A propos de la question des azymes, un correspondant me fait remarquer qu'il ne l'a pas trouvée parmi les points de désaccord discutés dans le remarquable ouvrage publié en 1993 à L'Âge d'Homme par deux prélats paléohimérologites, NNSS. Photios (Terestchenko) et Philarète (Motte),
Le nouveau catéchisme contre la foi des Pères.
La première remarque qui s'impose est que cet ouvrage, de par sa petite taille, ne pouvait prétendre à l'exhaustivité.
La deuxième remarque est que la question des azymes a fait l'objet d'une discusssion et d'une décision concrètes dans l'Eglise orthodoxe au XXe siècle.
J'ai indiqué dans un message antérieur que, dans sa correspondance de 1054 avec le patriarche oecuménique Michel Cérulaire, le patriarche Pierre d'Antioche avait indiqué que, par extrême économie, on pourrait éventuellement tolérer l'usage des azymes dans l'Eglise franque (abusivement dite romaine) si celle-ci abandonnait l'insertion du
Filioque.
Cette ouverture était restée théorique, puisqu'il n'y avait pas abandon du
Filioque, obstacle dogmatique insurmontable. Pendant des siècles, les filioquistes qui sont retournés à l'Orthodoxie l'ont fait dans le sein de paroisses orthodoxes existantes, qui avaient toutes le rit byzantin. L'usage de rits occidentaux dans l'Orthodoxie prend fin à la fin du XIIIe siècle avec l'abandon du monastère orthodoxe italien des Amalfitains au Mont Athos. (Le Mont Athos s'est toujours voulu multiculturel. Mais si, aujourd'hui, ce multiculturalisme se traduit par l'existence de monastères russe, bulgare et serbe et de skites roumains à côté des monastères et skites grecs, il se traduisait au Moyen Âge par l'existence d'un monastère arménien, Vatopaidi, devenu aujourd'hui grec; d'un monastère géorgien, Iviron, devenu aujourd'hui grec; d'un monastère italien - et non pas italo-grec - , Amalfion, abandonné au plus tard vers 1287.)
Mais on sait que, depuis le temps d'Overbeck, il y a eu un mouvement pour la création, au sein de l'Eglise orthodoxe, de paroisses utilisant des rits occidentaux. Je n'aborderai pas ici la question du rit dit de saint Germain de Paris promu en France par l'ECOF et aujourd'hui utilisé de temps à autre par un certain nombre de paroisses orthodoxes: ce rit se veut une reconstitution d'un rit gallican qui fut liquidé par Pépin le Bref et Charlemagne, et il a été complété par de nombreux emprunts au rit byzantin.
Mais nous savons qu'il existe aux Etats-Unis (et maintenant dans l'Ontario) et qu'il a existé en Grande-Bretagne un certain nombre de paroisses orthodoxes utilisant des rits occidentaux plus récents: le rit dit de saint Grégoire le Grand, qui est une orthodoxisation du rit tridentin, et le rit dit de saint Tikhon, qui est une orthodoxisation du
Book of Common Prayer anglican.
Je l'ai déjà écrit à plusieurs reprises sur ce forum. A propos de l'usage des rits dits occidentaux dans l'Eglise orthodoxe, il y a deux questions bien différentes, qui sont celles de leur opportunité et celles de leur légalité.
Sur la question de l'opportunité, j'estime pour ma part que cet usage n'est pas opportun, et ce pour au moins quatre raisons: (1) le rit byzantin est universel et transmet déjà toutes les richesses de la foi, et il me paraît plus urgent de le traduire et de l'enraciner que de faire des expériences liturgiques limitées; ce qui a été possible pour les Japonais ou à plus forte raison pour les Estoniens est possible pour les Romands ou les Californiens; (2) ces paroisses orthodoxes de rit occidental doivent dépenser une énergie considérable pour faire passer dans leur rit des propres de saints orthodoxes du deuxième millénaire ou des enseignements qui ne sont conservés que dans le rit byzantin; (3) ces paroisses orthodoxes de rit occidental doivent aussi dépenser beaucoup d'argent pour se procurer des ornements et des objets liturgiques qui, tout en n'étant pas ceux du reste des orthodoxes, ne sont plus en usage chez les catholiques romains, les vieux-catholiques ou les anglicans; (4) et surtout - mais cela vaudrait un post entier, reprenant la lettre de Khomiakov à Palmer et répondant d'avance aux vaines questions sur ce qui se passerait si "Rome" ou "Cantorbéry" décidait ceci ou cela - l'Orthodoxie n'est pas une idéologie et on n'entre pas dans le Corps du Christ comme on adhère à un parti politique.
L'opportunité est une chose et est affaire d'opinion et, sur ce point, la mienne ne vaut pas plus
a priori que ceux des prêtres du rit occidental aux Etats-Unis.
Sur cette question, force est de constater que l'Eglise orthodoxe a fait preuve d'une extrême ouverture et a accepté des rits et des pratiques liturgiques fort éloignées de la tradition dite byzantine. Le souci de distinguer ce qui était la Tradition dogmatique, liturgique et spirituelle des traditions nationales et culturelles a été poussé très loin - trop loin à mon avis, mais c'est une autre discussion.
La légalité est une autre chose. J'entends ici par légalité la question suivante: quelles étaient les conditions nécessaires pour que des adaptations du rit tridentin ou du rit anglican soient recevables dans l'Eglise orthodoxe? Autrement dit, qu'est-ce qui, dans le rit tridentin ou le rit anglican, portait la marque des évolutions, qui à partir du IXe siècle, conduisirent au schisme, ou qui, pire encore, était la marque d'une évolution dogmatique contraire à l'Orthodoxie après le schisme?
Il s'agissait de l'insertion du Filioque (dès 792 à Aix-la-Chapelle / Aachen, en 1014 à Rome), de l'utilisation des azymes (apparue à la fin du IXe siècle et généralisée à la fin du XIe), de la communion sous la seule espèce du pain (apparue au XIe siècle et généralisée au XIIe) et de la disparition de l'épiclèse à cause de la théologie du prêtre agissant
in persona Christi.
Et bien, nous avons la réponse, puisqu'il y a maintenant, et depuis 1958, des paroisses orthodoxes utilisant la liturgie dite de saint Grégoire le Grand ou la liturgie dite de saint Tikhon sous la juridiction du patriarcat d'Antioche, du patriarcat de Moscou et de l'Eglise russe hors frontières.
La plupart des lecteurs savent que l'Eglise orthodoxe, pour adapter ces liturgies à l'ethos et à la foi orthodoxes, a imposé l'ajout du Trisagion (question non dogmatique, mais il fallait bien une prière qui soit commune à tous les rits), la suppression de l'insertion du
Filioque et le rétablissement de l'épiclèse et de la communion sous les deux espèces.
Ce que tout le monde ne sait pas, c'est qu'à cette occasion, on a aussi imposé l'abandon des azymes.
Je me permets de reproduire ici un extrait d'un article de l'évêque Isaïe de Denver (Colorado), de l'Archevêché orthodoxe grec des Amériques (Patriarcat oecuménique de Constantinople), publié en février 1995 dans les
Diocesan News for Clergy and Laity (
Moniteur diocésain pour le clergé et le peuple) du diocèse de Denver, et reproduit sur le site Internet des partisans du rit occidental à l'adresse
http://www.westernorthodox.com/greekdenver . Voici le passage relatif à la question des azymes:
"
The ancient question that continues to divide the Roman Catholic and Western Churches from the Orthodox Church regarding the use of leavened or unleavened bread in the Eucharist had to be resolved when the Western Rite parishes were received into the Orthodox Church. The host used in Western Rite liturgies resembles the unleavened wafer used by Roman Catholics and Episcopalians, but in fact it is leavened—although flattened—bread. The use of leavened bread in accordance with Orthodox theology, was required by Metropolitan Philip when he recieved these parishes into Orthodoxy. Interestingly, antidoron is also blessed and distributed at these Liturgies. " (NdL: souligné par moi)
Ma traduction:
"Au moment de la réception dans l'Eglise orthodoxe des paroisses du rit occidental, il fallut résoudre la vieille question qui continue de séparer l'Eglise orthodoxe et les Eglises romano-catholique et occidentales à propos de l'usage du pain levé ou des azymes dans l'Eucharistie. Le pain eucharistique utilisé dans les liturgies du rit occidental ressemble à l'hostie azymite utilisée par les catholiques romains et les épiscopaliens, mais en fait elle est du pain avec du levain - quoiqu'aplati.
L'usage du pain levé conformément à la théologie orthodoxe fut exigé par le métropolite Philippe (NdL: il s'agit du métropolite Philippe [Saliba] du patriarcat d'Antioche) quand il reçut ces paroisses dans l'Orthodoxie.
(NdL: souligné par moi.) Fait intéressant, l'antidoron est aussi béni et distribué lors de ces liturgies."