié : lun. 15 nov. 2010 19:38
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit :[

J'ai entre les mains un livre publié à Alger en 2003 (Editions Berti), en bon français sans fautes d'orthographe (car on publie encore en français en Algérie sans que ce pays éprouve le besoin d'adhérer à l'Organisation internationale de la Francophonie qui fonctionnera bientôt en anglais si elle continue à accepter n'importe quelle adhésion - ceux qui, comme moi, ont suivi sur TVR International le grotesque dernier sommet de cette organisation il y a une dizaine de jours partageront sans doute mon indignation), par M. A. Haddadou: Les Berbères célèbres.
Je m'indignais en 2006 de la grotesque comédie du sommet de la Francophonie à Bucarest. Inutile de dire que le sommet de Québec (2008) et celui de Montreux (2010), même s'ils ont eu le mérite, contrairement au "mensonge de Bucarest" (Paul-Marie Coûteaux in Le Figaro du 30 septembre 2006), de se dérouler en des pays ayant le français en usage, n'ont rien fait pour calmer mon indignation. Montreux 2010 nous aura gratifié d'un Saakachvili expliquant doctement que "la Francophonie, c'est plus que la langue" pour trouver un début d'explication à la participation de son pays, et de l'admission comme "observateur" d'un pays aussi "francophone" que la Bosnie-Herzégovine!

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : ven. 07 sept. 2012 18:29
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit :
Pour juger sur pièces, voici le texte où Pascal a établi la réputation de "pyrrhonisme" de Montaigne:

"Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, étant né dans un Etat chrétien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devait dicter sans la lumière de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition; et ainsi en considérant l'homme destitué de toute révélation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute, et doutant même de cette dernière supposition, son incertitude roule en elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos; s'opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s'il dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par interrogation; de sorte que, ne voulant pas dire: "Je ne sais"; il dit: "Que sais-je?" dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre: c'est-à-dire qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais; et c'est la seule chose qu'il prétend bien établir, quoiqu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance."

(Blaise Pascal, Entretien avec M. de Saci (1655), in Pascal, Oeuvres complètes, édition de Jacques Chevalier, La Pléïade, Gallimard, Paris 1954, p. 564.)

Voici donc une citation qui pourrait utilement compléter ce qui a déjà été publié sur le présent forum à propos des rapports complexes que les port-royalistes entretenaient avec la foi orthodoxe, dossier auquel j’espère pouvoir verser quelques pièces dans les prochaines semaines. Est-il besoin de dire que si Pascal est peut-être le plus grand génie qu’ait jamais produit « la langue de France » (pour reprendre l’expression d’Adamantios Koraïs) et que le divin Photios Kontoglou le considérait comme un rare exemple de fol-en-Christ en Europe occidentale (cf. Photios Kontoglou, Βίος και πολιτεία του Βλασίου Πασκάλ του διά Χριστόν σαλού – Vie et enseignement de Blaise Pascal le fol-en-Christ, Papadimitriou, Athènes 1976, 1ère édition 1947), nous ne sommes pas forcés de le suivre dans tous ces jugements. Inclinons-nous cependant devant une force polémique rarement égalée et qui ne saurait l’être en notre époque d’œcuménisme et de politiquement correct.

(...)
Ce qui est drôle, c'est que Blaise Pascal, mystique, considéré comme un fol-en-Christ par Photios Kontoglou d'éternelle mémoire et s'attaquant au « pyrrhonisme » de Montaigne, utilisait en d'autres circonstances des arguments eux-même d'origine pyrrhonienne, si j'en crois ce passage très intéressant de Massignon:

À ce sujet-là, nous avons une série de thèmes développés par les philosophes français qui sont célèbres. Nous avons « l’Âne de Buridan », on a démontré que c’est un apologue d’origine arabe, nous avons également le « pari » de Pascal. Le pari de Pascal est comme vous le savez, un argument de mathématicien qui a ce côté raide et ce minimum de certitude religieuse qui se retrouvent fréquemment exprimés en arabe par des Musulmans qui sont encore croyants, mais sur le seuil de l’hypothèse d’incrédulité car, en effet, l’argument du pari de Pascal est formulé en termes d’incrédule et il avait été formulé avant lui, non seulement par des Mutazilites, mais par un grand poète arabe, Ma’arri :

Qâla l-munajimu wa t-tabîbu kilâhumâ
lâ tusharu l-ajsadu qultu ilayhimâ
in sahha qawlukumâ falastu bikhâsirin
aw sahha qawlîi fa l-khasâru ‘alaykumâ..

C’est-à-dire : « L’astrologue et le médecin soutiennent qu’il n’y a pas de résurrection et je leur dis : si c’est votre hypothèse qui se réalise, je ne perdrai pas plus que vous, mais si c’est la mienne qui se réalise, celle du croyant, c’est à vous que revient la perte. » C’est exactement le pari de Pascal.


Louis Massignon, « La civilisation arabe dans la culture française », in Louis Massignon, Écrits mémorables, tome II, collection Bouquins, Robert Laffont, Paris 2009, p. 225.
La comparaison est intéressante, parce que, selon Massignon, l'argument, en milieu musulman, se retrouvent dans des milieux qui sont au bord de l'incrédulité, alors que, dans la culture francophone, il a trouvé sa meilleure expression sous la plume d'un mathématicien mystique dont le moins que l'on puisse dire est qu'il était très loin de l'incrédulité.

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : ven. 07 sept. 2012 19:05
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit :
Pour juger sur pièces, voici le texte où Pascal a établi la réputation de "pyrrhonisme" de Montaigne:

"Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, étant né dans un Etat chrétien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devait dicter sans la lumière de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition; et ainsi en considérant l'homme destitué de toute révélation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute, et doutant même de cette dernière supposition, son incertitude roule en elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos; s'opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s'il dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par interrogation; de sorte que, ne voulant pas dire: "Je ne sais"; il dit: "Que sais-je?" dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre: c'est-à-dire qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais; et c'est la seule chose qu'il prétend bien établir, quoiqu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance."

(Blaise Pascal, Entretien avec M. de Saci (1655), in Pascal, Oeuvres complètes, édition de Jacques Chevalier, La Pléïade, Gallimard, Paris 1954, p. 564.)
Il est vrai que ce portrait de Montaigne par Pascal le décrit comme un pyrrhonien chimiquement pur, puisqu'il rejoint le portrait de Pyrrhon d'Élis par Diogène Laërce, que je cite ici d'après Roger Caratini, Initiation à la philosophie, Archipoche, Paris 2012, p. 192:
Pyrrhon d'Élis était fils de Pléistarque... il accompagna partout Anaxarque [philosophe atomiste, élève d'un disciple de Démocrite - note de Caratini] au point de le suivre chez les gymnosophistes de l'Inde et les mages, d'où il a tiré sa philosophie si remarquable, introduisant l'idée qu'on ne peut connaître aucune vérité, et qu'il faut suspendre son jugement... Il soutenait qu'il n'y avait ni beau, ni laid, ni juste, ni injuste, que rien n'existe réellement et d'une façon vraie, mais qu'en toute chose les hommes se gouvernent selon la coutume et la loi. Car une chose n'est pas plutôt ceci que cela... Énésidème rapporte qu'il philosophait selon le raisonnement du doute, sans toutefois agir avec imprudence.

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : jeu. 13 sept. 2012 18:42
par Irène
Merci ...

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : lun. 18 mars 2013 15:59
par Claude le Liseur
Après avoir parlé de la fausseté en tant de vertus apparentes, il est raisonnable de dire quelque chose de la fausseté du mépris de la mort: j'entends parler de ce mépris de la mort que les païens se vantent de tirer de leurs propres forces, sans l'espérance d'une meilleure vie. Il y a différence entre souffrir la mort constamment et la mépriser: le premier est assez ordinaire, mais je crois que l'autre n'est jamais sincère. On a écrit néanmoins tout ce qui peut le plus persuader que la mort n'est point un mal, et les hommes les plus faibles, aussi bien que les héros, ont donné mille exemples célèbres pour établir cette opinion ; cependant je doute que personne de bon sens l'ait jamais cru, et la peine que l'on prend pour le persuader aux autres et à soi-même fait assez voir que cette entreprise n'est pas aisée. On peut avoir divers sujets de dégoût dans la vie, mais on n'a jamais raison de mépriser la mort ; ceux mêmes qui se la donnent volontairement ne la comptent pas pour si peu de chose, et ils s'en étonnent et la rejettent comme les autres, lorsqu'elle vient à eux par une autre voie que celle qu'ils ont choisie. L'inégalité que l'on remarque dans le courage d'un nombre infini de vaillants hommes vient de ce que la mort se découvre différemment à leur imagination, et y paraît plus présente en un temps qu'en un autre: ainsi il arrive qu'après avoir méprisé ce qu'ils ne connaissent pas, ils craignent enfin ce qu'ils connaissent. Il faut éviter de l'envisager avec toutes ses circonstances, si on ne veut pas croire qu'elle soit le plus grand de tous les maux. Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s'empêcher de la considérer; mais tout homme qui la sait voir telle qu'elle est trouve que c'est une chose épouvantable. La nécessité de mourir faisait toute la constance des philosophes: ils croyaient qu'il fallait aller de bonne grâce là où l'on ne saurait s'empêcher d'aller, et ne pouvant éterniser leur vie, il n'y avait rien qu'ils ne fissent pour éterniser leur réputation, et sauver du naufrage ce qui n'en peut être garanti. Contentons-nous, pour faire bonne mine, de ne nous pas dire à nous-même tout ce que nous en pensons, et espérons plus de notre tempérament que de ces faibles raisonnements qui nous font croire que nous pouvons approcher de la mort avec indifférence. La gloire de mourir avec fermeté, l'espérance d'être regretté, le désir de laisser une belle réputation, l'assurance d'être affranchi des misères de la vie, et de ne dépendre plus des caprices de la fortune, sont des remèdes qu'on ne doit pas rejeter ; mais on ne doit pas croire aussi qu'ils soient infaillibles. Ils font, pour nous assurer, ce qu'une simple haie fait souvent à la guerre pour ceux qui doivent s'approcher d'un lieu d'où l'on tire : quand on en est éloigné, on s'imagine qu'elle peut mettre à couvert ; mais quand on en est proche, on trouve que c'est un faible secours. C'est nous flatter que de croire que la mort nous paraisse de près ce que nous en avons jugé de loin, et que nos sentiments, qui ne sont que faiblesse, soient d'une trempe assez forte pour ne point souffrir d'atteinte par la plus rude de toutes les épreuves. C'est aussi mal connaître les effets de l'amour-propre que de penser qu'il puisse nous aider à compter pour rien ce qui le doit nécessairement détruire ; et la raison, dans laquelle on croit trouver tant de ressources, est trop faible en cette rencontre pour nous persuader ce que nous voulons ; c'est elle, au contraire, qui nous trahit le plus souvent, et qui, au lieu de nous inspirer le mépris de la mort, sert à nous découvrir ce qu'elle a d'affreux et de terrible ; tout ce qu'elle peut faire pour nous est de nous conseiller d'en détourner les yeux, pour les arrêter sur d'autres objets.
Caton et Brutus en choisirent d'illustres ; un laquais se contenta, il y a quelque temps, de danser sur l'échafaud où il allait être roué. Ainsi, bien que les motifs soient différents, ils produisent les mêmes effets : de sorte qu'il est vrai que, quelque disproportion qu'il y ait entre les grands hommes et les gens du commun, on a vu mille fois les uns et les autres recevoir la mort d'un même visage ; mais ç'a toujours été avec cette différence que, dans le mépris que les grands hommes font paraître pour la mort, c'est l'amour de la gloire qui leur en ôte la vue, et dans les gens du commun, ce n'est qu'un effet de leur peu de lumière qui les empêche de connaître la grandeur de leur mal, et leur laisse la liberté de penser à autre chose.

François de la Rochefoucauld (1613-1680), Réflexions ou sentences et maximes morales (édition de 1678), maxime n° 504, in Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, Paris 2004, pp. 469-471.
Je signale aux cinéphiles que ce sont les maximes 26 et 399 de l'édition de 1678 que Louis XIV, interprété par Jean-Marie Patte, médite seul dans son cabinet de travail à la fin du remarquable téléfilm de Roberto Rossellini La prise du pouvoir par Louis XIV (1966).

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : jeu. 06 févr. 2014 14:04
par Jean-Mi
Question saugrenue pour ce jeudi où nous fêtons (NC) saint Photios le Grand, saint Amand l'évêque missionnaire de nos régions, saint Vaast le courageux catéchiste de Clovis, etc : de la philo non-athée militante de niveau scolaire. Je cherche des articles pour une base de réflexion avec mon enfant, ça peut être en anglais, en néérlandais ou en français, pas de souci.
C'est plutôt pour une réflexion de type "philosopher, c'est apprendre à vivre" - mais à vivre raisonnablement..
meursi

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : ven. 07 févr. 2014 9:48
par Claude le Liseur
Jean-Mi a écrit :Question saugrenue pour ce jeudi où nous fêtons (NC) saint Photios le Grand, saint Amand l'évêque missionnaire de nos régions, saint Vaast le courageux catéchiste de Clovis, etc : de la philo non-athée militante de niveau scolaire. Je cherche des articles pour une base de réflexion avec mon enfant, ça peut être en anglais, en néérlandais ou en français, pas de souci.
C'est plutôt pour une réflexion de type "philosopher, c'est apprendre à vivre" - mais à vivre raisonnablement..
meursi

Les volumes de la Pléiade consacrés aux stoïciens?

Le volume de la collection Bouquins consacré aux moralistes français du XVIIe siècle?

Re: "Que philosopher, c'est apprendre à mourir"

Publié : dim. 03 nov. 2019 13:37
par Claude le Liseur
Pyrrhon, qui sur l'ignorance fonda une si plaisante science, essaya comme tous les autres vrais philosophes de faire répondre sa vie à sa doctrine. Et, parce qu'il maintenait que la faiblesse du jugement humain était extrême au point de ne pouvoir prendre un parti ou une inclination, et qu'il le voulait suspendre perpétuellement en balance, en regardant et accueillant toutes choses comme indifférentes, on raconte qu'il se tenait toujours dans la même attitude et avec le même visage : s'il avait commencé un propos, il ne se laissait pas de l'achever quand bien même celui à qui il parlait s'en était allé ; s'il allait, il n'interrompait pas son chemin quelque embarras qui survînt, ses amis le préservant des précipices, du heurt des charrettes, et des autres accidents. Car de craindre ou d'éviter quelque chose, c'eût été choquer ses propositions qui ôtaient aux sens mêmes toute élection et toute certitude. Quelquefois il souffrit d'être incisé et cautérisé avec une telle constance qu'on ne lui en vit pas seulement ciller les yeux.
Montaigne, Essais, livre III, chapitre XXIX, "De la vertu". Traduit en français contemporain par Bernard Combeaud et Nina Mueggler, Bouquins, Robert Laffont / Mollat, Paris / Bordeaux 2019, p. 685.