Claude le Liseur a écrit :Claude le Liseur a écrit :Les bœunpo ont toujours affirmé que leur religion n'est pas autochtone au Tibet, mais qu'elle serait originaire du TagZig (ou Stag-zig), région évidemment identifiée au Tadjikistan, voire à la Perse. Même si la localisation est difficile, il n'y a aucun doute que le Bœun est originaire du monde iranien. Il est même probable que l'antagonisme entre les bouddhistes et les bœunpo reprenne en partie le vieil antagonisme qui a abouti à la séparation entre les Indo-Aryens et les Irano-Aryens, ce schisme religieux d'une ampleur considérable. Citons le professeur Lebedynsky de l’INALCO de Paris : « En marge de cette question se pose celle de la « révolution religieuse » qui aurait accompagné la rupture de l’unité indo-iranienne, voire l’aurait provoquée. En effet, le terme indo-iranien commun *daiva- « dieu, divinité », qui a conservé son sens premier en sanscrit (deva-), a pris celui de « démon » en avestique (daēva-). Ce renversement serait révélateur d’une opposition religieuse majeure entre les ancêtres des Indo-Aryens et ceux des peuples iraniens. Mais il est impossible à dater, et il n’est même pas sûr qu’il ait concerné la totalité des parlers proto-iraniens (d’après Georges Dumézil, par exemple, il ne se serait pas produit dans une partie au moins des langues « scythiques » de la steppe, comme en témoigneraient les données de la religion populaire ossète). L’opposition est d’ailleurs moins nette dans le cas de l’autre catégorie de personnages divins, les *Asura- indo-iraniens : du côté iranien, Ahura est devenu le nom du dieu unique du zoroastrisme, Ahura Mazdā, le « Seigneur sage » ou le « Seigneur sagesse » ; mais du côté indien, les Asura védiques sont moins « démoniaques » qu’on ne l’a dit. Dans des textes anciens, ce nom est donné à de grands dieux comme Varuna ou Bhaga. » (Iaroslav Lebedynsky, Les Indo-Européens, Editions Errance, Paris 2006, p. 167.) Il est vrai que, dans le bouddhisme, les asura sont des Titans plutôt que des démons.
On sait qu'un certain nombre d'Indo-Aryens prirent la direction du Moyen-Orient plutôt que celle du sous-continent indien et qu'ils formèrent par exemple l'aristocratie du royaume du Mitanni; des générations plus tard, l’antagonisme entre religion irano-aryenne et religion indo-aryenne n’avait pas diminué : « Un groupe probablement plus important a marché plus au nord en direction de l’ouest à travers le plateau septentrional de l’Iran et a sans doute laissé des arrière-garde s’installer à demeure dans les provinces bordant la mer Caspienne (Mazandéran, Ghilan) où des « adorateurs des devas », descendants de ces Ârya, seront persécutés bien des siècles plus tard par les rois achéménides fidèles d’Ahura Mazda. » (Jacques Freu, Histoire du Mitanni, L’Harmattan, Paris 2003, p. 30.)
Encore quelques réflexions.
1.C'est un lieu commun depuis l'Ancien Testament et jusqu'au dessin animé
Il était une fois l'homme dont la télévision m'abreuvait pendant mon enfance - encore qu'il valait mieux être abreuvé de ce dessin animé que des actuelles émissions de télé-réalité) de louer la tolérance des Achéménides. Tout a contribué à ce
topos: la clémence de Cyrus après la prise de Babylone en ~539, les divagations de certains philosophes grecs qui projetaient sur la Perse achéménide les mêmes rêves que les philosophes des Lumières projeteront sur la Chine des Qing, la récupération de la figure de Zoroastre (persan
Zartocht
ز ر تشت par Nietzsche dans
Also sprach Zarathustra, etc., etc. Sans le livre de M. Freu sur l'histoire du Mitanni, je n'aurais jamais su que les Achéménides avaient cruellement persécuté les Indo-Aryens installés au bord de la Caspienne au nom de leur dieu suprême Âhoura Mazdâ.
(Transcription persane du nom de Zoroastre trouvée in Dominique Halbout et Mohammad-Hossein Karimi,
Le Persan, Assimil, Chennevières-sur-Marne 2003, p. 642, et saisie à l'aide du clavier persan mis à disposition par Lexilogos:
http://www.lexilogos.com/clavier/farsi.htm . Le persan utilise l'alphabet arabe augmenté de trois caractères, ce qui en rend la saisie aisée dès lors qu'on connaît un tant soit peu l'écriture arabe.)
En revanche, les Sassanides, lointains successeurs des Achéménides, ne bénéficient pas du même préjugé favorable, et pour cause: ils furent les persécuteurs acharnés de tout ce qui n'était pas mazdéen. Jean-Gabriel a récemment rappelé sur le présent forum les terribles persécutions infligées par les Sassanides aux chrétiens de Perse. Il ne faut pas oublier que leur rôle dans l'histoire du christianisme fut encore plus néfaste, en ce qu'ils portent une grande part de responsabilité dans deux schismes qui perdurent jusqu'à ce jour: le rejet des conclusions du concile d'Ephèse de 431 par le catholicat de Séleucie-Ctésiphon (la seule "Église d'Orient" au vrai sens de ce terme) en 484, et le rejet des conclusions du concile de Chalcédoine par l'Église d'Arménie . Dans son livre déjà plusieurs fois cité sur le présent forum,
L'Église arménienne et le grand schisme d'Orient, Nina Garsoïan a bien montré le rôle joué par les Sassanides dans cet événement aux conséquences terribles qu'a été la séparation des Arméniens d'avec l'Orthodoxie. Un événement qui portait en lui la fin de l'unité du Caucase chrétien et la future disparition de l'Albanie du Caucase suivie de l'apostasie de ses habitants, l'affaiblissement de la frontière orientale de l'Empire des Romains, et surtout l'éloignement de l'Orthodoxie d'un peuple de haute et prestigieuse civilisation. Quant à la séparation du catholicossat de Séleucie-Ctésiphon, elle portait en germe un désastre encore plus douloureux - l'échec du christianisme en Asie centrale et en Chine.
2. J'ai entre les mains un manuel de sanscrit de la collection
Teach Yourself (Michael Coulson, revu par Richard Gombrich et James Benson,
Teach Yourself Sanskrit, Hodder Education, Londres 2007). Cette collection ne vaut pas ce que nous avons comme équivalents en français chez Presses Pocket ou Assimil, mais, voilà, pour le sanscrit, je n'ai pas trouvé de manuel en français. Encore qu'il existe en allemand une méthode fort sympathique publiée par une avocate de Stuttgart, Me Jutta Marie Zimmerman, mais cette méthode n'a pas de lexique aussi complet que dans le manuel de Coulson (Jutta Marie Zimmerman:
Sanskrit. Tome I: Devanāgarī. Die Schrift aus der Stadt der Götter, Raja Verlag, 2e édition, Stuttgart 2005, 90 pages. Tome II:
Devavānī. Die Sprache aus der Stadt der Götter, Raja Verlag, 1re édition, Stuttgart 2006, 114 pages.) Raison pour laquelle je dois me reporter au manuel anglais. Je suis fort marri de ne rien trouver de satisfaisant dans notre langue. J'ai eu la curiosité, à propos du schisme religieux immémorial entre Indo-Iraniens et Indo-Aryens qu'évoquent Lébédynsky et Freu dans les ouvrages que j'avais cités, de consulter la traduction que M. Coulson donne des termes litigieux.
Page 318:
असुरः asuraḥ
demon (= démon, NdT)
Page 337:
देवः devaḥ
god; his / Your Majesty (= dieu; Sa / Votre Majesté en s'adressant à un roi, NdT)
(Sanscrit devanagari et translittération latine du sanscrit saisis à l'aide du clavier trouvé sur lexilogos:
http://www.lexilogos.com/clavier/sanskrit_latin.htm. Je précise que je ne connais pas l'écriture devanagari et que je reproduis les mots d'après le dictionnaire. )
Donc, les dieux du zoroastrisme persan sont bien les démons de l'hindouisme indien, et vice-versa. Quand, fuyant l'Islam, un certain nombre de zoroastriens d'Iran se sont installés en Inde où ils ont donné naissance à la prospère communauté des Parsis, ils ont vraiment dû se sentir dépaysés.
En revanche, dans le bouddhisme, en tout cas dans le bouddhisme du Véhicule du Diamant du Tibet, il y a longtemps que les asouras ne sont plus les démons de l'hindouisme - sans pour autant être les dieux du zoroastrisme:
DEMI-DIEUX (sct. asouras): classe d'êtres puissants animés d'une continuelle ardeur belliqueuse (syn. : titans).
(Tcheuky Sèngué e.a.,
Petit Lexique Claire Lumière du bouddhisme tibétain, Claire Lumière, Vernègues 1991 - les pages ne sont pas numérotées.)
Mais les devas ont gardé un sens proche de celui de l'Inde -proche, mais non identique, car le bouddhisme n'est pas polythéiste:
DIEUX (sct. dévas): catégories d'êtres du samsara caractérisés par une vie très longue et une quasi-absence de souffrances.
On en distingue trois grandes classes:
- les dieux de la sphère du désir,
- les dieux de la sphère de la forme (pure),
- les dieux de la sphère du sans-forme.
Bien que ces dieux ne souffrent pratiquement pas au cours de leur vie, ils restent prisonniers du samsara et , lorsque leur mérite est épuisé, ils retombent dans des mondes inférieurs aux leurs. Ces dieux n'ont pas de rapport avec le Dieu des religions théistes.
(même source)
Voilà, et tout ceci puise sans source dans des événements survenus à une époque connue de Dieu seul, quand les Indo-Européens cheminaient des steppes aux océans.