Albert Camus à propos de l'Incarnation

[Claude le Liseur]

Il existe un texte très peu connu d'Albert Camus (1913-1960), qui, à ma connaissance, n'a été publié que dans le volume consacré à ses "Essais" dans la Pléiade chez Gallimard (pages 1224-1313). Il s'agit de son mémoire de diplôme d'études supérieures à la faculté des Lettres d'Alger en 1935, connu sous le titre de Métaphysique chrétienne et néoplatonisme ou Entre Plotin et saint Augustin.

Camus a toujours été athée, voire anti-théiste, et, à l'époque, il était membre du Parti communiste algérien (quel drôle de communiste il devait être!). Il est d'autant plus intéressant qu'il ait fait un travail sérieux sur un sujet qui lui était étranger. J'ose même dire que j'ai été plus intéressé par ce mémoire de diplôme que par les grands textes de Camus que l'on me faisait lire au lycée voici une douzaine d'années.

Notamment, Albert Camus a parfaitement compris quel scandale l'Incarnation représentait par rapport aux religions antiques, et les lignes qui vont suivre me paraissent devoir compléter les réponses données à Danilo à propos des justifications de la vénération des icônes. Elles me semblent parfaitement s'appliquer à certains "chrétiens" qui, en refusant l'icône, expriment en fait leur doute par rapport à l'Incarnation. Je laisse donc la parole à Camus qui souligne la nouveauté radicale de ce fait central qu'est l'Incarnation pour un monde païen qui avait pourtant développé une vie spirituelle élevée:

"Cette solution de fait résolvait toutes les difficultés d'une doctrine, établissant un si grand écart entre Dieu et l'homme. Platon qui voulait unir le Bien à l'homme était contraint de construire toute une échelle d'idées entre ces deux termes. Par là il créait un savoir. Ici, point de raisonnement; mais un fait. Jésus est venu. A la sagesse grecque qui n'est qu'une science, le Christianisme s'oppose comme un état de choses.
Pour comprendre enfin toute l'originalité d'une notion devenue trop familière à nos esprits, demandons leur avis aux païens de l'époque. Un esprit aussi cultivé que Celse ne comprend pas. Son indignation est réelle. Quelque chose lui échappe qui était trop nouveau pour lui: "Que si, dit-il, parmi les Chrétiens et les Juifs, il en est qui déclarent qu'un Dieu ou un fils de Dieu, les uns, doit descendre, les autres, soit descendu, c'est là de leur prétention la plus honteuse... Quel sens peut avoir pour un Dieu un voyage comme celui-là? Serait-ce pour apprendre ce qui se passe chez les hommes? Mais ne sait-il pas tout? Est-il donc incapable, étant donné sa puissance divine, de les améliorer sans dépêcher quelqu'un corporellement à cet effet... Et si, comme les chrétiens l'affirment, il est venu pour aider les hommes à rentrer dans la droite voie, pourquoi ne s'est-il avisé de ces devoirs qu'après les avoir laissés errer pendant tant de siècles." De même l'Incarnation paraît inacceptable à Porphyre: "Même en supposant que tels des Grecs soient assez obtus pour penser que les Dieux habitent dans des statues, ce serait encore une conception plus pure que d'admettre que le Divin soit descendu dans le sein de la Vierge Marie, qu'il soit devenu embyron, qu'après sa naissance, il ait été enveloppé de langes, tout sali de sang, de bile et pis encore." Et Porphyre s'étonne que le Christ ait pu souffrir sur sa croix, alors qu'il devait être par nature impassible.
Rien donc n'est aussi spécifiquement chrétien que la notion d'Incarnation. C'est en elle que se résument les thèmes obscurs que nous avons essayé de délimiter. C'est sur cet argument de fait immédiatement compréhensible que s'achèvent les mouvements de pensée qu'il faut regarder vivre maintenant chez ceux qu'ils animaient." (pages 1238 s.)

Intéressant de voir un athée remettre l'église au milieu du village!

[J-Gabriel]

Voilà qu’en faisant des recherches personnelles à partir du nom Porphyre, je tombe sur ce texte mis en avant par Claude.
Alors je profite par ce message de faire remonter le sujet, car on encore dans l’esprit de Noël, hein ? Mais oui, et j’ai encore les décorations allumées sur le balcon…