Anne-Geneviève a écrit :Le second, c’est la pénétration dans certaines lamaseries de pratiques magiques bön qui n’ont rien de particulièrement bienveillant. Alexandra David-Neel a écrit un bouquin très révélateur sur la magie noire au Tibet. Les « noueurs d’aiguillette » de nos campagnes berrichonnes ou autres sont des enfants de chœur face à ce qu’elle raconte et là, sans discussion, on est bien en face d’une inspiration démoniaque. Mais ce n’est plus du bouddhisme. C’est un vieux chamanisme dans sa version déviée et noir d’encre.
Ma chère Anne-Geneviève,
Cela fait longtemps que je désirais faire quelques remarques en réponse à ce passage de votre message du 22 octobre 2005 à 17h48.
J'ai conscience que le message que j'écris maintenant nous éloigne quelque peu des sujets ordinaires de ce forum, mais il est dicté par un souci de justice. En effet, je me suis toujours battu pour que le forum orthodoxe francophone garde une certaine tenue et évite de tomber dans les excès de certains forums catholiques romains ou « réformés confessants » où l'on parle avec une sotte suffisance de choses que l'on ne connaît pas (j'en donnerai bientôt un exemple cocasse où un polémiste anti-orthodoxe, dans le but de sa démonstration, a retardé de neuf jours la date de la Pentecôte en 1453), quand on ne plagie pas. J'estime qu'il y a d'autres que nous qui se sont depuis un millénaire spécialisés dans la chasse aux sorcières, la forgerie de faux documents, l'intolérance haineuse, et que nous pouvons leur laisser le monopole du mensonge et de la calomnie dans lesquels ils excellent.
Vous n'êtes bien sûr ni sotte, ni suffisante, mais, en l'occurrence, vous êtes victime d'une désinformation qui remonte aux récits d'Alexandra David-Neel, elle-même désinformée par certains bouddhistes.
Car, quels que soient les innombrables mérites du bouddhisme tibétain, beaucoup de ses adeptes n'ont pas échappé au travers de la calomnie à l'égard de l'autre religion du Tibet, le Bœun (tibétain
བོན་), qui comptait pour environ 10% de la population tibétaine avant le déferlement des communistes chinois en 1959 et l'exil précipité de Sa Sainteté le Dalaï-Lama. Il faut signaler au passage que le Bœun, minoritaire au Tibet lui-même malgré quelques zones de force dans le Kham, l’Amdo et la région du mont Kaïlash, s’était aussi implanté, sous une forme plus ou moins affadie, parmi les Mosso du Yunnan et les Mon des confins tibéto-birmans.
Je reprends la graphie Bœun qui est celle utilisée par les éditions Claire Lumière, spécialisées dans les livres sur le bouddhisme tibétain. En effet, la graphie Bön, que l'on utilise souvent en français à l'exemple des textes anglais, s'inspire des conventions de l'allemand et n'est plus guère compréhensible pour les francophones d'aujourd'hui: vu le déclin culturel et scientifique des pays francophones, combien de francophones, en dehors de la Romandie, de l'Alsace, de la Moselle, du Luxembourg et du pays d'Arlon, savent encore prononcer le ö allemand? Autant donc utiliser une graphie qui respecte les conventions de la langue française. Par conséquent, dans la suite du texte, j'utiliserai les termes Bœun et bœunpo, tout en reconnaissant que d’autres transcriptions seraient possibles. Par exemple, M. Gilbert Buéso, dans son savant ouvrage
Parlons tibétain, L’Harmattan, Paris 1998, p. 35, utilise une transcription « Beun ». Quant à Mme Anne-Marie Blondeau, dans « Religions du Tibet », in
Histoire des Religions, tome III, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, Paris 1976, pp. 233-329, elle transcrit tout simplement « Bon ». Rappelons qu'à l'heure actuelle, il n'existe pas encore de système scientifique de transcription du tibétain, quoique Lama Namkhai Norbu Rimpoché, qui a été pendant des décennies professeur à l'
Istituto orientale de l'Université de Naples où l'avait fait entrer le célèbre professeur Giuseppe Tucci, se soit efforcé de créer un système de transcription du tibétain proche du système pinyin imposé pour le chinois par la République populaire de Chine.
Revenons au vif du sujet. Quand le bouddhisme est devenu dominant au Tibet, il a succombé au travers naturel qui consiste à diaboliser la religion qui était présente avant lui. Cette tendance a encore été accentuée par le triomphe des Gelugpa qui ont d'ailleurs aussi quelque peu diabolisé les écoles anciennes. Il s'en est suivi un déferlement de calomnies à propos du Bœun, auquel on abusivement rattaché tout ce qui avait existé au Tibet en dehors du bouddhisme: le chamanisme, la magie noire, et surtout «la religion sans nom».
Puisqu'on présentait comme des bœunpo tous les adeptes de pratiques hétérodoxes aux yeux de l'école gelugpa abusivement présentée comme la seule école légitime du bouddhisme tibétain, il était facile de faire croire que les adeptes de la magie noire au Tibet étaient, comme l'a écrit Alexandra David-Neel et comme vous le reprenez, des adeptes de «pratiques magiques bön qui n'ont rien de particulièrement bienveillant».
Depuis le départ vers l'Inde de réfugiés bœunpo fuyant le communisme et porteurs de leur tradition, depuis la publication par David Snellgrove de
The Nine Ways of Bön en 1967 déjà et depuis la traduction en français de nombreux textes de la tradition Bœun, de telles équivoques ne devraient plus être possibles.
Qu'il y ait des traces de magie noire ou de chamanisme chez les bœunpo tibétains, c'est un fait que je ne nie pas: comme il y a des traces de chamanisme chez les bouddhistes tibétains ou les orthodoxes zyriènes, mais cela n'en fait ni l'essence du Bœun, ni l'essence du bouddhisme tibétain, ni l'essence de l'Orthodoxie en République des Komis.
Pas plus que, contrairement à ce qu'écrivent souvent les auteurs bouddhistes, le Bœun n'était la religion autochtone du Tibet ni même sa religion dominante contre laquelle Gourou Rimpoché (Padmasambavha, Né-du-Lotus) aurait eu à lutter. Quand les auteurs bouddhistes racontent que le roi Langdharma (838-842) persécuta le bouddhisme pour rétablir le Bœun, c'est par abus de langage, parce que ces auteurs bouddhistes ont pris le pli de qualifier de Bœun tout ce qui a été présent dans le domaine religieux au Tibet avant la mission de Gourou Rimpoché. Or, la religion de la cour royale au temps de l'Empire tibétain, ce n'était pas le Bœun, pas plus que le chamanisme n'est du Bœun.
Les bœunpo ont toujours affirmé que leur religion n'est pas autochtone au Tibet, mais qu'elle serait originaire du TagZig (ou Stag-zig), région évidemment identifiée au Tadjikistan, voire à la Perse. Même si la localisation est difficile, il n'y a aucun doute que le Bœun est originaire du monde iranien. Il est même probable que l'antagonisme entre les bouddhistes et les bœunpo reprenne en partie le vieil antagonisme qui a abouti à la séparation entre les Indo-Aryens et les Irano-Aryens, ce schisme religieux d'une ampleur considérable. Citons le professeur Lebedynsky de l’INALCO de Paris : « En marge de cette question se pose celle de la « révolution religieuse » qui aurait accompagné la rupture de l’unité indo-iranienne, voire l’aurait provoquée. En effet, le terme indo-iranien commun *
daiva- « dieu, divinité », qui a conservé son sens premier en sanscrit (
deva-), a pris celui de « démon » en avestique (
daēva-). Ce renversement serait révélateur d’une opposition religieuse majeure entre les ancêtres des Indo-Aryens et ceux des peuples iraniens. Mais il est impossible à dater, et il n’est même pas sûr qu’il ait concerné la totalité des parlers proto-iraniens (d’après Georges Dumézil, par exemple, il ne se serait pas produit dans une partie au moins des langues « scythiques » de la steppe, comme en témoigneraient les données de la religion populaire ossète). L’opposition est d’ailleurs moins nette dans le cas de l’autre catégorie de personnages divins, les *
Asura- indo-iraniens : du côté iranien,
Ahura est devenu le nom du dieu unique du zoroastrisme,
Ahura Mazdā, le « Seigneur sage » ou le « Seigneur sagesse » ; mais du côté indien, les
Asura védiques sont moins « démoniaques » qu’on ne l’a dit. Dans des textes anciens, ce nom est donné à de grands dieux comme Varuna ou Bhaga. » (Iaroslav Lebedynsky,
Les Indo-Européens, Editions Errance, Paris 2006, p. 167.) Il est vrai que, dans le bouddhisme, les asura sont des Titans plutôt que des démons.
On sait qu'un certain nombre d'Indo-Aryens prirent la direction du Moyen-Orient plutôt que celle du sous-continent indien et qu'ils formèrent par exemple l'aristocratie du royaume du Mitanni; des générations plus tard, l’antagonisme entre religion irano-aryenne et religion indo-aryenne n’avait pas diminué : « Un groupe probablement plus important a marché plus au nord en direction de l’ouest à travers le plateau septentrional de l’Iran et a sans doute laissé des arrière-garde s’installer à demeure dans les provinces bordant la mer Caspienne (Mazandéran, Ghilan) où des « adorateurs des devas », descendants de ces Ârya, seront persécutés bien des siècles plus tard par les rois achéménides fidèles d’Ahura Mazda. » (Jacques Freu,
Histoire du Mitanni, L’Harmattan, Paris 2003, p. 30.)
Il n’est donc pas impossible que l’opposition entre Bœun et bouddhisme au Tibet ne soit qu’une nouvelle figure de ce vieil antagonisme entre Iraniens et Indiens.
Toujours loin de se vouloir la religion autochtone du Tibet, le Bœun affirme sans équivoque qu'il eut pour fondateur, dans ce mystérieux TagZig, le Seigneur Shenrab Miwo (Gçen-rab mi-bo dans la graphie de Madame Blondeau), vers 1'500 avant Jésus-Christ (c'est-à-dire à l'époque où les Irano-Aryens étaient précisément installés en Asie centrale). Du TagZig, il était devenu la religion majoritaire du royaume de ShangShoung (Žan-žun dans la graphie de Madame Blondeau), correspondant à la partie la plus occidentale de l'actuel Tibet autour du mont Kaïlash où les shivaïtes, de leur côté, voient la demeure de Siva. C'est le premier roi bouddhiste du Tibet Songtsèn Gampo (617-650) qui a annexé au Tibet le royaume de ShangShoung et c'est seulement à cette occasion que le Bœun s'est vraiment installé au Tibet historique. Par conséquent, dans la majeure partie du Tibet, le Bœun n'est pas antérieur au bouddhisme.
Il est à noter que tous les récits relatifs aux origines du Bœun étaient considérés comme légendaires jusqu'aux progrès récents de l'archéologie en Asie centrale et dans l'Himalaya. Or, toutes les découvertes archéologiques récentes confirment les récits de la tradition Bœun. En particulier, plus personne ne considère comme légendaire l'existence du royaume perdu de ShangShoung ni de son écriture, qui est encore utilisée aujourd'hui dans certaines pratiques du Dzogchen. Par exemple, Namkhai Norbu Rimpoché, dans son ouvrage
Dzogchen et Tantra, traduit de l’anglais par Bruno Espaze, Albin Michel, Paris 1995, p. 96, donne un schéma de Thiglé tchenpo, symbole du Dzogchen où sont inscrits six lettres dans les caractères de l’ancienne écriture de ShangShoung.
Je l'ai écrit, dans la majeure partie du Tibet, le Bœun n'est pas antérieur au bouddhisme. Alors, quelle était la véritable religion de l'Empire tibétain avant la conversion de Songtsèn Gampo, cette religion diabolisée par les textes bouddhistes, cette religion dont on a voulu effacer le souvenir au point que nous ne connaissons pas son véritable nom et qu'on l'a abusivement appelée Bœun, de manière à compromettre celui-ci en l'assimilant à celle-là? Car tout a été fait pour faire disparaître jusqu’au souvenir de la religion ancienne, et pour emporter le Bœun dans le même corbillard : « (…) le bouddhisme s’est trouvé confronté au Tibet avec une religion organisée dont les concepts et les pratiques étaient totalement irréconciliables avec les siens. De toute évidence, il ne pouvait admettre les sacrifices animaux, a fortiori humains. Mais surtout, la conception d’un roi-dieu qui maintient l’ordre de l’univers, la croyance en l’immortalité, en une vie bienheureuse après la mort conçue à l’image de la vie terrestre et valorisant donc cette dernière, ne laissaient aucune place aux concepts fondamentaux du bouddhisme : l’impermanence de toute existence, y compris celle de l’univers, la souffrance liée à l’existence, la transmigration (
samsāra), la rétribution inéluctable des actes, en cette vie ou dans une autre vie (
karman). » (Blondeau, op. cit., p. 245.)
Un seul exemple suffira à prouver la fausseté de cette assimilation. Les bouddhistes eux-mêmes reconnaissent que ce sont les bœunpo qui leur ont appris à faire des offrandes de tormas (statuettes de beurre) (cf. Fabrice Midal,
Mythes et dieux tibétains, Le Seuil, Paris 2000, pp. 116-117) et les bœunpo se glorifient que Tonpa Shenrab Miwo ait appris à leurs lointains ancêtres à remplacer les sacrifices sanglants par les offrandes de torma. On voit ainsi que le Bœun partage la répugnance du bouddhisme à l'égard des sacrifices d'êtres animés. Or, parmi peu que nous savons à propos de la « religion sans nom » du Tibet avant la prédication du Dharma, c'est que cette religion connaissait la pratique des «morts d'accompagnement», attestée dans un grand nombre de peuples (Sumériens, Scythes, Vikings –cf. le célèbre récit d'Ibn Fadlan , Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord, Balinais, Mongols, Chinois, etc., etc.) pratique que le christianisme et le bouddhisme ont éradiquée partout où ils ont triomphé. Citons le sociologue français Alain Testart, le meilleur spécialiste mondial de la pratique des morts d’accompagnement : « Bien que toute cette période soit entourée d’une grande obscurité et malgré l’insignifiance des fouilles archéologiques en pays tibétain, l’exemple comporte un enseignement important sur la sociologie de l’accompagnement : c’est, pour employer un terme issu de notre féodalité, celle de l’amitié jurée. […] Les sources chinoises indiquent que "le souverain et des sujets concluent un pacte d’amitié englobant cinq ou six personnes appelées « destin commun » (à la vie à la mort). Quand le souverain mort, elles se suicident pour le suivre dans la tombe. " Selon ces mêmes sources, beaucoup de parents et de fidèles seraient enterrés avec le roi. » (Alain Testart,
Les morts d’accompagnement, Editions Errance, Paris 2004, p. 103.) On voit donc mal comment le Bœun, avec sa répugnance pour tout ce qui se rapprocherait d’un sacrifice d’êtres animés, aurait dès lors pu être la religion de la cour impériale tibétaine!
La calomnie qui fait du Bœun l'ancienne religion de la cour tibétaine, sur fond de chamanisme et de magie noire, ce qui est d’ailleurs aussi une calomnie à l’égard de ce qu’était la « religion sans nom », finit par bien embarrasser les adversaires les plus acharnés du Bœun, c'est-à-dire les Gelugpa exclusivistes du type de ceux de la New Kadampa Tradition (NKT). A force d'avoir qualifié tout et n'importe quoi de Bœun, ils finissent par faire des distinctions spécieuses entre le Bœun naturel, magique et chamanique, le Bœun introduit, qui aurait été la religion, basée sur l’observance stricte des rites, de la cour tibétaine, et le Bœun actuel, qui se serait réformé sous l'influence du bouddhisme et l'aurait plagié. Faut-il préciser que ces assertions tiennent de plus en plus difficilement la route face aux recherches des archéologues et des philologues européens et nord-américains, qui tendent à montrer que le Bœun présentait les caractères qui sont aujourd'hui les siens bien longtemps avant l'arrivée du bouddhisme au Tibet ?
Il est vrai que les véritables origines du Bœun restent contestées. Se pose en particulier le problème des incontestables affinités avec le bouddhisme, alors qu'on tend de plus en plus à accepter l'idée que le Bœun n'a pas plagié le bouddhisme. En effet, ici comme en beaucoup d’autres lieux, l’archéologie vient au secours de ce qui passait pour de vieilles légendes : « Une de ces sculptures datant du Karakoram, et datée du 1er siècle de l’ère chrétienne, montre clairement le style caractéristique d’un stûpa Bönpo comportant une ouverture à la base et le symbole du trident, de même que le symbole de la svastika du Yungdrung Bön, ce qui donne à réfléchir sur ces similitudes de style avec la culture bouddhiste indienne arrivée au Tibet seulement six siècles plus tard. De même, les sculptures du Ladakh, bien que gravées par des soldats à l’époque de l’expansion de l’influence tibétaine coïncidant avec l’arrivée du bouddhisme indien, expriment toutes le style des stûpas Bönpos, accompagné d’inscriptions en langage archaïque du Tibet occidental, le ZhangZhung, que le Tibétain a supplanté. L’idée généralement admise que le langage écrit coïncide au Tibet avec le Bouddhisme indien, paraît bien faible. » (Richard Dixey, préface à Shardza Tashi Gyaltsen,
Les sphères du cœur, Les Deux Océans, Paris 1998, p. 9.) Depuis, les progrès ont été considérables, et l’archéologue John Bellezza a trouvé, dans le Tibet occidental et ses confins indiens, de nombreux vestiges archéologiques de ce royaume qui était considéré comme un conte bœunpo voici encore peu de décennies.
Alors, puisqu’il n’y a pas de plagiat, comment expliquer les similitudes entre le Bœun et le bouddhisme ?
Pour certains, il s'agit tout simplement d'une autre forme du bouddhisme, dont la présence au Tibet est antérieure à la prédication du Précieux Maître, et qui serait arrivée au Tibet par l'Asie centrale alors que les autres écoles sont arrivées par le nord de l'actuel Pakistan. Dans cette optique, le Bœun serait une école bouddhique antérieure, qui se serait développée dans un milieu iranophone avant d'arriver au ShangShoung, et qui n'aurait pas le lien avec l'université de Nalanda qui caractérise plusieurs autres écoles du bouddhisme tibétain. Après tout, il y a encore au Népal, à côté des adeptes du bouddhisme tibétain, des populations newar qui sont les dernières à pratiquer une forme du Vajrayana purement indienne et n'ayant pas transité par le Tibet (cf. Pascal et Evelyne Chazot,
Parlons népali, L'Harmattan, Paris 1996, p. 206). Par conséquent, il serait tentant de voir dans les bœunpo les derniers adeptes d'une forme du bouddhisme qui serait passée par le milieu iranophone d'Asie centrale (les Sogdiens?). Dans cette optique, certains n'hésitent pas à envisager que le Bœun ait été la forme de bouddhisme pratiqué dans un des centres bouddhistes du monde persan au début de l'ère chrétienne et le TagZig s'identifierait, par exemple, avec le grand centre bouddhique de Balkh dans l'actuel Afghanistan, dont on sait que les desservants, plus tard convertis à l'Islam, appartenaient à la famille des Barmécides dont le membre le plus illustre fut Djaffar, le grand vizir du calife abbasside de Bagdad Haroun-al-Rachid.
Cette thèse ne serait pas très différente d’une opinion citée par Madame Blondeau (op. cit., pp. 314 s.), pour qui non seulement le Bœun, mais aussi l’école des Nyingmapa (qu’elle transcrit Rñin-ma-pa) seraient deux expressions du bouddhisme ancien au Tibet, bouddhisme qui se serait chargé de tout un lot de croyances étrangères au bouddhisme. Face aux réformes introduites par les nouvelles écoles bouddhiques au XIe siècle, les Nyingmapa se seraient adaptés, tandis que les bœunpo auraient au contraire tout fait pour se différencier (circumambulation dans le sens inverse de celui pratiqué par les bouddhistes, svastika dont les branches tournent à gauche), poussant le raidissement dans leur opposition jusqu’à se constituer en religion séparée. Cette opinion cadre pourtant mal avec les récentes découvertes archéologiques qui montrent que bien des éléments caractéristiques du Bœun actuel existaient mille ans avant la date généralement reconnue pour leur apparition.
Toutefois, si l'on accepte le point de vue des adeptes du Bœun qui placent la vie de leur fondateur des siècles avant celle du Bouddha historique Gautama Sakyamuni (celui que le christianisme a canonisé sous le nom de saint Josaphat), les choses deviennent plus compliquées. Les bouddhistes résolvent la question en émettant l'idée que Shenrab Miwo aurait pu être une manifestation antérieure du Bouddha historique. L’observateur non bouddhiste pourra quant à lui penser que le Bœun correspond à de très vieilles croyances qui étaient répandues en milieu indo-iranien avant la séparation des deux ethnies, et cela expliquerait les affinités avec le shivaïsme, et l'affirmation commune, partagée avec le shivaïsme, d'être une religion « éternelle », sans commencement, sans révélation, sans dogme : le
Yungdrung Bön, le « Bœun éternel ». Le shivaïsme ne se veut-il pas, quant à lui,
sanâtana dharma,
lex perennis (cf. Bernard Dubant,
B.-A. -BA Shivaïsme, Pardès, Grez-sur-Loing 2006, p. 9)?
Les affinités avec le bouddhisme proviendraient dès lors de ce très vieux fonds indo-européen, commun au shivaïsme, au bouddhisme et au Bœun, le Bouddha Gautama n'ayant fait que réanimer une tradition ancienne, perdue de vue de son temps.
Comme on le voit, bien des points restent à éclaircir à propos du Bœun. Toutefois, un certain nombre de choses devraient être claires pour tout le monde:
1. Le Bœun n'est pas la religion autochtone du Tibet antérieure à l'arrivée du bouddhisme. Il n'y a donc pas de « pratiques magiques bön » qui auraient pénétré certaines lamaseries après l'implantation du bouddhisme. Il peut certes y avoir des pratiques magiques qui se sont infiltrées dans certains monastères bœunpo ou bouddhistes, mais elles ne viennent pas du Bœun lui-même, et surtout elles ne sont pas l’essence du Bœun. Quand un prêtre orthodoxe phylétiste, comme il en existe malheureusement quelques-uns, du genre de ces brillants personnages qui n'ont qu'un mépris haineux pour les peuples et les cultures de l'Europe occidentale tout en ne refusant jamais une bonne subvention de l'Union européenne ou de la Suisse, lit mécaniquement des paroles auxquelles il ne croit pas dans le seul but de satisfaire une clientèle d’émigrés nostalgiques des chants de leur pays, tandis qu’il s’abstient de toute pastorale et fait même obstacle à la vie spirituelle de ses fidèles parce que tout souci spirituel lui paraît éminemment suspect, il pratique aussi une certaine forme de magie. Mais qui oserait prétendre qu’il est représentatif du christianisme orthodoxe ?
2. Le Bœun n'est donc pas l'ensemble de pratiques magiques et chamaniques auxquelles les Gelugpa exclusivistes aimeraient bien le réduire. Il s'agit d'une philosophie qui vaut bien celle du bouddhisme. La plus ancienne école du bouddhisme tibétain, les Nyingmapa, ne nie pas ses relations avec le Bœun. Le Dzogchen, qui était très mal vu des Gelugpa et que le Ve Dalaï-Lama Gyalchok Nawa (1617-1682) devait pratiquer en secret, est commun au Bœun et à l’école des Nyingmapa.
3. Enfin, à l'heure actuelle, il faut absolument cesser de colporter les malveillances des informateurs d'Alexandra David-Neel à l'égard du Bœun. Il y a maintenant des groupes peu nombreux de bœunpo francophones, anglophones, russophones. Il ne s'agit assurément pas de Français, d'Etasuniens ou de Russes devenus adeptes du chamanisme ou de la magie noire! Bien des ouvrages bœunpo ont maintenant été traduits en français, en particulier ceux de Tenzin Wangyal Rimpoché, lama bœunpo qui présente la particularité d'être né en exil en Inde et d'enseigner aux Etats-Unis. Il est professeur à l'université de Charlottesville et dirige le centre Ligmincha (du nom du dernier roi du ZhangZhung assassiné sur l'ordre de Songtsen Gampo). Les éditions Claire Lumière ont publié deux de ses livres (
Yogas tibétains du rêve et du sommeil et
Guérir par les formes, l'énergie et la lumière), tandis qu'un autre,
Les prodiges de l'esprit naturel, est disponible en édition de poche (Collection Points Sagesse) aux éditions du Seuil. Tout ceci a beaucoup à voir avec de la haute spéculation philosophique, et fort peu avec de la magie noire.
4. Je pense que l'attitude de l'actuel Dalaï-Lama en exil en Inde devrait être éclairante à ce propos. Celui-ci reste certes le chef de l'école des Gelugpa, mais il n'oublie pas ses responsabilités de chef d'Etat en exil à l'égard de toutes les composantes de la culture tibétaine. Par conséquent, il fait aussi son possible pour raffermir les autres écoles tibétaines, y compris le Bœun. Il a ainsi préfacé
Les prodiges de l'esprit naturel de Tenzin Wangyal Rimpoché, et n'a pas hésité à apparaître dans certaines occasions en portant une coiffe bœunpo. On dit souvent qu'il a reconnu le Bœun comme la « cinquième des quatre écoles du bouddhisme tibétain ». Cette attitude lui vaut l'hostilité des intégristes de son école, et les groupes liés à la NKT ont rompu tout contact avec lui et mènent de violentes campagnes contre lui. Mais, soyons sérieux: si le Bœun était cet ensemble de pratiques de magie noire auxquels on le ramène en Occident depuis le livre d'Alexandra David-Neel, publié des décennies avant que commence l'étude scientifique de cette tradition, l'actuel Dalaï-Lama accepterait-il de le considérer comme une école bouddhique, au risque de voir l'anathème jeté sur lui depuis les hauteurs du Mont-Pèlerin, au-dessus de Vevey, où se trouve un des monastères les plus liés aux Gelugpa purs et durs?
Il va de soi que le sujet que je viens de traiter est marginal par rapport aux centres d'intérêt du présent forum. De toute façon, le Bœun a si peu d'adeptes sous nos latitudes que je n'en ai jamais rencontrés et que je n'en rencontrerai sans doute jamais. Mais c'est précisément parce que cette tradition est faible sur le plan numérique, lointaine, pauvre, persécutée de toutes parts, exilée et calomniée, que nous nous devons de dire la vérité à son égard, et que je n'ai pas voulu que le présent forum laisse entendre à son égard des choses qui ne sont pas vraies. Même si je sais qu'Anne-Geneviève, elle, était de bonne foi quand elle a écrit les propos qui sont le point de départ de ces lignes, il n'en reste pas moins que nous, chrétiens orthodoxes, nous devons nous souvenir en toutes circonstances que nous sommes les serviteurs de Celui qui a dit « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14,16) et qui nous a dit une bonne fois pour toutes que « la Vérité [nous] rendra libres » (Jn 8,32). La calomnie et le mensonge, nous pouvons les laisser aux forgeurs de fausses décrétales, aux falsificateurs du Credo, aux défenseurs de Stepinac, à ceux qui déplacent la date de Pâques 1453 de neuf jours pour faire accroire, comme pauvre argument en faveur de leurs thèses, que la ville bénie de Dieu était tombée le jour de la Pentecôte et se glorifient sur Internet que les musulmans aient ainsi été des défenseurs du Filioque. Le Christ nous a un jour fait entrevoir la Vérité et il nous a libérés de siècles de conditionnement mental; nous devons d'autant plus abhorrer le mensonge. Laissons-leur l'intolérance, la calomnie et le désir de conquête; mais souvenons-nous que nous, en revanche, nous n'avons pas le droit de propager des idées fausses, fussent-elles partagées par le plus grand nombre.
Notre premier devoir, nous l'avons envers la Vérité, et la vérité, nous la devons encore plus à l'égard du Bœun, faible selon le monde, méconnu, persécuté, méprisé, qu'à l'égard de ceux qui ont les moyens de répliquer.
Alors, je peux m’être trompé, par ignorance et par méconnaissance, mais j’ai ici essayé de payer au Bœun le tribut de la vérité.