Église et Tradition

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Jean-Louis Palierne
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Église et Tradition

Message par Jean-Louis Palierne »

Il y a une Église. l’Église existe bien. Il n’y a qu’une seule Église, car elle est le Corps unique du “Verbe et Fils unique de Dieu”, mais continué à travers les siècles et répandu sur toute la surface de la Terre.

L’Église orthodoxe a la convistion d’être l’héritière, non seulement du texte des Écritures, mais aussi de toute une Tradition extrêmement forte et riche. Mais s’agit-il seulement d’éléments contingents liés à l’Histoire ? Comment l’Église a-t-elle pris conscience d’elle-même, de son originalité, de sa réalité concrète ? La création des structures que l’Église connaît aujourd’hui est-elle le fruit des nécessités de l’époque ? Lorsqu’on essaye de comprendre comment les premiers chrétiens ont été amenés à formuler leur foi, on pense généralement qu’ils sont partis de convictions fortes et émouvantes, mais qu’ils ne pouvaient ni clairement exprimer, ni définir, ni analyser. Les fortes déterminations tant dogmatiques que structurelles que nous lui connaissons aujourd’hui auraient donc été élaborées sous le poids d’une évolution historique.

Ce ne serait donc que sous la pression des faits qu’ils auraient dû transcrire, tant les événements qu’ils avaient vécus que les enseignements reçus, et ce serait encore plus tard qu’ils songèrent à créer des structures pour leurs communautés, parce que la Venue du Royaume tardait. Et le Nouveau Testament serait la transmission écrite, codifiée au début du IIème siècle, des souvenirs de la Communauté primitive à la lumière de cette expérience difficilement exprimable, cependant que c’est seulement au IVème siècle que serait apparue la codification de la foi dans le Symbole de Nicée, ainsi que la codification des structures. Il s’agirait donc de textes encore plus tardifs que le Nouveau Testament.

Or l'Église dy Christ doi-ellese laisser circonscrire à la seule Ecruture ? À l’époque moderne, telle qu’elle a été inaugurée par la Réforme, tout l’effort de la pensée religieuse est de faire découler toute affirmation théologique de l’Écriture, et de l’Écriture seule (Sola Scriptura), en remontant le plus loin possible au-delà de ces codifications. On se fixe donc comme but de retrouver les intuitions initiales et informulables de la Communauté primitive.

L’Église se présente comme la communion d’une multiplicité de personnes. Ces personnes apportent leur libre acquiescement au Salut apporté par le Verbe incarné, le Dieu homme, vrai Dieu et vrai homme et qui ont reçu le Baptême de l’eau et de l’Esprit. Pour les constituer en Église le Verbe incarné, le Dieu-homme, leur confie une Révélation. De cette Révélation, l’Écriture sainte n’est que la partie émergée de l’iceberg, c’est la Tradition écrite, et les Évangiles en sont le sommet. Il existe aussi toute une Tradition non-écrite, qui enveloppe la Tradition écrite et même nous la transmet et fixe le canon des Écritures, mais qui comprend bien d’autres éléments, de révélations et de prescriptions.

Plus que de notions conceptuelles, la Tradition non-écrite comprend un noyau central de prescriptions liturgiques concernant les saints Mystères de l’Église, et un certain nombre de prescriptions canoniques, réglant le comportement des membres de l’Église. Ce sont ces prescriptions précises qui ont amené l’Église a expliciter des implications dogmatiques, comme l’a fait par exemple saint Basile en affirmant la divinité du saint Esprit en se fondany sur la formule de la doxologie trinitaire : Gloire au Père, et au Fils, et au Saint Esprit.

L’ensemble de Tradition non-écrite a été remise par le Seigneur Lui-même à ses Apôtres, en plus de la proclamation publique de la Bonne Nouvelle, telle que les Évangélistes devaient la transcrire dans les quatre Évangiles, et ce sont ces Apôtres qui l’ont transmise aux premiers évêques des Églises locales qu’ils avaient fondées, qui l’ont à leur tour remise à leurs successeurs, par la voie de la succession des synodes épiscopaux. (Les évêques sont légitimes non pas en vertu d'une "succession apostolique", mais en raison de leur appartenance à un Synode provincial qui est lui-même en communion avec les autres synodes épiscopaux orthodoxes)

Selon l’enseignement de l’Église orthodoxe cependant, l’Écriture doit être comprise à la lumière de la Tradition. Mais que faut-il donc entendre par Tradition ? Il s’agit d’un enseignement conservé à l’intérieur de l’Église (c’est le véritable sens du mot “ésotérique”), différent de la proclamation des Paraboles et des Béatitudes destinée à la totalité des hommes.

Dès la fin du IIème siècle, vers 190, le disciple des disciples du Christ, saint Irénée, évêque de Lyon, s’était déjà exprimé sur ce sujet dans les termes que voici : « Ainsi donc la Tradition des Apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer tous les évêques qui furent établis par les Apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu’à nous. » pour lui donc, qui vivait en Gaule, la Tradition remontait aux Apôtres et était transmise par la hiérarchie épiscopale.

Et un peu plus loin il poursuit : « S’il s’élevait une controverse sur quelque question de faible importance, ne faudrait-il pas recourir aux Églises les plus anciennes, celles où les Apôtres ont vécu, pour recevoir d’elles sur la question en cause la doctrine exacte ? Et à supposer même que les Apôtres ne nous eussent pas laissé d’Écriture, ne faudrait-il pas alors suivre l’ordre de la Tradition qu’ils ont transmise à ceux à qui ils confiaient ces Églises ? » Or saint Irénée venait de la région de Smyrne, où il avait connu saint Polycarpe et les Églises les plus anciennes de l’histoire (c’est dans cette province d’Asie que l’Église s’est organisée le plus solidement dès le IIème siècle).

Citons également un récit que nous rapporte Jean Moschus, dans lequel on voit des enfants “jouer au Baptême” sur la plage d’Alexandrie, vers 310. L’évêque Alexandre s’étant approché vit « qu’ils imitaient certaines parties secrètes des saints Mystères… et qu’ils avaient tout fait selon l’usage de nos rites. » (S’ils les connaissaient c’était probablement parce que certains d’entre eux étaient fils de prêtres). Ils s’agissait donc de rites bien précis.

Bien d’autres éléments encore constituent la Tradition apostolique telle qu’elle nous sera transmise par la succession des Conciles de l’Église. Elles les a explicités progressivement, à mesure que se posaient des questions dogmatiques ou pratiques. On remarquera que la forme la plus ancienne de la Tradition non-écrite consiste en des prescriptions concrètes et précises, des manières d’agir et de faire concernant la célébration des saints Mystères et les modes de fonctionnement internes et les rapports entre les différents ordres de l’Église. Ce qui est plus tardif c’est l’explicitation des implications dogmatiques de ces manières de faire et d’agir.

Une difficulté naquit rapidement de la multiplication des formes locales de la Tradition. Par exemple un certain nombre de formules locales existaient pour le Symbole de la foi que le catéchumène devait réciter au Baptême. De même les règles de fonctionnement de l’Église, c’est-à-dire les Canons, subissaient des additions non inspirées par la Tradition. Un effort d’unification et d’authentification était nécessaire. Un bienheureux anonyme nous a laissé une transcription des règles transmises par les Apôtres, les Canons apostoliques, tels qu’ils avaient été transmis par la Tradition orale.

C’est en 325, à l’initiative de l’empereur Constantin qui venait de reconnaître officiellement le Christianisme, qu’un Concile œcuménique, le Ier Concile œcuménique, qui se réunit à Nicée, adopta un texte unique de la foi dit Symbole de Nicée, créant un néologisme essentiel à l’explicitation de la foi trinitaire, l’épithète "consubstantiel”, et c’est également lors de ce Concile qu’on reconnut l’authenticité de cette rédaction des “Canons apostoliques” qui avait été transcrite peu auparavant.

Vers 340, le canon 21 du Concile local de Gangres (réunissant les évêques du diocèse civil du Pont) déclare : « nous demandons que l’on fasse dans l’Église tout ce qui nous est transmis par les saintes Écritures et les traditions apostoliques », plaçant donc l’autorité de la Tradition à égalité avec celle de la Sainte Écriture. Ce n'est qu'un exemple.

Ces efforts d’unification et de codification comportaient-ils une altération de la Tradition ? Saint Basile le Grand confirmait vers 375 qu’il existe deux formes de la Tradition : la “Tradition écrite” (c’est-à-dire l’Écriture sainte, Ancien et Nouveau Testaments) et la “Tradition non-écrite”, toutes deux remontant aux Apôtres. Sous ce nom de "Tradition non-écrite", il entendait, non pas des enseignements secrets et supérieurs, réservés à quelques initiés, mais une série d’éléments très concrets, s’imposant à la pratique de l’Église, et exprimant sous forme de textes liturgiques et canoniques une part considérable de la Révélation dogmatique.

C’est en se référant à la Tradition, dont il a cherché la confirmation en s’adressant à l’autorité des plus anciennes Églises (les Églises d’Asie mineure), comme l'avait déjà conseillé saint Irénée, que saint Basile tranche un délicat problème concernant la manière de recevoir dans l’Église les membres des groupes qui s’en sont écartés. Il est le premier à expliciter cette règle, en se référant à la Tradition apostolique, selon laquelle on doit respecter le geste du Baptême qu’ont conféré certains non-orthodoxes, ceux qui ont administré le Baptême en observant les règles traditionnelles. Certes leur Baptême n’a pas pu apporter la Grâce, mais l’Église orthodoxe pourra et devra ajouter cette Grâce baptismale à un Baptême nul, en donnant directement la Chrismation, c’est-à-dire l’onction du saint Chrême conférant simultanément avac la grâce baptisma les dons du Saint Esprit, normalement donnée après le Baptême. C’est une explicitation de la Tradition apostolique, que saint Basile préfère aux dispositions prises par saint Cyprien de Carthage dans le seul cadre de sa jurudiction
Dans son canon 91 (tiré de son livre Sur le Saint Esprit) nous pouvons trouver ce commentaire très significatif sur l’importance de la Tradition : « Parmi les dogmes et les kérygmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. Pour notre piété elles jouissent, tant l’une que l’autre, d’une force égale et personne n’osera s’y opposer pour autant qu’il ait un minimum d’expérience des affaires ecclésiastiques. Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique. » Et dans le canon 92 du même Basile, toujours sur cette question, nous lisons ceci : « J’estime d’ailleurs qu’il est également conforme au précepte de l’Apôtre de rester fidèle aussi aux traditions non-écrites. Je vous loue, dit-il, de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises. » Et de même : « Gardez les traditions que vous avez reçues, soit par parole, soit par écrit. »

Autrement dit l’affirmation de saint Basile implique que, dès le début l’Église s’est transmis une foi fortement structurée par les formules précises, les rites exacts qu’elle devait employer dans ses actions sacrées, les saints Mystères de l’Église. C’est ainsi que saint Basile donnait pour exemple de traditions non-écrites : le signe de Croix, la prière eucharistique faite tournée vers l’Orient en signe d’attente eschatologique, les rites du Baptême et de la Chrismation, et la conclusion de toutes les prières par une louange adressée aux trois Personnes de la Trinité (ce qui lui permettra d’écrire un ouvrage pour affirmer que la divinité su Saint Esprit fait partie de la Révélation ; or il s’agit d’une Révélation non-écrite) : il cite aussi l’invocation de l’Esprit-saint faite sur le pain et le vin offerts, c’est-à-dire le texte de l’Eucharistie, dont saint Basile nous a d’ailleurs laissé une transcription, que nous appelons la Liturgie de saint Basile.

Et pour saint Basile la Tradition non-écrite est même plus vaste que la Tradition écrite (l’Écriture sainte), car elle la contient puisque c’est la première, la Tradition écrite, qui a fixé la liste des livres figurant dans l’Écriture sainte, le Canon des Écritures. C’est en effet la Tradition non-écrite de l’Église qui confirme pour notre usage, nous certifie et nous définit, le texte même de la Sainte Écriture.

Sous le nom de Tradition, il faut également comprendre la réception dans l’Église des principes fondamentaux de sa structure, principes qui ont été posés par le Fondateur de l’Église Lui-même, remis aux Apôtres dans un enseignement intérieur qui n’est pas l’objet du Nouveau Testament, et transmis par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils ont créées : ce sont eux qui ont organisé l’Église et qui ont indiqué sur des points précis comment l’Église doit être gouvernée, et le Concile de Nicée a justement reconnu dans le texte appelé les Canons apostoliques l’expression exacte des consignes transmises par les Apôtres aux tout premiers évêques.

Le Seigneur avait en effet remis à des Apôtres un noyau central, fondamental et essentiel, d’enseignements et de prescriptions, de gestes et de rites, de règles et de normes. Il laissait aux évêques pasteurs des Églises locales réunis en synodes, en Conciles le soin d’en découvrir, d’en expliciter et d’en développer les implications. Il y avait donc dans l’Église, dès les origines, à côté du texte de l’Écriture sainte, un ensemble précis de doctrines, de préceptes et de textes liturgiques qui constituaient la Tradition non-écrite, transmise par voie orale d’évêque en évêque.

C’est alors que s’éclairent pour nous les multiples allusions aux consignes orales laissées aux Apôtres qui se trouvent déjà dans le Nouveau Testament. C’est ainsi que l’apôtre Paul écrit à Timothée pour lui rappeler les paroles par lesquelles il lui a dit comment bien exercer son gouvernement; et qu’en lui rappelant ce qu’il lui a indiqué, il lui recommande de le transmettre de même à des hommes fidèles qui soient capables d’en instruire encore d’autres. Dans leurs Épîtres, les Apôtres disent aux premiers évêques qu’ils ont eux-mêmes institués comment ils doivent gouverner les Églises. C’est ainsi que les plus importantes des institutions qui régissent la structure et de la vie de l’Église y ont été gardées par une tradition ininterrompue, d’un évêque à l’autre. C’est ce qu’Irénée évoquait lorsqu’il parlait de la Tradition de l’Église

Revenons donc à saint Basile, qui nous définit l’importance de la Tradition : « Parmi les dogmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. […] Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique (qui se fonde, elle sur la Tradition écrite). […] J’estime d’ailleurs que rester fidèle aux traditions non-écrites est également conforme au précepte de l’Apôtre, car il dit : « Je vous loue de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises. »

Ce n’est là qu’un exemple des préceptes que la Tradition transmet aux pasteurs des Églises, c’est-à-dire les évêques. Dans l’Église, la transmission de la foi est toujours assurée, garantie, confirmée par les saints Mystères que l’Église distribue, dont le centre est l’Autel de la célébration eucharistique, c’est-à-dire par l’évêque au centre de l’Église locale, et par la communion des évêques réunis en synode. Toute la Tradition tourne autour des saints Mystères que distribue l’Église, c’est autour d’eux que la foi s’affirme.

Constamment les Conciles œcuméniques souligneront cette importance de la Tradition dans leurs canons, prescrivant que personne n’ose introduire quoi que ce soit de nouveau contre l’enseignement traditionnel de l’Église, afin que l’enseignement fondamental ne soit pas corrompu de cette manière. Dans son canon 7, le VIIème Concile œcuménique ordonne, après l’agitation qui avait été introduite dans l’Église par les tentatives de réforme des iconoclastes, que tout ce qui avait été supprimé par eux dans l’Église doive être restauré et remis en vigueur selon la Tradition écrite et orale, et qu’il faut déposer tout évêque qui enfreindrait la Tradition ecclésiastique.

C’est donc de la Tradition non-écrite qui a été remise par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils avaient fondées, que l’Église tient cette dimension sacramentelle qui la distingue radicalement de toutes les institutions humaines, même de celles qui sont pieuses. C’est la Tradition non-écrite qui enseigne à l’Église comment elle doit baptiser, comment elle doit oindre les nouveaux baptisés du don du saint Esprit, célébrer l’Eucharistie, ordonner les évêques et les prêtres, et la Tradition détermine aussi les paroles de ces saints Mystères -- qui ont joué un rôle capital dans la formulation de la foi, -- et c’est encore cette Tradition qui fixe les règles de fonctionnement de l’institution ecclésiale.
Jean-Louis Palierne
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Makcim
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Message par Makcim »

Encore une fois merci Jean-Louis pour ce nouveau texte sur la Tradition et qui en expose bien toute la "substantifique moelle". Du petit lait !
Makcim
Jean Starynkévitch
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Message par Jean Starynkévitch »

Oui, merci pour ce texte.

Il y a un aspect que vous n'abordez pas dans cette présentation de la Tradition, celui d'un esprit de créativité, ou de renouveau. Y a t'il une telle possibilité de "nouveau" ou de "renouveau" au sein de cette tradition ? Si oui, quelles en sont les règles ?
Par exemple, comment appréhendez-vous l'extrait suivant de L'Orthodoxie du père Serge Boulgakov (extrait du chapitre 4 "De l'autorité infaillible externe dans l'Église" - l'italique provient de la typographie du livre, la couleur bleue est de moi) ?

Père Serge Boulgakov a écrit :[...] La conscience religieuse de soi est le propre de chacun, mais elle peut rester confuse, indistincte, aussi bien de croître et s'approfondir. Alors naissent la pensée religieuse et la théologie. L'une et l'autre sont le réflexe normal d'une expérience religieuse entière. La conscience personnelle et la pensée cherchent tout naturellement à s'étendre, à affirmer, à justifier la foi, à l'identifier avec la conscience suprapersonnelle, catholique, ecclésiale. Médiatisée par la conscience personnelle, cette foi cherche à se fondre de nouveau avec sa source : l'expérience ecclésiale indivise, que la Tradition de l'Église atteste.

Si la pensée théologique est nécessairement marquée par un caractère personnel, puisqu'elle est le fait de la conscience et du travail créateur d'une personne dans l'Église, elle ne peut ni ne doit être par soi ni arbitraire (ce qui est précisément la cause des hérésies en tant que séparations), la pensée religieuse personnelle tend à devenir théologie de la Tradition, en trouvant sa cohérence et sa justification.

Cela ne signifie aucunement ni ne doit signifier qu'une telle pensée soit une simple répétition, avec ses propres mots, de ce que la Tradition contient déjà, ainsi que l'entendent les esprits étroits et formalistes, les « scribes et les pharisiens » de notre temps. Au contraire, elle doit toujours être nouvelle, vivante et créatrice, car la vie de l'Église ne cesse pas et la Tradition n'est pas lettre morte et légaliste; elle est l'esprit vivifiant de l'Église. La Tradition est oeuvre vivante et créatrice, elle est le renouveau dans l'ancien et l'ancien dans le nouveau. Aussi, toute pensée théologique nouvelle, ou plutôt toute nouvelle expression de celle-ci, chercherait-elle à se justifier, à se fonder et à se développer sur la base de la Tradition de toute l'Église, au sens le plus général, c'est-à-dire en y comprenant d'abord l'Écriture, puis la Tradition verbale et monumentale.

Les actes des conciles nous montrent la place que cette fondation par la Tradition occupe dans chacune de leurs définitions. Aussi l'obéissance à celle-ci et la concordance avec elle représente-t-elle la norme interne de toute conscience ecclésiale personnelle. [...]
eliazar
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Eglise et Tradition

Message par eliazar »

Jean, vous citez un paragraphe incomplet (in Boulgakov, ci-dessus):
Si la pensée théologique est nécessairement marquée par un caractère personnel, puisqu'elle est le fait de la conscience et du travail créateur d'une personne dans l'Église, elle ne peut ni ne doit être par soi ni arbitraire [/b](ce qui est précisément la cause des hérésies en tant que séparations)/// ... ///


Là il manque le second "ni...", avant la fin (qui suit) du paragraphe :

... / ... la pensée religieuse personnelle tend à devenir théologie de la Tradition, en trouvant sa cohérence et sa justification.


Merci de compléter, svp !
Jean Starynkévitch
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Message par Jean Starynkévitch »

J'avais remarqué l'erreur que vous signalez, Eliazar, mais elle provient de mon édition. (l'âge d'homme, couverture bleue... que je n'ai pas sous la main)
Jean-Louis Palierne
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Message par Jean-Louis Palierne »

La Tradition de l’Église orthodoxe (= l’unique Église) est celle que son Fondateur a remise à ses Apôtres, qui l’ont à leur tour remise aux évêques des Églises qu’ils fondaient, qui se sont réunis en Synodes provinciaux pour y vérifier en commun leur foi commune, examiner les difficultés qu’ils rencontraient et les décisions qu’ils prenaient, choisir les nouveaux évêques pour les sièges vacants ou nouveaux, et parfois aussi hélas les juger et les condamner.

Certains évêques ont jugé bon de faire des adaptations mineures de cette Tradition, ce qui entrait dans leurs droits et leurs devoirs de pasteurs. C’est ainsi que saint Cyprien de Carthage et Firmilien de Césarée avaient, au milieu du IIIème siècle, adopté une règle exigeant que l’on rebaptisât toutes les personnes qui avaient été baptisées dans tous les groupes schismatiques. Saint Cyprien en donne un commentaire très clair, dans le [o]Lettre synodique adoptée par le Concile d’Afrique de 255, arguant qu’ils n’avaient pas été réellement baptisés, puisque la Grâce purificatrice du Baptême ne peut provenir que des saints Mystères célébrés par l’unique évêque sur l’unique aytel de l’Église lovale.

Ces dispositions ne furent observées que durant un temps limité, car les conciles de Carthage qui se succédèrent par la suite, et qui furent récapitulés en 419 et que l’Église universelle insère dans son Corpus canonique ,n’en parlent plus. De même saint Basile n’accepte pas cette position de Cyprien (qu’il cite et résume fort bien) au motif qu’elle n’est pas conforme à la Tradition de nos Pères dans la foi telle qu’il a pu se la faire confirmer auprès des Églises d’Asie. Lorsqu’il récapitule la liste des Canons qui composent le Corpus Canonum de l’Église universelle, la Quinisexte Concile énumère ceux des Apôtres, les canons des Conciles œcuméniques précédents, ceux d’un certain nombre de Conciles locaux (en fait la plupart des diocèses civils de l’Empire en avaient tenu un, dont celui de Carthege de 419 est particulièrement remarquable), et celui d’un certain nombre de Pères, puis ajoute, comme figurant en quelque sorte en annexe, le “Canon de saint Cyprien”, c’est à dire la “Lettre synodique” du Concile de Cartuage de 255, en le présentant en ces termes : « de plus le canon édicté par Cyprien, qui était archevêque du pays de l’Afrique, et par le synode qui l’entourait, canon qui n’a eu de force que pour les lieux de ces sièges, selon la tradition qui leur a été transmise. » Les évêques ont donc bien le droit et le devoir de prendre des mesures d’adaptation des Canons pour les Églises dont ils ont la charge, mais ces adaptations n’ont qu’une valeur limitée dans le temps et dans l’espace.

Plus important est le cas où ce sont les Conciles œcuméniques eux-mêmes qui modifient des dispositions antérieures. Il s’agit essentiellement de la place réservée au monachisme dans l’Église. Je renvoie sur ce point à l’étude de l’archimandrite Grigorios Papathomas, qui sera publiée prochainement. Il est hors de doute que l’Église n’a éprouve que tardivement le besoin d’encadrer par des dispositions spécifiques la position canonique des ascètes que leur charisme personnel amène à tenter de vivre par anticipation le Royaume de Dieu en ce monde. Sur certains points elle dut pour cela modifier une législation antérieure, tout particulièrement en imposant aux Églises de choisir leurs évêques parmi les moines. (Il faut remarquer qu’elle n’a fait en cela que consacrer une pratique qui s’était spontanément très largement répandue). Elle l’a fait dans le cadre général d’une volonté d’intégrer dans l’Église “cosmique” cette recherche de la perfection charismatique, et l’un des moyens choisis fut cette mesure cherchant à éviter que l’Église fût accaparée par les élites de la société cosmique, en sorte que trop souvent un évêque devenait tout à fait semblable à ce qu’elle avait été auparavant.

En divers autres points nous voyons les canons accroître certaines exigences, ou bien abaisser l’âge minimum requis pour la profession monastique “afin de tenir compte de ce que l’Église s’est répandue et affermie”.

Encore un autre cas est celui de ces Églises qui ont acquis leur autocéphalie dans le sillage du mouvement d’émancipation des États-Nations, au XIXème siècle. Ces Églises se sont elles aussi cru indépendantes et se sont dotées de statuts ou de chartes qui ne font qu’une vague référence à la Tradition canonique de l’Église orthodoxe. Ces statuts croient pouvoir entreprendre une rationalisation des structures de l’Église orthodoxe. Ils la définissent comme un instrument morale, dont les agents sont le clergé paroissial, et organisent le clergé comme un corps hiérarchisés, gouverné par une Assemblé, le Synode national, et par un gouvernement de quelques membres sous la peésidence est assurée par le patriarche. Le fonctionnement de départements spécialisés accentue le parallélisme avec l’appareil étatique; Nous sommes là très loin de la vie synodale qui caractérise l’Église orthodoxe. En fait de telles structures n’ont véritablement fonctionné qu’un certain temps, et aujourd’hui la tendance est plutôt, à l’inverse, à l’indépendance totale des évêques, qui engendre la despotocratie.

Devant toutes ces évolutions, faut-il parler de créativité ? Il me semble que ce mot est tout à fait inadéquat. L’homme n’est pas créateur. Seul l’est le Verbe et Fils unique de Dieu. À l’Église il revient de conserver ses enseignements et ses préceptes. Elle ne peut que tenter de formuler plus exactement ce qu’elle a reçu face à ceux qui tente de fabriquer des enseignements nouveaux.

Ce qui amène certains à imaginer qu’elle puisse avoir une œuvre créatrice à accomplir, c’est qu’ils pensent que l’Église a une responsabilité d’apporter une réponse à une situation nouvelle. Ils ressentent que l’Église est investie d’un rôle à jouer dans le déroulement de l’Histoire. Mais c’est Dieu qui mène l’Histoire et qui triera les hommes en fonction de la réponse qu’ils ont apportée à la Loi qui a été déposée dans l’Église. Depuis que cette Loi des Béatitudes a été énoncée, depuis que la Tradition a été révélée (Tradition écrite et Tradition non-écrite) en réalité il n’est plus d’histoire, c’est-à-dire que tout ce qui pouvait être créé a été créé.

Mais cela n’empêche pas que depuis lors les Conciles ont formulé ce qui avait été révélé, et même que l’Église a inventé le monachisme, l’hymnographie et l’iconographie. Il ne s’agit pas ici de l’art profanr, qui, lui, prétend au droit à la création artistique. Si le mot "créativité" peut avoir un sens, c'est ici, dans le monachisme, l'iconographie et l'hymnographie.
Jean-Louis Palierne
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eliazar
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Eglise et Tradition

Message par eliazar »

Jean-Louis Palierne vient d'écrire, à propos de l'évolution de l'épiscopat orthodoxe, que la Tradition avait, à un moment donné, imposé :
... / ... aux Églises de choisir leurs évêques parmi les moines. (Il faut remarquer qu’elle n’a fait en cela que consacrer une pratique qui s’était spontanément très largement répandue). Elle l’a fait dans le cadre général d’une volonté d’intégrer dans l’Église “cosmique” cette recherche de la perfection charismatique, et l’un des moyens choisis fut cette mesure cherchant à éviter que l’Église fût accaparée par les élites de la société cosmique, en sorte que trop souvent un évêque devenait tout à fait semblable à ce qu’elle avait été auparavant.
C'est malheureusement l'un des garde-fous dont a cruellement manqué la communauté romaine quant au choix de ses propres évêques, jusqu'à nos jours, en privilégiant souvent les qualités diplomatiques ou intellectuelles au détriment de l'expérience de la vie intérieure.

Un des exemples les plus dramatiques a été celui de cet évêque latin de Prague (il était en plus Allemand, et représentatif en cela des conquérants qui venaient de réprimer cruellement les premières tentatives d'indépendance d'un peuple de tradition slave) qui obtint la condamnation et le martyre de son grand vicaire Jan Huss, coupable de promouvoir la lecture des textes sacrés en langue vulgaire, et le retour à la communion sous les deux espèces. Cet évêque avait été choisi pour sa richesse et sa notoriété de négociant, mais ne savait pas lire... et il obtint du concile de Constance (qui condamna Jan Huss au bûcher) qu'on ne permit pas à l'accusé de donner à lire à ses juges les vrais textes sur lesquels on l'incriminait à tort, après les avoir falsifiés.

Mais le juridisme politique d'un évêque Cauchon au procès de Jeanne d'Arc était également symptomatique - d'autant que ce même Cauchon fit ensuite partie des juges de Jan Huss ! Il avait une certaine propension à la théologie des bûchers.

Et l'une des choses qui m'avaient le plus étonné lors de mon admission dans ma première paroisse orthodoxe (une paroisse russe) était la sorte de consensus que j'y avais remarqué contre le monachisme, et l'obligation de choisir les évêques parmi les moines "qui empêchait d'appeler à l'épiscopat des prêtres, parfois remarquables, sous le prétexte qu'ils étaient mariés".
< Demeurons dans la Joie. Prions sans cesse. Rendons grâce en tout... N'éteignons pas l'Esprit ! >
Wladimir
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Message par Wladimir »

1° Si l’homme n’est pas créateur (non pas évidemment dans le sens qu’il crée ex nihilo, mais en ce sens qu’il posséderait la faculté non seulement de conserver et de reproduire, mais de produire quelque chose de nouveau dans le plan de ce monde), que signifie que l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance ? Que peut représenter la liberté humaine si l’homme n’est pas créatif ? Enfin toute notre expérience ne dit-elle pas le contraire ? La réponse de l'homme à l'appel de Dieu n'est-elle pas forcément créative ?

2° Si la Révélation est un dépôt que nous ne pouvons que conserver tel quel (et en effet on voit mal ce que pourrait en faire d’autre une humanité non créatrice), quel sens peut-on donner à cette période d’après la fin de l’histoire ? N’y a-t-il pas une contradiction à nier le caractère créatif de l’homme, puis à lui reconnaître cette créativité, mais seulement dans les trois sphères du monachisme, de l’iconographie et de l’hymnographie ? Pourquoi dans celles-ci et pas dans d’autres, par exemple en théologie ou dans l’action sociale ? De toute façon la parabole des talents ne plaide-t-elle pas contre la conception statique d’un dépôt à conserver pour le rendre tel quel ? Cette idée même d’une « Loi déposée dans l’Eglise », donc d’une certaine façon extérieure à l’homme, est-elle bien compatible avec l’idéal de la Loi inscrite dans les cœurs (« Je mettrai ma Loi au-dedans d’eux, et sur leur cœur je l’écrirai. » Jér. 31,33), n’est-elle pas d’une certaine façon un retour au régime de la Loi ancienne ?

3° L’Eglise a certainement joué un rôle important dans le déroulement de l’Histoire, mais doit-on nécessairement lui assigner cela comme but dès lors qu’on lui reconnaît une créativité ? La première tâche de l’Eglise n’est-elle pas de faire fructifier le dépôt reçu ? Ne doit-elle pas interpeller le monde au lieu de seulement être interpellé par lui ? Autrement dit, ne doit-elle pas tourner sa créativité vers la manifestation du Royaume, tout en sachant qu’aucune de ses « créations » ne saurait le manifester complètement ? Toute activité humaine n’est-elle pas appelée à participer à cette œuvre de manifestation et d’anticipation du Royaume y compris, par exemple, dans l’action sociale ? N’est-ce pas dans ce contexte seulement que l’art sacré peut prendre un sens ? Et enfin qu’est-ce qu’un art non-créatif ? (Il n’est qu’à voir, par exemple, me semble-t-il, comment naît l’icône de la Sainte Trinité à partir du sujet de l’Hospitalité d’Abraham, pour se rendre compte de la puissance créatrice de l’art ecclésial de l’icône à certaines époques.)

4° Si la Tradition non-écrite est un ensemble de préceptes et de règles à transmettre, qu’est-ce qui empêche de la mettre par écrit ? N’a-t-on pas au sein de l’Eglise une Tradition proprement spirituelle, irréductible à la lettre ?

5° L’Eglise est-elle condamnée à osciller entre modernisme et traditionalisme, entre se contenter de donner la réplique au monde ou se replier sur elle-même et sur son dépôt ? L’Evangile, l’Eglise, l’Orthodoxie ne permettent-ils pas d’échapper justement à ce dilemme en introduisant dans le monde une dynamique du Royaume ? « Le Seigneur c’est l’esprit ; et où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté » (2 Cor 3,17) ?
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Jean-Louis Palierne
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Message par Jean-Louis Palierne »

Que votre réponse est bien embarrassante !

Je crois que lorsque l’homme croit créer quelque chose de nouveau il se trompe. Il ne crée qu’un monstre, parfois un monstre dévorant, comme ce fut le cas de tant d’utopies qui se sont succédées depuis l’ère des Lumières.

Mais lorsque Rublev peignait l’icône de la Trinité, il ne créait pas quelque chose de nouveau, il a mis tout son art à expliciter quelque chose que Dieu avait déjà révélé à l’homme. De même lorsque saint Séraphim montrait à Motovilov la Lumière incréée… il ne créait rien du tout; Ce qui est de saint Séraphim, c’est sa sainteté. (C’est déjà beaucoup!!!).

J’ai eu l’occasion de citer ici les tropaires de Cassienne, et en particulier celui des Vêpres du Mardi saint. En un sens on peut dire que c’est une prodigieuse création poétique. Mais elle ne fait en réalité qu’interpréter prophétiquement le donné révélé. Tout dépend du sens qu’on donne au mot “création”.

L’obéissance de l’homme à la Loi des Béatitudes n’a rien d’un comportement statique. Lorsque Photios ou Marc d’Éphèse réagirent aux prétentions de l’Occident, c’est l’Occident qui avait un comportement de créateur d’illusions, cependant que Photios ou Marc suivaient la Tradition. Quant à l’Occident il n’a abouti qu’au crime et à la multiplication des fractionnements. Ce qu’on entend de nos jours quand on parle de créativité, c’est l'un des mythes fondateurs de la civilisation moderne, c’est s’exprimer en tant qu’individu. « L’important, c’est ce que tu as dans ta tête. » On n’a abouti ainsi qu’à la barbarie.

Ce qui revient à l’homme c’est d’administrer la vie quotidienne. Or même sur ce point nos élites politiques -- de droite comme de gauche -- ne sont plus crédibles. Un prince chrétien devrait être un bon gestionnaire des choses publiques, sans exclure dans ce but l’usage de la contrainte. Mais doit-il prétendre qu’il est animé par une foi iséologique qui lui commande de créer un monde nouveau, de changer la vie ? La démocratie chrétienne représente-t-elle une expression de l'Église ?

Ce n’est pas la tâche de l’Église, et je ne crois pas qu’elle ait une mission “sociale”. Sa mission est de proclamer la promesse du Royaume, et d’inviter les hommes à en réaliser l’anticipation dans leur cœur.
4° Si la Tradition non-écrite est un ensemble de préceptes et de règles à transmettre, qu’est-ce qui empêche de la mettre par écrit ? N’a-t-on pas au sein de l’Eglise une Tradition proprement spirituelle, irréductible à la lettre ?
Il existe une Tradition proprement spirituelle, mais je ne crois pas qu’elle soit irréductible à la lettre. Un peu de cette Tradition passe dans la Philocalie, ou dans diverses œuvres écrites de la littérature neptique, ou dans les entretiens de saint Séraphim avec Motovilov. Mais quans on parle de "Tradition non-écrite" on entend plutôt tout un Corpus de prescriptions canoniques et liturgiques qui ont été remises par le Seigneur aux Apôtres.

Je crois qu’on peut se représenter le séjour en Galilée, entre la Résurrection et l’Ascension, vomme une sorte de petit stage liturgico-canonique. Le cœur des Apôtres s’était ouvert à la divinité du Seigneur (cf. Emmaüs) et il put alors les instruire de choses plus précises, à conserver entre eux et à transmettre aux premiers évêques des Églises locales : les saints Mystères de l'Église, comment les célébrer et les règles qui doivent régir les rapports entre les différents "ordres" qui constituent l'Église.

Mais cette Tradition ne resta pas longtemps non-écrite. Mais c’est ce qu’il faudrait traiter par ailleurs. Et à partir de son noyau initial elle s'est considérablement enchie.
5° L’Eglise est-elle condamnée à osciller entre modernisme et traditionalisme, entre se contenter de donner la réplique au monde ou se replier sur elle-même et sur son dépôt ? L’Evangile, l’Eglise, l’Orthodoxie ne permettent-ils pas d’échapper justement à ce dilemme en introduisant dans le monde une dynamique du Royaume ?
L’Église n’est pas enfermée dans un dilemme créativité/passivité. Et l'intervention dans le monde n'est pas de la créativité; Par contre l'Église vit en permanence un délicat problème de rapports entre l’Église et l’État.

Dans sa Deuxième Lettre contre les iconoclastes saint Jean Da&mascène écrivait :
Il n’appartient pas aux souverains de faire aux lois pour l’Église. Ce ne sont pas les souverains qui nous ont prêché la parole : ce sont les apôtres, les prophètes, les pasteurs et les docteurs. Ce sont les affaires politiques qui concernent les souverains. […] Nous t’pbéissons, empereur, dans tout ce qui touche à notre vie quotidienne. […] Tout comme l’Évangile a été prêché dans le monde entier sans que rien n’en fût écrit, ainsi, dans le monde entier, la Tradition nous a été transmise, sans que rien n’en fût écrit, qui nous invite à représenter le Dieu incarné et les saints au moyen des images et à prier la face tournée vers l’Orient.
La clé de l’alternative entre modernisme et traditionnalisme ne réside pas dans l’interventionnisme social, mais dans la proclamation de la véritable liberté, la liberté de l’esprit, celle qui naît du repentir. La liberté ne naît pas de la création de réalisations “exemplaires” où l’Église donnerait une leçon au monde, mais de la conquête de la vérité intérieure, où la lutte contre les passions nous affranchit des illusions suggérées par l’Adversaire.

Et c’est là que l’on retrouve votre question :
quel sens peut-on donner à cette période d’après la fin de l’histoire ?
Ce n’est pas l’Histoire qui représente la Réalité. C’est la liberté de l’esprit qui donne un sens au monde. C’est lorsque Adam a été chassé du Paradis qu’a commencé l’Histoire. Le long apprentissage des lois successives par les hommes : Loi adamique, Loi noachique, Loi mosaïque et enfin la Loi des Béatitudes. La mort est un cadeau qui a été donné à l'homme lui permettant de faire la preuve dans le durée de l’Histoire de son adhésion à la Révélation divine. La véritable réalité de l’homme sera celle du Royaume où la perfection des parfaits progressera de perfection en perfection toujours perfectible (c’est du Grégoire de Nysse que je cite de mémoire). C’est cela la véritable liberté, c'est aussi la véritable créativité.

Tout l’effort de l’Adversaire est de nous faire croire que ce monde provisoire représente “la vraie vie”. Une de ses ruses est de nous imposer le devoir de créer des réalisations exemplaires qui seraient chrétiennes. Mais pour l’administration des choses de ce monde, l’Église peut toujours faire preuve de miséricorde; Il n’en reste pas moins que le pouvoir du Prince est mieus équipé pour enseigner, soigner, recueillir, protéger etc.
Jean-Louis Palierne
paliernejl@wanadoo.fr
Wladimir
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Message par Wladimir »

Tout dépend du sens qu’on donne au mot “création”.
Alors ne peut-on considérer que l’homme est créatif dans le sens chrétien et non prométhéen de ce mot ? En grec, le verbe poiô/pio (avec pour nom dérivé poiêtês/piitis – d’où notre « poète ») traduit à la fois les notions de « faire » et de « créer ». L’homme serait donc par nature poiêtês (créateur ou créatif), mais aurait la liberté d’oeuvrer pour rejoindre Dieu (ce qui est sa vocation première) ou au contraire pour s’affirmer en face de lui. C’est ainsi qu’il réaliserait ou non l’image de Dieu qui est en lui.
Mais lorsque Rublev peignait l’icône de la Trinité, il ne créait pas quelque chose de nouveau, il a mis tout son art à expliciter quelque chose que Dieu avait déjà révélé à l’homme.
Créer quelque chose de nouveau n’était sans doute pas son but. N’ empêche, s’il était un bon traditionaliste, il se serait fait un scrupule de tenter quelque chose de différent et se serait satisfait de reproduire humblement les modèles de ses maîtres. Il en va de même de nos hymnographes qui n’ont pas voulu se satisfaire des psaumes et des prières de l’Eglise primitive. On sait d’ailleurs que ces innovations ont parfois suscité des réticences. Comment expliquer en peinture, en hymnographie, en théologie ce besoin d’ajouter quelque chose au patrimoine de l'Eglise et non pas seulement de répéter ? Les « mythes fondateurs de l’Occident » n’étaient pourtant pas encore en place...
Ce n’est pas la tâche de l’Église, et je ne crois pas qu’elle ait une mission “sociale”. Sa mission est de proclamer la promesse du Royaume, et d’inviter les hommes à en réaliser l’anticipation dans leur cœur.
Je ne vois rien dans la Tradition qui sépare ainsi ce qui est dans le cœur et les actions. Au contraire, me semble-t-il, les actes doivent manifester la disposition du cœur. Que vaut la foi sans les œuvres ?
Comment concevoir une Eglise qui se désintéresse de la question sociale, qui estime qu’elle n’a pas à connaître par exemple de la misère ou de l’injustice ? En tout cas l’Evangile est formel : c’est sur la manière dont nous nous serons comportés avec nos semblables et non sur les articles de notre foi que nous serons jugés.
Il existe une Tradition proprement spirituelle, mais je ne crois pas qu’elle soit irréductible à la lettre. Un peu de cette Tradition passe dans la Philocalie, ou dans diverses œuvres écrites de la littérature neptique, ou dans les entretiens de saint Séraphim avec Motovilov. Mais quans on parle de "Tradition non-écrite" on entend plutôt tout un Corpus de prescriptions canoniques et liturgiques qui ont été remises par le Seigneur aux Apôtres.
Si cette Tradition est réductible à la lettre (c’est-à-dire qu’on peut la coucher entièrement par écrit sous la forme d’un texte) pourquoi serait-elle « non-écrite » ? Et qu’en resterait-il encore après des siècles de mise par écrit ?
N’y a-t-il pas, plus fondamentalement, un problème avec le fait de présenter la Tradition comme un « dépôt »? Dans l’Ancien Testament il y a avait la Loi, donnée une fois pour toute, et les prophètes par lesquels Dieu continuait à parler au peuple à qui il avait donné la Loi. Si le Nouveau Testament ignore une pareille distinction, n’est-ce pas parce que l’Esprit Saint reste dans l’Eglise ? Nous avons donc à faire au sein de l’Eglise à une Tradition vivante, qui ne peut plus être conçue en terme de « dépôt », mais en terme de présence et de fidélité, une Tradition qui par définition ne peut être fixée dans un texte.
Je crois qu’on peut se représenter le séjour en Galilée, entre la Résurrection et l’Ascension, comme une sorte de petit stage liturgico-canonique.
Je ne vois pas sur quelles bases scripturaire ou traditionnelle repose ce théologoumène. A-t-on des raisons d’imaginer que l’enseignement du Christ se manifestant aux apôtres (et nous avons quelques indications sur là-dessus dans les Evangiles) aurait été d’une nature différente de ce qu’il était auparavant ?

Et puis l’Ecriture ne dit-elle pas que la Tradition est constituée lors de la Pentecôte, qui est aussi l’événement fondateur de l’Eglise : « L’Esprit vous enseignera toute chose et vous rappellera ce que je vous ai dit ».

Enfin Paul n’a pas rencontré le Christ en Galilée, mais sur le chemin de Damas. Il n’a pas non plus rejoint immédiatement les autres apôtres. N’est-ce pas parce qu’il estimait avoir reçu tout ce qu’il fallait au moment de son appel et de la période qui a suivi ?
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Claude le Liseur
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Message par Claude le Liseur »

Wladimir a écrit :Je ne vois rien dans la Tradition qui sépare ainsi ce qui est dans le cœur et les actions. Au contraire, me semble-t-il, les actes doivent manifester la disposition du cœur. Que vaut la foi sans les œuvres ?
Comment concevoir une Eglise qui se désintéresse de la question sociale, qui estime qu’elle n’a pas à connaître par exemple de la misère ou de l’injustice ? En tout cas l’Evangile est formel : c’est sur la manière dont nous nous serons comportés avec nos semblables et non sur les articles de notre foi que nous serons jugés.
Non, ce n'est que dans votre interprétation que l'Evangile réduit le salut à un tel activisme social. Le souci des autres n'est qu'une des deux significations de la parabole du Jugement.
On trouve chez les Pères et chez les mystiques une autre signification. A lire vos messages, je ne crois pas que ce soit là une référence importante à vos yeux, mais vous devez comprendre que les Pères et les mystiques qui ont porté Dieu dans leur coeur puissent être une référence importante pour d'autres orthodoxes.
Saint Syméon le Nouveau Théologien (+ 1022) écrit à propos de la parabole du Jugement: " Ton âme était assoiffée et tu ne l'as pas nourrie avec la parole de Dieu. Elle était dénuée de vertus et vous ne l'avez pas habillée de vertus. Elle était malade du péché et tu ne l'as pas soignée. Elle était tenue en prison par les passions et tu ne l'as pas libérée. Parce que J'avais faim de ton repentir et que tu ne M'en as pas nourri. J'étais assoiffé de ton salut, et tu ne M'as rien donné à boire. J'étais dénué de tes actes vertueux et tu ne M'en as pas vêtu. J'étais dans l'étroite prison obscure et polluée de ton coeur, et tu n'as pas eu le désir de Me visiter et de Me conduire dans la Lumière. Tu as vu comment J'étais malade à cause de la maladie de ta propre négligence et de ton inaction et tu n'as rien fait pour Me servir par de bonnes actions. Alors, éloigne-toi de Moi."

Ou encore, du même saint Syméon le Nouveau Théologien, dans la belle traduction du RP Joseph Paramelle, sj: "Dieu qui désire te faire dieu, de même que lui est devenu homme, tout ce que tu fais envers toi-même, Il le compte comme fait à Lui et Il te dit: "Tout ce que tu as fait à cette toute petite, à ton âme, c'est à Moi que tu l'as fait."" (Catéchèses IX, 134-138.)

Wladimir a écrit :
Je crois qu’on peut se représenter le séjour en Galilée, entre la Résurrection et l’Ascension, comme une sorte de petit stage liturgico-canonique.
Je ne vois pas sur quelles bases scripturaire ou traditionnelle repose ce théologoumène. A-t-on des raisons d’imaginer que l’enseignement du Christ se manifestant aux apôtres (et nous avons quelques indications sur là-dessus dans les Evangiles) aurait été d’une nature différente de ce qu’il était auparavant ?

Et puis l’Ecriture ne dit-elle pas que la Tradition est constituée lors de la Pentecôte, qui est aussi l’événement fondateur de l’Eglise : « L’Esprit vous enseignera toute chose et vous rappellera ce que je vous ai dit ».
Là encore, je vous signale que c'est votre interprétation personnelle selon laquelle la Pentecôte est l'élément fondateur de l'Eglise. Je pense à un texte liturgique qui dit que c'est la Résurrection qui est l'événement fondateur de l'Eglise; c'est l'hirmos de la 3ème ode du ton 8 du mois de mars, dans la traduction de l'archimandrite Denis Guillaume:

"Seigneur qui as tendu la coupole des cieux * et qui as édifié l'Eglise en trois jours, * rends-moi ferme dans ton amour, *seul Ami des hommes, * haut lieu de nos désirs et forteresse des croyants."


En outre, il me paraît évident que c'est bien entre la Résurrection et l'Ascension que NSJC a donné aux Apôtres le dépôt de la foi. On voit bien que, jusqu'au moment de la Résurrection, les Apôtres ne comprennent pas encore tout. Saint Pierre renie le Christ trois fois - il ne le reniera plus après la Résurrection, et il ira jusqu'au martyre. L'existence de la Tradition non-écrite se déduit évidemment d'un passage de l'Evangile, que je cite - selon mon dada - dans la traduction très littérale de John Nelson Darby, le fondateur des Frères de Plymouth: "Et il y a aussi plusieurs autres choses que Jésus a faites, lesquelles, si elles étaient écrites une à une, je ne pense pas que le monde même pût contenir les livres qui seraient écrits." (Jn XXI:25)
(Au moins, Darby traduisait d'après l'original grec, et pas d'après une traduction latine erronée.)
D'ailleurs, le saint Evangile mentionne expressément des enseignements donnés par le Christ à ses disciples entre la Résurrection et l'Ascension, comme le commandement - très bafoué dans une certaine Orthodoxie moderniste - d'aller baptiser toutes les nations (Mc XV:15-18).
Vous ne voyez pas la base scripturaire sur laquelle repose l'opinion de notre frère Jean-Louis Palierne? Et bien, citons Lc XXIV:45, qui se passe bien entre la Résurrection et l'Ascension: "Alors il leur ouvrit l'intelligence pour entendre les Ecritures." Cela ne veut-il pas dire que NSJC ne l'avait-il pas fait avant? Cela me semble une base scripturaire bien suffisante...

Et c'est un Père de l'Eglise du XXe siècle qui nous explique mieux que personne l'importance de cette Tradition non-écrite reposant sur l'enseignement donné par le Christ à ses Apôtres:« Investis de pleins pouvoirs par le Sauveur afin que le pouvoir de la hiérarchie fut transmis à leurs successeurs par voie de succession, les Apôtres ont établi leurs successeurs – les Evêques – pour remplir leur fonction. Dans ce but ils leur ont transmis une grâce spéciale par l’imposition des mains, déclarant que c’est le saint Esprit Lui-même qui les établit comme Evêques dans l’Eglise. Ces successeurs des saints Apôtres ont transmis leurs droits et leurs devoirs à leurs successeurs, puis ces derniers à leur tour à leurs successeurs et c’est ainsi que, par une succession ininterrompue, l’imposition des mains par les Apôtres s’est prolongée jusqu’à nos jours et qu’elle se prolongera jusqu’à l’accomplissement du monde. Afin que ces droits et ces pouvoirs fussent conservés dans toute leur plénitude et pureté, les Apôtres ont transmis à leurs successeurs les instructions les plus détaillées sur la manière de se comporter dans la maison de Dieu, qui est l’Eglise du Dieu vivant, colonne et fondement de la vérité (I Tim III : 15). » (saint Justin Popović, traduit du serbe par Jean-Louis Palierne).

Tout le monde sait que, dans une tradition religieuse authentique, l'enseignement se fait d'abord par oral. C'est sous la pression des hérésies qui venaient s'attaquer au dépôt reçu une bonne fois pour toutes du Verbe incarné que l'Eglise a dû, au fil des siècles, fixer par écrit une partie de la Tradition non-écrite; elle l'a fait par les horoi des conciles oecuméniques, par les canons, par les écrits des Pères. Elle l'a aussi fait par les saintes Ecritures. Car nous ne sommes pas des musulmans et ne croyons pas que l'Evangile, comme le Coran, serait incréé et tombé du ciel. Non, nous savons bien que c'est une fixation par écrit de l'enseignement oral des Apôtres, et que c'est l'Eglise qui a fixé le canon des saintes Ecritures, et non pas les saintes Ecritures qui ont fondé l'Eglise. Le principe sola scriptura est contradictoire et se détruit de lui-même.

Si l'on nie la Tradition non-écrite, alors je vois mal quel est le sens de la succession apostolique, par exemple.
Dernière modification par Claude le Liseur le dim. 27 nov. 2005 19:50, modifié 1 fois.
Wladimir
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Message par Wladimir »

Cher lecteur Claude,


Merci de ces remarques et de ces textes. Vous avez raison concernant la Résurrection et l’Ascension. Je n’entendais pas du tout dissocier la Pentecôte de ces deux événements. D’ailleurs le Christ donne déjà l’Esprit à ses apôtres après sa résurrection. Néanmoins, il dit aussi pendant la dernière scène qu’il doit s’en aller pour que vienne le Paraclet qui leur enseignera toute chose. De toute façon il s’agit toujours de l’Esprit, qui permet notamment de comprendre d’une manière nouvelle les textes familiers de l’Ancien Testament. Ainsi si nous savons quelque chose sur les manifestations du Christ ressuscité aux apôtres, c’est qu’il leur ouvre l’esprit à une réalité nouvelle. Il ne s’agit donc pas de connaissances factuelles ou d’instructions, mais d’une véritable transformation spirituelle qui s’opère alors et anticipe sur la descente de l’Esprit.
Je ne nie pas la tradition non-écrite. Ce que je conteste c’est que la tradition dont furent dépositaires les apôtres soit réductible à une lettre.


Quant à l’hyrmos que vous citez, il ne veut pas dire que l’Eglise était constituée au matin de la Résurrection (nous savons qu’alors les apôtres n’avaient pas encore pris la mesure de cette réalité, et qu’ils ne le feront que progressivement), mais que l’Eglise est le corps ressuscité du Christ. Il me semble confirmer que toute la période allant de la Résurrection à la Pentecôte doit être prise comme un tout (c'est d'ailleurs ce que fait l'Eglilse dans sa liturgie).


Je ne comprends pas pourquoi vous insistez pour parler d’ « activisme social » à propos du service du prochain. Le passage de Saint Syméon le Nouveau Théologien que vous citez est magnifique. Il montre la liberté avec laquelle les pères pouvaient se référer à l’Ecriture. Mais je ne pense pas que l’auteur lui-même ait prétendu épuiser par son interprétation le sens du passage. Le sens allégorique n’exclut pas le sens littéral. Pas plus que le sens littéral, n’exclut d’éventuels sens allégoriques. Le service du prochain, dont parle aussi la parabole du bon Samaritain avec beaucoup d’autres textes, s’appuie sur une vie spirituelle et s'en nourrit. Peut-on pour autant le minimiser sans déformer gravement la réalité de l’Evangile ou de l’Eglise ?

Enfin du texte du père Justin que vous citez il n’apparaît nullement que la Tradition apostolique soit réductible à un code, même si bien sûr, les apôtres ont certainement donné des instructions très précises aux évêques, comme on le voit dans les épîtres pastorales, par exemple.
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Jean-Louis Palierne
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Message par Jean-Louis Palierne »

Eh bien si, il y a un code.

De la Révélation que Dieu a remise à l’Église, l’Écriture sainte n’est que la partie émergée de l’iceberg, c’est la Tradition écrite, et les Évangiles en sont le sommet. Il existe aussi toute une Tradition non-écrite,, qui enveloppe la Tradition écrite et même nous la transmet et fixe le canon des Écritures, mais qui comprend bien d’autres éléments, de révélations et de prescriptions. Il s’agit d’un enseignement conservé à l’intérieur de l’Église, différent de la proclamation des Paraboles et des Béatitudes destinée à la totalité des hommes. Selon l’enseignement de l’Église orthodoxe, l’Écriture doit être comprise à la lumière de la Tradition non-écrite.

Plus que de notions conceptuelles, la Tradition non-écrite comprend un noyau général de prescriptions liturgiques concernant les saints Mystères de l’Église, et un certain nombre de prescriptions canoniques, réglant le comportement des membres des différents ordres de l’Église. Ce sont ces prescriptions précises qui ont amené l’Église a expliciter des implications dogmatiques, comme l’a fait par exemple saint Basile en affirmant la divinité du saint Esprit sur la base de la formule de la doxologie trinitaire : Gloire au Père, et au Fils, et au Saint Esprit.

L’ensemble de la Tradition non-écrite a été remise par le Seigneur Lui-même à ses Apôtres, en plus de la proclamation publique de la Bonne Nouvelle, telle que les Évangélistes devaient la transcrire dans les quatre Évangiles, et ce sont ces Apôtres qui l’ont transmise aux premiers évêques des Églises locales qu’ils avaient fondées, qui l’ont à leur tour remise à leurs successeurs, par la voie de la succession des synodes épiscopaux.

Dès la fin du IIème siècle, vers 190, le disciple du disciple du Christ saint Polycarpe, saint Irénée, évêque de Lyon, s’était déjà exprimé sur ce sujet dans les termes que voici dans les chapitres 3 et 4 du livre III de son livre Contre les Hérésies :
Ainsi donc la Tradition des Apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer tous les évêques qui furent établis par les Apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu’à nous. »
Pour lui donc, qui vivait en Gaule, la Tradition remontait aux Apôtres et était transmise par la hiérarchie épiscopale

Et un peu plus loin il poursuit :
S’il s’élevait une controverse sur quelque question de faible importance, ne faudrait-il pas recourir aux Églises les plus anciennes, celles où les Apôtres ont vécu, pour recevoir d’elles sur la question en cause la doctrine exacte ? Et à supposer même que les Apôtres ne nous eussent pas laissé d’Écriture, ne faudrait-il pas alors suivre l’ordre de la Tradition qu’ils ont transmise à ceux à qui ils confiaient ces Églises ?
Or saint Irénée venait de la région de Smyrne, où il avait connu saint Polycarpe et les Églises les plus anciennes de l’histoire (c’est dans cette province d’Asie que l’Église s’est organisée le plus solidement dès le IIème siècle).

Dans la Lettre synodique du concile de Carthage de 255, saint Cyprien fait dépendre l’unicité du Baptême de celle de l’autel unique de l'Église locale, sur lequel l’évêque célèbre l’Eucharistie et consacre le saint Chrême. Cependant nous allons voir que saint Cyprien en tire des conclusions qui s’écartent de la Tradition apostolique, et que saint Basile devra le corriger.

Voici également un récit que nous rapporte Jean Moschus, dans lequel on voit des enfants “jouer au Baptême” sur la plage d’Alexandrie, vers 310. L’évêque Alexandre s’étant approché vit
qu’ils imitaient certaines parties secrètes des saints Mystères… et qu’ils avaient tout fait selon l’usage de nos rites.
Il s’agissait donc bien de rites bien précis et identifiables. Cet épisode apparemment secondaire nous apporte un témoignage essentiel sur la transmission des préceptes de la Tradition apostolique, mais également, comme nous le verrons, sur des points disciplinaires.

Bien d’autres éléments encore constituent la Tradition apostolique telle qu’elle nous sera transmise par la succession des Conciles de l’Église. Elle n’a explicité ces éléments que progressivement, à mesure que se posaient des questions dogmatiques ou pratiques. On remarquera que la forme la plus ancienne de la Tradition non-écrite consiste en des prescriptions concrètes et précises, des manières d’agir et de faire concernant la célébration des saints Mystères et les modes de fonctionnement internes et les rapports qui doivent régner entre les membres des différents ordres de l’Église. Ce qui est plus tardif c’est l’explicitation des implications dogmatiques de ces manières de faire et d’agir.

Une difficulté naquit rapidement de la multiplication des formes locales de la Tradition. Par exemple un certain nombre de formules locales existaient pour le Symbole de la foi que le catéchumène récitait au Baptême. De même les règles de fonctionnement de l’Église, c’est-à-dire les Canons, subissaient des additions non inspirées par la Tradition. Un effort d’unification et d’authentification était donc nécessaire. Un bienheureux anonyme nous a laissé une transcription des règles transmises par les Apôtres, les Canons apostoliques, tels qu’ils avaient été transmis par la Tradition orale.

C’est en 325, à l’initiative de l’empereur Constantin qui venait de reconnaître officiellement le Christianisme, qu’un Concile œcuménique, le Ier Concile œcuménique, qui se réunit à Nicée, adopta un texte unique de la foi connu sous le nom de Symbole de Nicée, créant un néologisme essentiel à l’explicitation de la foi trinitaire, l’épithète “consubstantiel”, et c’est également lors de ce Concile qu’on reconnut et confirma l’exactitude et l’autorité de cette rédaction des Canons apostoliques qui avait été transcrite peu auparavant.

Vers 340, le canon 21 du Concile local de Gangres (réunissant les évêques du diocèse civil du Pont) déclare également :
nous demandons que l’on fasse dans l’Église tout ce qui nous est transmis par les saintes Écritures et les Traditions apostoliques »,
plaçant donc l’autorité de la Tradition à égalité avec celle de la Sainte Écriture.

C’est en se référant à la Tradition non-écrite, dont il a obtenu la confirmation en s’adressant à l’autorité des plus anciennes Églises (les Églises d’Asie mineure), comme le conseillait déjà saint Irénée, que saint Basile tranche un délicat problème concernant la manière de recevoir dans l’Église les membres des groupes qui s’en sont écartés. Il est le premier à expliciter cette règle, en se référant à la Tradition apostolique, selon laquelle on doit respecter le geste du Baptême qu’ont conféré certains non-orthodoxes, ceux qui ont procédé en observant les règles traditionnelles. Certes leur Baptême n’a pas pu apporter la Grâce, mais l’Église orthodoxe pourra et devra ajouter cette Grâce baptismale à un Baptême nul, en donnant directement la Chrismation, c’est-à-dire l’onction des dons du Saint Esprit, normalement donnée après le Baptême.
Dès le début nos Pères ont décidé de rejeter complètement le baptême des hérétiques […] mais d’accepter le Baptême de ceux qui ont fait schisme.
C’est un rappel de la Tradition apostolique, que saint Basile préfère aux dispositions prises par saint Cyprien de Carthage.

Dans son canon 91 (tiré de son livre Sur le Saint Esprit) nous pouvons trouver ce commentaire très significatif sur l’importance de la Tradition :
Parmi les dogmes et les kérygmes que nous conservons dans l’Église, une partie d’entre eux nous sont parvenus par l’intermédiaire de la Tradition écrite, mais pour le reste nous les avons reçus dans le mystère de la Tradition qui nous a été transmise depuis les Apôtres. Pour notre piété elles jouissent, tant l’une que l’autre, d’une force égale et personne n’osera s’y opposer pour autant qu’il ait un minimum d’expérience des affaires ecclésiastiques. Si en effet nous entreprenions de rejeter les traditions non-écrites, sous prétexte qu’elles seraient sans valeur, nous porterions atteinte, même si c’était sans nous en apercevoir, à des points essentiels de l’Évangile, et plus même nous viderions de tout contenu le nom même de la prédication catéchétique .
Il distingue donc bien la “Tradition écrite” (c’est-à-dire l’Écriture sainte, Ancien et Nouveau Testaments) et la “Tradition non-écrite”, toutes deux remontant aux Apôtres. Sous ce nom de Tradition non-écrite, il entendait, non pas des enseignements secrets et supérieurs, réservés à quelques initiés, mais une série d’éléments très concrets, s’imposant à la pratique de l’Église, et exprimant une part considérable de la Révélation dogmatique.Et dans le canon 92 du même Basile, toujours sur cette question, nous lisons ceci :
J’estime d’ailleurs qu’il est également conforme au précepte de l’Apôtre de rester fidèle aussi aux traditions non-écrites. Je vous loue, dit-il, de ce qu’en tout vous vous souvenez de moi et que vous gardiez les traditions telles que je vous les ai transmises (1 Corinthiens 11:2). Et de même : Gardez les traditions que vous avez reçues, soit par parole, soit par écrit (2 Thessaloniciens 2:15).
Autrement dit l’affirmation de saint Basile implique que, dès le début l’Église s’est transmis une foi fortement structurée par les formules précises, les rites exacts qu’elle devait employer dans ses actions sacrées, les saints Mystères de l’Église. C’est ainsi que saint Basile donnait pour exemple de traditions non-écrites : le signe de Croix, la prière eucharistique faite tournée vers l’Orient en signe d’attente eschatologique, les rites du Baptême et de la Chrismation, et la conclusion de toutes les prières par une louange adressée aux trois Personnes de la Trinité (c’est sur cette formule trinitaire qu’il se fonde pour écrire son livre Sur le Saint-Esprit, car il s’agit pour lui d’une Révélation non-écrite) : il cite aussi l’invocation de l’Esprit-saint faite sur le pain et le vin offerts, c’est-à-dire le texte de l’Eucharistie, dont saint Basile nous a d’ailleurs laissé une transcription, que nous appelons la Liturgie de saint Basile, que saint Jean Chrysostome devait reprendre sous une forme légèrement plus réduite.

Et pour saint Basile la Tradition non-écrite est même plus vaste que la Tradition écrite (l’Écriture sainte), car elle la contient puisque c’est la première, la Tradition écrite, qui a fixé la liste des livres figurant dans l’Écriture sainte, le Canon des Écritures. C’est en effet la Tradition non-écrite de l’Église qui confirme pour notre usage, nous certifie et nous définit, le texte même de la Sainte Écriture.

Sous le nom de Tradition, il faut également comprendre la réception dans l’Église des principes fondamentaux de sa structure, principes qui ont été posés par le Fondateur de l’Église Lui-même, remis aux Apôtres dans un enseignement intérieur qui n’est pas l’objet du Nouveau Testament, et transmis par les Apôtres aux premiers évêques des Églises qu’ils ont créées : ce sont eux qui ont organisé l’Église et qui ont indiqué sur des points précis comment l’Église doit être gouvernée, et ce que le Concile de Nicée a justement reconnu dans le texte appelé les Canons apostoliques, c’est qu’il est l’expression exacte des consignes transmises par les Apôtres aux tout premiers évêques.

Le Seigneur avait en effet remis à ses Apôtres un noyau central, fondamental et essentiel, d’enseignements et de prescriptions, de gestes et de rites, de règles et de normes. Il laissait aux évêques pasteurs des Églises locales réunis en synodes, en Conciles le soin d’en découvrir, d’en expliciter et d’en développer les implications. Il y avait donc dans l’Église, dès les origines, à côté du texte de l’Écriture sainte, un ensemble précis de doctrines, de préceptes disciplinaires et de textes liturgiques qui constituaient la Tradition non-écrite, transmise par voie orale d’évêque en évêque.

C’est alors que s’éclairent pour nous les multiples allusions que l’on peut déjà trouver, dans le Nouveau Testament, aux consignes orales laissées par les Apôtres. C’est ainsi que l’apôtre Paul écrit à Timothée pour lui rappeler les paroles par lesquelles il lui a dit comment bien exercer son gouvernement, et qu’en lui rappelant ce qu’il lui a indiqué, il lui recommande de le transmettre de même à des hommes fidèles qui soient capables d’en instruire encore d’autres. Dans leurs Épîtres, les Apôtres disent aux premiers évêques qu’ils ont eux-mêmes institués comment ils doivent gouverner les Églises. C’est ainsi que les plus importantes des institutions qui régissent la structure et de la vie de l’Église y ont été gardées par une tradition ininterrompue, d’un évêque à l’autre. C’est ce qu’Irénée évoquait lorsqu’il parlait de la Tradition de l’Église.

Ce ne sont là que des exemples des préceptes que la Tradition transmet aux pasteurs des Églises, c’est-à-dire les évêques. Dans l’Église, la transmission de la foi est toujours assurée, garantie, confirmée par les saints Mystères que l’Église distribue, dont le centre est l’Autel de la célébration eucharistique, c’est-à-dire par l’évêque au centre de l’Église locale, et par la communion des évêques réunis en synode. Toute la Tradition tourne autour des saints Mystères que distribue l’Église, c’est autour d’eux que la foi s’affirme.

Le Théologouménon serait donc plutôt de nier l’existence de la Tradition non-écrite, ou bien de l’identifier à une prétendue “Tradition mystique”, selon les termes utilisés par l’Église latine, transmise de gourou à gourou, ou bien d’en faire un “engagement social”. Certes l’Église n’ignore pas son devoir caritatif, et elle a créé des institutions spécialisées, depuis Basile à Césarée jusqu’à la grande-duchesse Élozaheth à Moscou. Mais la réussite de cette action est qu’elle soit prise en charge par la société civile, dont c’est la vocation naturelle et qui est beaucoup plus apte à le faire. Il ne faudrait pas imiter les errements de l’Église latine en créant chez les païens des “missions”, sorte d’ilôts protégés abritant des communautés embrigadées. Il ne faut pas non plus faire le projet de créer, toujours à l’image de l’Église latine, des congrégations caritatives, enseignantes ou missionnaires spécialisées.
L’Église peut avoir l’ambition d’être une instance spirituelle et morale dans le monde civil. Pas un agent de transformation. Elle serait dans ce cas inéluctablement amenée à faire du cgristianisme social interventionniste. Et il n’existe pas de doctrine sociale cohérente. C’est parce qu’un certain nombre d’occidentaux sont déçus par une telle évolution des Églises occidentales que certains d’entre eux cherchent à retourner aux sources de l’Orthodoxie. Il ne faidrait pas qu’en cette circonstance, l’Église orthodoxe n’ait plus à leur présenter qu’une pâle imitation d’Église latine sous le nom d’Église locale.

André Roublev, comme Théophane le Grec, comme saint Syméon le Npiveau Théologien, comme la moniale Cassienne, comme Romanos le Mélode comme…… tant d'autres, ont su éviter le vertige de la créativité, pour produire des œuvres qui sont à la fois puissamment personnelles et totalement traditionnelles. C'est cela le Traditionnalisme, le vrai.

Les décisions du Concile de Nicée, et en particulier la confirmation des Canons Apostoliques et le Symbole de Nicée, de même que les décisions de l’ensemble des 7 Conciles œcuméniques, celles d’un certain nombre de Conciles locaux et de Pères, de même que les textes des Anaphores de saint Basile le Grand et de saint Jean Chrysostome ainsi que les rites des saints Mystères du Baptême et de la Chrismation, font partie de la Révélation qui a été confiée par le Verbe incarné, le Dieu-homme, le Christ, à l’Église qui est son Corps.

Elles constituent la Tradition non-écrite en ce sens qu'elle n'a été remise à l'Église qu'après que « Leurs yeus se furent ouverts », de même qu'elles sont connues de l'Assemblée des Baptisés qu'une fois « les portes fermées » lorsque commence la Liturgie de l'Eucharistie. Auparavant, il ne s'agit que de ce que Basile appelle « la prédication catéchétique », de la Loi des Béatitudes, la prédication des Paraboles. Si ces mots n'avaient une très mauvaise connotation en Français, on pourrait parler de Tradition exotérique ou externe (écrite), et de Tradition ésotérique ou interne (non-écrite). Mais laissons d'autres milieux abuser de ces termes.

L'erreur de la théologie académique, telle qu'elle a été enseignée dans les pays de Tradition orthodoxe, n'est pas seulement d'avoir adopté une forme d'exposé systématique ("De l'existence de Dieu", "de l'autorité de la Révélation", "des 7 Sacrements"), mais aussi de prétendre pouvoir se fonder que sur la Révélation écrite : Sola Scriptura. C'était négliger que l'Écriture nous est présentée par la Tradition non-écrite. Et de plus on a voulu étudier l'Écriture dans le texte de la traduction latine. Il est donc naturel qu'on ait abouti à une synthèse de la scolastique catholique avec la synthèse de la scolastique luthérienne.
Jean-Louis Palierne
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Anne Geneviève
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Message par Anne Geneviève »

Jean Hus a été condamné par le concile de Constance de 1414 et brûlé dans la foulée. Mais l’évêque de Prague illettré n’y était pas pour grand chose : le grand intervenant de Constance, l’homme dont l’opinion faisait autorité, c’était Jean Gerson, chancelier de l’Université de Paris. C’est l’école aristotélicienne, scolastique, qui est responsable de la condamnation, et eux savaient lire, sans aucun problème. Je ne crois d’ailleurs pas trop à cette histoire d’évêque illettré : le XVe siècle est un siècle de l’écrit où l’illettrisme réel, total, subit un recul important, conséquence du traumatisme que fut, au siècle précédent, la perte de savoirs et de savoir-faire transmis oralement à cause de la mortalité due à la peste noire. On lit et on écrit, au XVe siècle. Les marchands lisent et écrivent, ne serait-ce que parce que tous les contrats autrefois souvent topés devant deux témoins sont désormais écrits. Son « illettrisme » signifie sans doute qu’il n’avait pas fait d’études supérieures et fréquenté l’université, reçu les diplômes de théologie ni même de droit.
Ce concile de Constance est l’illustration éclatante de ce qui guette une Eglise lorsque le dogme est chancelant et que la tradition non écrite a été coupée ou faussée. La sincérité des participants est évidente même s’il s’y mêle des préoccupations politiques ici ou là ; ils retrouvent des principes ecclésiologiques qui ne sont pas faux mais incomplets ; et en même temps ils accumulent les âneries.

Quelque chose me gêne dans le discours de Jean Louis :
Ce n’est pas l’Histoire qui représente la Réalité. C’est la liberté de l’esprit qui donne un sens au monde. C’est lorsque Adam a été chassé du Paradis qu’a commencé l’Histoire. Le long apprentissage des lois successives par les hommes : Loi adamique, Loi noachique, Loi mosaïque et enfin la Loi des Béatitudes.

Que l’on parle de « loi adamique », soit, puisque Dieu pose un interdit. Loi mosaïque, c’est évident et pour les mêmes raisons. Mais « loi noachique » ? « Loi des Béatitudes » ? Cela ne me paraît pas tout à fait juste, d’abord parce qu’il disparaît une des étapes, Abraham ; et surtout parce que l’essentiel de ces étapes, c’est que Dieu pose à chaque fois une alliance, avec un signe et une promesse, une tension eschatologique. C’est une pédagogie dynamique. Mais pourquoi considérer la succession des alliances comme une succession de lois ?
Il se peut que ce soit un malentendu, donc j’aimerais, Jean Louis, que vous explicitiez ce que vous entendez profondément par « loi ». Pour ma part, j’ai du mal à considérer comme une « loi » une parole qui commence par « Bienheureux ceux qui… », mais c’est peut-être parce que j’entends « loi » dans un sens soit juridique, c’est à dire comme une contrainte extérieure, soit scientifique, c’est à dire comme une contrainte interne, structurante. Je vois plutôt les Béatitudes comme une invite – par opposition aux commandements du Seigneur, donnés à l’impératif. Par exemple : « aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »
Sommes-nous sortis de l’Histoire ? Tout dépend sans doute de ce que l’on regarde. Il me semble que la vraie sortie de l’Histoire, ce sera le second avènement. A l’heure présente, l’humanité vit ce temps que l’apôtre Paul comparait aux douleurs de l’enfantement. Tout a sans doute été donné et révélé, mais tout reste à accomplir et ce n’est pas une mince affaire.

Cela dit, pour répondre à Wladimir, ceux qui sont appelés par saint Jacques à mettre leur vie et leurs œuvres en conformité avec leur foi, ce sont les chrétiens en tant que personnes, pas l’Eglise, corps du Christ. Que l’amour du prochain puisse s’exprimer pour des chrétiens par la participation, par exemple, à des ONG ou par un combat pour la solidarité, la justice sociale, la bienveillance géopolitique, c’est parfaitement légitime et louable : il y a diversité de charismes et le « prince » peut être simplement un citoyen responsable. Mais cette action personnelle, même inspirée par la foi, n’est pas la tâche de l’Eglise en tant que telle. L’Eglise a sa tâche propre et qui dépasse mille fois le « social », c’est de proclamer la bonne nouvelle du Royaume à temps et à contretemps, ce qui implique la vigilance théologique, et, par la célébration des mystères, de faire lever la pâte humaine en ses profondeurs, de préparer l’humanité à la déification et à l’enhypostasiation, de préparer la création à sa transfiguration. Et sans que chacun de ses membres comprenne pleinement l’œuvre divine à laquelle nous sommes ainsi associés. Et dans la synergie divino-humaine sur laquelle est fondée l’Eglise, c’est Dieu, c’est la Sainte Trinité qui opère : à nous, hommes, n’est demandé « que » le Fiat de Marie. Très simple à dire. Pas si facile à vivre ! comme nous le savons tous par expérience.
Quant à l’enseignement du Christ, saint Jean dit textuellement à la fin de son Evangile que Jésus a encore dit et fait beaucoup d’autres choses que ce qu’il rapporte. Je ne suis pas sûre que les synoptiques aient épuisé la question. Ces « autres choses » font forcément partie de la Tradition sinon nous ne serions pas des chrétiens à part entière.
Est-ce qu’il s’agit de ce que Jean Louis appelle un « stage liturgico-canonique » ? Effectivement, c’est un théologoumène mais pas forcément un imaginaire pour remplir les vides de l’Ecriture : le peu qui fut écrit sur cette période étrange entre la Résurrection et l’Ascension montre une présence intermittente du Christ et un mode d’enseignement qui ne prolonge pas linéairement la catéchèse donnée aux foules. Or au moins l’un de ces épisodes parle explicitement d’exégèse biblique et de liturgie : la rencontre des pèlerins d’Emmaüs. Un autre le suggère : celui des 153 poissons.
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Jean-Louis Palierne
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Message par Jean-Louis Palierne »

La distinction des “quatre Lois” est couramment utilisée par les Pères pour retracer l’histoire du Salut. La loi adamique est celle qui fut donnée par Dieu à Adam et Ève morsqu’ils furent chassés du Paradis. Elle concerne tout homme dès la première heure de son existence. La loi noachique apporte à l’homme l’autorisation de manger la chair des animaux. L'homme n'est donc plus un nourrisson ; et les canons de l’Église interdisent aux chrétiens de faire profession de principe végétarien. La loi mosaïque est bien connue. Les Pères disent que chacun sera jugé selon la loi qu’il aura reçue, ce qui implique que bouddhistes, musulmans etx seront jugés selon la loi noachique.

Effectivement je me suis demandé pourquoi les Pères ne parlent pas de loi abrahamique mais appellent la Torah ‘loi mosaïque”, mais par contre ils connaissent très bien l’Alliance abrahamique. un immense pas en avant dans le dialogue de l’homme avec Dieu : Dieu l’a visité, Il était Trois et Ils étaient Un. Il me semble que c’est la seule icône traditionnelle qui se rapporte à l’Ancien Testament.

Mais la Loi mosaïque, qui ne passera pas, ne peut pas imposer ses préceptes aux chrétiens. Ceux-ci sont en effet soumis à la Loi de la liberté de l’Esprit, celle des Béatitudes. Pourquoi lui refuser le nom de Loi ? Lorsque un docteur de la Loi demanda à Jésus ce qu’il faut faire pour gagner la vie éternelle, il lui répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et ton prochain comme toi-même. » Suit la parabole du Bon Samaritain où Jésus montre que c’est Lui le prochain de tout homme tombé aux mains des brigands, c’est-à-dire les démons.

C’est donc là la Loi des chrétiens, et les Béatitudes nous en donnent la description existentielle. « Bienheureux…» ceux qui gagnent ainsi la vie éternelle. C’est selon les critères des Béatitudes que nous serons jugés.

Nous sommes sortis de l’Histoire en ce sens que les valeurs de ce monde sont complètement renversées. Peu importe la réussite de notre action sociale, si nous témoignons de l’imminence du Royaume de Dieu.

Je suis mille fois d’accord avec vous quand vous écrivez :
L’Eglise a sa tâche propre et qui dépasse mille fois le « social », c’est de proclamer la bonne nouvelle du Royaume à temps et à contretemps
Mon image d’un “stage liturgico-canonique” était une pointe d’humour qui a semble-t-il du mal à passer, mais certainement pas un théologoumène. Il a fallu la Passion et la Résurrection pour ouvrir le cœur des disciples du Christ. « Et partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait. » L’enseignement, ou plutôt le kérygme public de Jésus, tel que nous le rapportent les Évangiles, n’était qu’une introduction visant à nous enseigner à nous convertir. Ensuite c’est en Galilée qu’il leur enseigna à célébrer les saints Mystères et à instituer les Églises. J’ai essayé dans un autre message de montrer la conscience qu’avait l’Église de posséder une Tradition dont les Évangiles ne sont que la préparation. Il ne peut prendre place que dans ce que vous appelez cette “période étrange” (pour Paul, qui dit l’avoir reçu du Seigneur Lui-même, ce ne put être que lorsqu’il fut ravi sur la route de Damas).

Il est important de noter que cet enseignement était transmis essentiellement sous forme de prescriptions concernant la célébration des saints Mystères et les rapports entre les “charismes” au sein de l’Église. C'était donc l'équivalent du Liturgikon et du Corpus canonique[/b]. Si l’étiquette de stage vous choque, oubliez-la. À mon sens les décisions du Concile de Nicée, et en particulier le Symbole de Nicée et la confirmation des Canons Apostoliques, de même que les décisions de l’ensemble des 7 Conciles œcuméniques, le Corpus canonique, de même que les textes des Anaphores de saint Basile le Grand et de saint Jean Chrysostome ainsi que les rites des saints Mystères du Baptême et de la Chrismation, font partie de la Révélation qui a été confiée par le Verbe incarné, le Dieu-homme, le Christ, à l’Église qui est son Corps.
Jean-Louis Palierne
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