Publié : mer. 05 sept. 2007 12:46
lecteur Claude a écrit : Pour les personnes que la question du romanche intéresse, je me dois encore de signaler que la Lia Rumantscha (Ligue romanche), ainsi que l'association Pro Grigioni Italiano (les quatre vallées italophones - Val Mesolcina, Val Calanca, Val Bregaglia et Valposchiavo comptaient 13'947 habitants, soit 7,4% de la population des Grisons, en 2006 - cf. Vincenzo Todisco, Una finestra sul Grigioni italiano, Editions Lehrmittel Graubüden, Davos 2006, p. 23 -, et l'italien est langue officielle du canton depuis 1794), sont chaque année présentes au salon du livre de Genève afin de mettre à la disposition du public francophone des livres et des informations sur la situation de nos langues soeurs dans le canton des Grisons.
Je me dois au passage de rappeler ce fait intéressant et peu connu que la Bregaglia a traditionnellement été, depuis le deuxième quart du XVIIe siècle, la seule région au monde à la fois de langue italienne et de religion protestante.
Avant la Réforme, la Bregaglia était de langue romanche, tandis que les trois autres vallées des Grisons italiens (Mesolcina, Calanca et Poschiavo) étaient italophones depuis "toujours" (avec un dialecte lombard comme langue maternelle et l'italien comme langue écrite). Au XVIe siècle, la Bregaglia a servi de refuge pour des centaines de protestants italiens qui fuyaient les persécutions dans leur pays. Cette immigration a eu pour effet de faire passer le Val Bregaglia du romanche à l'italien. L'italien a été proclamé langue officielle de la vallée en 1546, après quelques années d'immigration seulement.
Il faut aussi comprendre que les densités de population étaient si faibles dans ces hautes vallées alpines que l'immigration de quelques dizaines de familles pouvaient faire basculer une majorité linguistique historique - c'était avant que l'on ne reconnaisse le principe constitutionnel de territorialité des langues. On sait par exemple que, en dehors des Grisons, la vallée d'Urseren (Urserental), dite aussi "la vallée sans arbres", 175 kilomètres carrés de la haute vallée de la Reuss dans le canton d'Uri, était entièrement romanche jusqu'au XIIIe siècle, qu'elle est alors devenue bilingue et qu'elle est finalement devenue alémanique au XVe siècle. Le dialecte de la vallée d'Urseren comprend d'ailleurs beaucoup plus de mots italiens et romanches que les autres dialectes alémaniques. Le nom même de la vallée évoque un passé roman: il veut bien entendu dire "la Vallée des Ours" (la forme Ursaria est attestée en 1234, et un ours figure toujours sur les armoiries de la vallée; en romanche grison, "ours" se dit urs; en sursilvan, Andermatt s'appelle toujours Ursera, et la vallée d'Urseren s'appelle la Val d'Ursera ), alors qu'on aurait Bärental, Berntal ou Bärenthal s'il s'agissait d'une vieille région germanique. (Une commune de Moselle, arrondissement de Sarreguemines, dans le parc naturel régional des Vosges du Nord, s'appelle d'ailleurs Baerenthal, ce qui n'est qu'une orthographe francisée de Bärental.) En raison de ce lointain passé romanche, les gens de la vallée d'Urseren se sont toujours sentis différents des autres Uranais, et, jusqu'au milieu du XXe siècle, les électeurs uranais se sont toujours arrangés pour qu'un des deux conseillers aux Etats représentant le canton d'Uri soit de la vallée d'Urseren. On disait que c'était le sommet du particularisme, puisqu'un conseiller aux Etats zurichois représentait en moyenne 500'000 personnes, tandis que, dans les faits, un des conseillers aux Etats uranais représentait les 2'000 habitants de la vallée d'Urseren, du fait que ceux-ci avaient de bonnes raisons historiques de se sentir différents.
La germanisation de la vallée d'Urseren, progressive aux XIIIe et XIVe siècles, totale au XVe siècle, est restée dans la conscience collective romanche le souvenir d'un échec cuisant. La perte de 175 kilomètres carrés est quelque chose de grave pour une langue dont le territoire a toujours été relativement restreint. Le poète sursilvan Giachen Caspar Muoth (1844-1906) a chanté la fin du romanche dans la vallée d'Urseren dans une épopée que Gabriel Mützenberg loue ainsi: "Quoi de plus prenant que les deux mille vers d' Il cumin d'Ursera, vallée romanche que la germanisation venant d'Uri menace et que défend paternellement son seigneur l'abbé de Disentis / Mustér! Le langage en est limpide. Un garçon du Tujetsch qui a vu une landsgemeinde (cumin) à Mustér, note Maurus Carnot, peut sans peine le comprendre. A combien plus forte raison le citoyen de la Cadi en mal de protéger sa langue! Le Val d'Urseren, au cours de cette fameuse assemblée de 1425 que nous présente Muoth, a beau fêter son prince-abbé et jurer fidélité à son parler rhéto-roman, son abandon au dynamisme politique et économique de l'axe nord-sud ne s'en inscrira pas moins bientôt dans son destin. Aussi son sort revêt-il plus fortement une vertu d'exemple. Le peuple y lit un appel pressant." (Gabriel Mützenberg, Destin de la langue et de la littérature rhéto-romanes, L'Âge d'Homme, Lausanne 1991, p. 57)
Mais, au-delà des dimensions de l'épopée et du souvenir d'un échec cuisant, il faut aussi s'en remettre à la vérité des chiffres. A l'heure actuelle, les trois communes de la vallée d'Urseren (Andermatt, Hospental et Realp) ne regroupent que 1'645 habitants. La vallée n'a jamais dû dépasser 2'000 habitants à aucun moment de son histoire (elle en comptait 1'304 au premier recensement fédéral en 1850), et il est probable qu'elle ne devait guère dépasser le demi-millier à l'époque où elle était exclusivement de langue romanche, jusqu'à la fin du XIIe siècle. Dans ces conditions, à l'époque où il n'y avait ni principe de la territorialité des langues ni instruction obligatoire dans la langue du territoire, l'arrivée de quelques dizaines de familles de Walser a dû suffire pour faire basculer progressivement le destin du Val d'Urseren.
Je signale au passage qu'Andermatt, le chef-lieu de la vallée d'Urseren, est un lieu de pélerinage très fréquenté par des patriotes russes, car un momument érigé en 1898 y commémore le passage de l'armée russe du maréchal Souvorov en 1799 lors de la guerre de la deuxième Coalition. Le 25 septembre 1799, une célèbre bataille entre les Russes et les Français sur le pont du Diable (Teufelsbrücke) permit à l'armée de Souvorov de franchir le Gothard dans le but de prendre à revers l'armée française. Or, le lendemain, 26 septembre 1799, l'armée française du général niçois Masséna remportait à Zurich une victoire décisive sur l'autre armée russe (celle de Korsakov) et ses alliés autrichiens, ce qui ôtait tout objet à l'opération dont on avait chargé le corps d'armée de Souvorov. Souvorov parvint à repasser les Alpes dans l'autre sens, puis à rapatrier ses troupes en Russie après l'écroulement de la deuxième Coalition. Le lecteur orthodoxe sera sans doute intéressé de savoir que le maréchal Souvorov était un personnage assez peu commun, qui rédigeait des proclamations en vers à l'adresse de ses troupes, imposait à ses officiers des séances de prières publiques, faisait abattre les "arbres de la Liberté" plantés en Italie du Nord par les jacobins et dont il percevait bien la symbolique religieuse (l'arbre de la Liberté étant un symbole du néo-paganisme antiquisant dont les républicains français faisaient la promotion), écrivait des acathistes à ses heures perdues, faisait la promotion d'une conception de la discipline basée sur l'initiative du soldat et non plus sur son obéissance mécanique à la prussienne, et n'en a pas moins laissé le souvenir d'un boucher en raison du massacre qu'il avait toléré à Praga, faubourg de Varsovie, en 1794, massacre dans lequel il n'avait pourtant aucune part de responsabilité, puisque la boucherie avait été ordonnée par la délicate amie des Philosophes - et ennemie implacable du monachisme orthodoxe russe - Catherine II.
Pour en revenir à la Bregaglia, on ne peut que faire le constat que les réfugiés protestants italiens qui s'y implantèrent au XVIe siècle avaient fait un choix judicieux. En effet, le grand foyer protestant italophone de la Valteline, qui prospérait sous la protection des trois ligues des Grisons et de la Confédération helvétique, devait être emporté lors de la guerre de Trente Ans. Lors du Sacro Macello (Saint Massacre) des 18 et 19 juillet 1620, les autorités catholiques, aidées par les troupes espagnoles stationnées à Milan, organisèrent en deux jours le massacre de 600 à 700 protestants de la Valteline à Tirano, Teglio et Sondrino. Seuls 70 réformés italiens parvinrent à se réfugier en Engadine, où ils furent absorbés par la population romanche ou alémanique. Depuis ce funeste mois de juillet 1620, et malgré la persécution du protestantisme par les Capucins au cours de l'occupation espagnole de 1622, la Bregaglia a été la seule région au monde à être à la fois de langue italienne (75% d'italophones au recensement de 2000, l'italien étant la seule langue officielle des communes de la vallée) et de tradition protestante (71% de réformés au recensement de 1990). Certes, la Bregaglia n'a plus aujourd'hui que 1'620 habitants, mais elle était beaucoup plus florissante à l'époque de la Réforme: en effet, il ne faut pas oublier que le glissement de terrain du 4 septembre 1618 y avait causé la mort de 2'430 personnes ...
Le célèbre sculpteur Alberto Giacometti, né à Borgonovo dans la Bregaglia, était originaire de Stampa, un village de la Bregaglia, passé à la Réforme en 1533 (3 ans avant la Rome du protestantisme!), et lui-même de confession réformée. Un aspect de la culture italienne qui n'est pas souvent mis en avant. Il y a ainsi des villages qui sont de langue italienne et de foi protestante sans interruption depuis 450 ans; et nos hiérarchies orthodoxes qui prétendaient interdire à des Italiens de revenir à la foi orthodoxe...
(En revanche, le village protestant de Torre Pellice, en Piémont, n'est de culture italienne que depuis le début du XXe siècle. Avant 1848, il était uniquement de culture française, la population parlant un dialecte apparenté au provençal, mais ayant le français comme langue liturgique et de culture.)