Il faut aussi comprendre que les densités de population étaient si faibles dans ces hautes vallées alpines que l'immigration de quelques dizaines de familles pouvaient faire basculer une majorité linguistique historique - c'était avant que l'on ne reconnaisse le principe constitutionnel de territorialité des langues. On sait par exemple que, en dehors des Grisons, la vallée d'Urseren (Urserental), dite aussi "la vallée sans arbres", 175 kilomètres carrés de la haute vallée de la Reuss dans le canton d'Uri, était entièrement romanche jusqu'au XIIIe siècle, qu'elle est alors devenue bilingue et qu'elle est finalement devenue alémanique au XVe siècle. Le dialecte de la vallée d'Urseren comprend d'ailleurs beaucoup plus de mots italiens et romanches que les autres dialectes alémaniques. Le nom même de la vallée évoque un passé roman: il veut bien entendu dire "la Vallée des Ours" (la forme Ursaria est attestée en 1234, et un ours figure toujours sur les armoiries de la vallée; en romanche grison, "ours" se dit urs; en sursilvan, Andermatt s'appelle toujours Ursera, et la vallée d'Urseren s'appelle la Val d'Ursera ), alors qu'on aurait Bärental, Berntal ou Bärenthal s'il s'agissait d'une vieille région germanique. (Une commune de Moselle, arrondissement de Sarreguemines, dans le parc naturel régional des Vosges du Nord, s'appelle d'ailleurs Baerenthal, ce qui n'est qu'une orthographe francisée de Bärental.) En raison de ce lointain passé romanche, les gens de la vallée d'Urseren se sont toujours sentis différents des autres Uranais, et, jusqu'au milieu du XXe siècle, les électeurs uranais se sont toujours arrangés pour qu'un des deux conseillers aux Etats représentant le canton d'Uri soit de la vallée d'Urseren. On disait que c'était le sommet du particularisme, puisqu'un conseiller aux Etats zurichois représentait en moyenne 500'000 personnes, tandis que, dans les faits, un des conseillers aux Etats uranais représentait les 2'000 habitants de la vallée d'Urseren, du fait que ceux-ci avaient de bonnes raisons historiques de se sentir différents.
La germanisation de la vallée d'Urseren, progressive aux XIIIe et XIVe siècles, totale au XVe siècle, est restée dans la conscience collective romanche le souvenir d'un échec cuisant. La perte de 175 kilomètres carrés est quelque chose de grave pour une langue dont le territoire a toujours été relativement restreint. Le poète sursilvan Giachen Caspar Muoth (1844-1906) a chanté la fin du romanche dans la vallée d'Urseren dans une épopée que Gabriel Mützenberg loue ainsi: "Quoi de plus prenant que les deux mille vers d' Il cumin d'Ursera, vallée romanche que la germanisation venant d'Uri menace et que défend paternellement son seigneur l'abbé de Disentis / Mustér! Le langage en est limpide. Un garçon du Tujetsch qui a vu une landsgemeinde (cumin) à Mustér, note Maurus Carnot, peut sans peine le comprendre. A combien plus forte raison le citoyen de la Cadi en mal de protéger sa langue! Le Val d'Urseren, au cours de cette fameuse assemblée de 1425 que nous présente Muoth, a beau fêter son prince-abbé et jurer fidélité à son parler rhéto-roman, son abandon au dynamisme politique et économique de l'axe nord-sud ne s'en inscrira pas moins bientôt dans son destin. Aussi son sort revêt-il plus fortement une vertu d'exemple. Le peuple y lit un appel pressant." (Gabriel Mützenberg, Destin de la langue et de la littérature rhéto-romanes, L'Âge d'Homme, Lausanne 1991, p. 57)
Mais, au-delà des dimensions de l'épopée et du souvenir d'un échec cuisant, il faut aussi s'en remettre à la vérité des chiffres. A l'heure actuelle, les trois communes de la vallée d'Urseren (Andermatt, Hospental et Realp) ne regroupent que 1'645 habitants. La vallée n'a jamais dû dépasser 2'000 habitants à aucun moment de son histoire (elle en comptait 1'304 au premier recensement fédéral en 1850), et il est probable qu'elle ne devait guère dépasser le demi-millier à l'époque où elle était exclusivement de langue romanche, jusqu'à la fin du XIIe siècle. Dans ces conditions, à l'époque où il n'y avait ni principe de la territorialité des langues ni instruction obligatoire dans la langue du territoire, l'arrivée de quelques dizaines de familles de Walser a dû suffire pour faire basculer progressivement le destin du Val d'Urseren.
Franchement, je ne sais pas d'où la vallée d'Urseren tire son surnom de "vallée sans arbres". Je viens de la traverser, en roulant d'Altdorf vers Brigue par le col de la Furka. Le dernier arbre, je l'ai vu à la sortie de Realp, assez au-dessus d'Andermatt. Peut-être que la limite des arbres y est plus basse qu'ailleurs (le climat est rigoureux), mais le dernier arbre est dans une position marginale par rapport à la vallée. Il n'y a pas une demi-douzaine d'habitations au-delà.