Filioque : deux approches (d'après Mgr Kallistos)
Publié : lun. 07 nov. 2005 19:22
J'avais évoqué maladroitement, sur un autre fil de discussion, l'existence de deux tendances dans l'orthodoxie aujourd'hui, qui se positionnent très différemment par rapport au Filioque, en ayant juste cité les termes de « faucons » et de « colombes » employés par Monseigneur Kallistos (qui lui-même les met entre guillemets).
Il s'agit en gros de la deuxième moitié de la section 4 (intitulée Notre Dieu est un Dieu incarné) du chapitre 11 (Dieu est l'homme) du livre L'orthodoxie - l'Église des sept Conciles de Monseigneur Kallistos (Ware), évêque de Dioclea.
Il s'agit en gros de la deuxième moitié de la section 4 (intitulée Notre Dieu est un Dieu incarné) du chapitre 11 (Dieu est l'homme) du livre L'orthodoxie - l'Église des sept Conciles de Monseigneur Kallistos (Ware), évêque de Dioclea.
Considérons maintenant les objections orthodoxes à la théorie occidentale de la Double Procession. Dans l'orthodoxie contemporaine, il y a en fait deux approches à cette question. Les « faucons », ceux qui s'en tiennent à une position plus stricte sur le Filioque, suivent Photius et Marc d'Ephèse en considérant la doctrine de la Double procession comme une hérésie qui produit une distorsion fatale dans la doctrine occidentale de Dieu comme Trinité. Vladimir Lossky va même plus loin: il argue que le déséquilibre dans la doctrine occidentale a aussi conduit à un déséquilibre dans la doctrine de l'Église; le Filioque, pour lui, est clairement lié avec l'accent que mettent les catholiques romains sur les revendications papales. Mais parmi les théologiens orthodoxes modernes, il y a aussi les « colombes » qui se font les avocats d'une approche plus conciliante de la question. Tout en déplorant l'insertion unilatérale du Filioque dans le texte du Credo, ils ne considèrent pas la doctrine latine de la Double Procession comme en elle-même hérétique. Elle est, disent-ils, quelque peu confuse dans son expression et potentiellement source d'erreur, mais elle se prête à une interprétation orthodoxe, et alors elle peut être acceptée, non pas comme un dogme, mais un theologoumenon, une opinion théologique.
Pour les penseurs orthodoxes les plus stricts, le Filioque mène soit à un dithéisme, soit à un semi-sabellianisme. Si le Fils, comme le Père, est un archê, un principe ou source de la Divinité, y-a-t-il alors (demande le groupe le plus strict) deux sources indépendantes, deux principes séparés dans la Trinité ? Manifestement, ce ne peut pas être le point de vue latin, car cela équivaudrait à croire en deux Dieux, et c'est une chose que ni les Occidentaux ni les Orientaux n'ont jamais prétendu. En fait, le Concile de Florence, suivant Augustin, prend la précaution de dire que l'Esprit procède du Père er du Fils comme d'un seul principe : tanquam ab uno principio.
Pour les plus stricts d'entre ces orthodoxes,cependant, cette tentative d'éviter l'accusation de dithéisme ouvre la porte à des objections plus graves : on tombe de Charybde en Scylla. En se débarassant d'une hérésie, l'Occident a dévié dans une autre; le dithéisme est évité, mais les personnes du Père et du Fils sont fusionnées et confondues. La théologie orthodoxe soutient la monarchie du Père à l'intérieur de la Trinité : Lui seul est archê, la Source ou l'origine de l'être à l'intérieur de la Divinité. Mais la théologie occidentale attribue cette caractéristique distinctive du Père également au Fils, donc confondant les deux personnes en une : et qu'est-ce d'autre sinon « une renaissance de Sabellius, ou plutôt un monstre semi-sabellien » selon les termes de saint Photius ?
Examinons plus attentivement cette accusation de double semi-sabellianisme. La Double Procession, c'est ainsi qu'elle apparaît à beaucoup d'orthodoxes, porte atteinte à l'équilibre propre à l'intérieur de la théologie trinitaire, entre les trois personnes distinctes et l'essence partagée. Qu'est-ce qui soude la Trinité ? Les Cappadociens, et les théologiens orthodoxes après eux, répondent qu'il n'y a qu'un seul Dieu parce qu'il y a un seul Père. Les deux autres personnes tirent leur origine du Père et sont définies en terme de leur relation avec le Père. En tant qu'unique source d'être à l'intérieur de la Trinité, le Père constitue de cette manière le principe ou base de l'unité pour la Divinité tout entière. Mais l'Occident, en considérant non seulement le Père, mais aussi le Fils comme la source de l'Esprit, trouve son principe d'unité non plus dans la personne du Père, mais dans l'essence que partagent les trois personnes. Et de cette manière, beaucoup d'orthodoxes le ressentent ainsi, dans la théologie latine, les personnes sont éclipsées par l'essence ou la substance commune.
Ceci aboutit, pour ce groupe plus strict à l'intérieur de l'Orthodoxie, à une dépersonnalisation dans la doctrine latine de la Divinité. Dieu est conçu moins en termes concrets et personnels que comme une essence dans laquelle différentes relations sont distinctes. Cette façon de penser Dieu atteint son plein développement chez Thomas d'Aquin, qui allait jusqu'à identifier les personnes avec leur relations: personæ sunt ipsæ relationes. Pour bien des penseurs orthodoxes, cela donne une piètre idées de la personnalité. Les relations, disent-ils, ne sont pas les personnes: elles sont les caractéristiques personnelles du Père, du Fils et de l'Esprit Saint. Et ainsi que le dit Grégoire Palamas : « Les caractères hypostatiques ne sont pas l'hypostase, mais ils caractérisent l'hypostase. » Les relations, tout en désignant les personnes, n'épuisent aucunement le mystère de chacune.
La théologie scolastique latine, en insistant tellement sur l'essence au détriment des personnes, ets bien près de faire de Dieu une idée abstraite. Il devient un être éloigné, impersonnel, dont l'existence se prouve par des arguments métaphysiques, le Dieu des philosophes et non plus le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Quant aux orthodoxes, ils sont moins intéressés que les Latins par les preuves philosophiques de l'existence de Dieu. Ce qui importe, ce n'est pas une argumentation au sujet de la Divinité, mais le fait d'une recontre directe et vivifiante avec un Dieu personnel et concret.
Ce sont quelques-unes des raisons pour lesquelles beaucoup d'orthodoxes considèrent le Filioque comme dangereux et hérétique : il mêle les personnes et détruit le juste équilibre entre l'unité et le diversité dans la divinité; il met l'accent sur l'indivisibilité, non sur l'aspect trinitaire. Dieu est considéré comme une essence abstraite et trop peu en termes de personnalité spécifique.
De plus, le Filioque donne aux plus stricts parmi les orthodoxes l'impression que l'Esprit Saint, dans la pensée occidentale, est subordonné au Fils, sinon en théorie, certainement en pratique. L'Occident ne prête pas assez attention au rôle de l'Esprit dans le monde, dans l'Église et dans la vie quotidienne de chaque individu.
Les écrivains orthodoxes prétendent aussi que ces deux conséquences du Filioque, la subordination de l'Esprit et l'extrême accentuation de l'unité de Dieu, ont pour résultat d'amener une déformation dans la doctrine catholique romaine de l'Église. L'Occident ayant minimisé l'importance du rôle de l'Esprit, regarde trop l'Église comme une institution de ce monde, gouvernée en termes de pouvoir temporel. Et de même que la doctrine occidentale a accentué l'unité de Dieu aux dépens de la diversité, de même l'unité de l'Église a triomphé sur la diversité, et il en a résulté un excès de centralisation et une importance trop marquée de l'autorité papale.
Telles sont, dans leurs grandes lignes, les positions des « faucons ».
Mais les « colombes » orthodoxes émettent des réserves importantes sur plusieurs points de cette critique du Filioque. Premièrement, ce n'est qu'au XXe siècle que les écrivains orthodoxes ont vu un lien si étroit entre la doctrine de la Double Procession et la doctrine de l'Église. Les écrivains anti-latins de la période byzantine n'affirment pas un tel lien entre les deux. Si le Filioque et les revendications papales sont en fait si manifestement et si intégralement liées, pourquoi les Orthodoxes ne l'ont-ils pas reconnus plus tôt ?
Deuxièmement, il n'est pas juste d'affirmer, d'une manière aussi absolue et tranchée, que le principe de la Divine unité et personnel dans l'Orthodoxie mais pas dans le catholiscisme romain; car l'Occident latin autant que l'Orient grec soutiennent la doctrine de la « monarchie » du Père. Quand Augustin a affirmé que l'Esprit procède du Père et du Fils, il a pris la précaution d'insister sur le fait que l'Esprit ne procède pas du Fils de la même manière que du Père. Il y a deux sortes différentes de procession. L'Esprit procède du Père principaliter, « principalement » ou « en principe » dit Augustin, mais Il procède du Fils per donum Patris, « par le don du Père ». Que l'Esprit procède du Fils, pour ainsi dire, cela résulte d'un don spécial que le Père lui-même a conféré au Fils. Tout comme le Fils reçoit toutes choses comme un don du Père, c'est aussi du Père que le Fils reçoit le pouvoir de spirer ou faire procéder l'Esprit.
Ainsi, pour Augustin comme pour les Cappadociens, le Père demeure la seule « source de la Divinité », et l'ultime origine à l'intérieur de la Trinité. La doctrine d'Augustin, à savoir que l'Esprit procède du Père et du Fils - mais avec le qualificatif qu'Il procède du Fils non principaliter mais « par le don du Père » - n'est alors pas si différente des vues de Grégoire de Nysse, selon lequel l'Esprit procède du Père par le Fils. Le Concile de Florence, en adoptant la doctrine d'Augustin sur la Double Procession, a mis l'accent explicitement sur le point que le souffle de l'Esprit est conféré au Fils par Dieu le Père. Le contraste, alors, entre l'Orthodoxie et Rome en ce qui concerne la « monarchie » du Père n'est pas aussi marqué qu'il apparaît à première vue.
En troisième lieu, le reproche à l'Occident de dépersonnaliser la Trinité en suraccentuant l'unité de l'essence aux dépens de la diversité des personnes ne devrait pas être exagéré. Indubitablement, du fait du scolastisme dégradé qui a prévalu à la fin du Moyen Âge et dans les siècles plus récents, certains, en Occident, traitent la Trinité d'une manière abstraite et schématique. Il est vrai également qu'au début de la période patristique, l'Occident latin eut généralement tendance à aborder la question par l'unité de l'essence divine et d'en dériver la trinité des personnes, tandis que l'Orient grec avait tendance à raisonner en sens inverse, de la trinuité des personnes à l'unicité de l'essence. Mais à ce niveau, nous ne parlons que de tendances générales et non d'opposition irréconciliables ou d'hérésies spécifiques. Si elle est poussé à l'extrême, l'approche occidentale mène au modalisme et au sabellianisme tout comme l'approche orientale mène au trithéisme, à la notion de « trois Dieux. » Mais les grands penseurs représentatifs, en Orient comme en Occident, n'ont pas poussé jusque là. Il est faux de prétendre qu'Augustin néglige le caractère personnel de la Trinité, même s'il hésite à appliquer à Dieu le mot persona ; et il est certainement des théologiens de l'Occident médiéval, comme Richard de Saint-Victor (†1173), pour affirmer une doctrine « sociale » de la Trinité qui s'exprime en terme d'amour réciproque des personnes.
Pour toutes ces raisons, il y a aujourd'hui une écoles de théologiens orthodoxes qui croient que la divergence entre l'Orient et l'Occident à propos du Filioque, malgré toute son importance, est loin d'être aussi fondamentale que Lossky et ses disciples l'affirment. La conception catholique romaine de la personne et de l'action du Saint Esprit - conclut ce second groupe de théologiens orthodoxes - n'est pas fondamentalement différente de celle de l'Orient chrétien; et ainsi nous pouvons espérer que, dans le dialogue d'aujourd'hui entre les Orthodoxes et les Catholiques romains, il sera possible d'arriver un jour à un accord sur cette épineuse question.