De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.
Publié : ven. 27 nov. 2009 20:12
Le professeur Gottfried Schramm, dont j'ai eu l'occasion de présenter ici viewtopic.php?t=2253 la remarquable recherche sur les origines du christianisme albanais a par ailleurs consacré une partie de son livre Slawisch im Gottesdienst (R. Oldenbourg Verlag, Munich 2007, 208 pages) à un sujet rarement abordé: la manière dont saints Cyrille et Méthode et les premiers missionnaires orthodoxes auprès des Slaves se sont inspirés des alphabets arménien et géorgien pour mettre au point l'alphabet glagolitique, premier alphabet slave. Et, de fait, si l'actuel alphabet cyrillique ressemble pour l'essentiel à un mélange d'alphabet grec et d'alphabet hébreu (pour des lettres comme le ш très fortement inspiré du ש
hébraïque), les tableaux des pages 107 à 111 de l'ouvrage de Schramm montrent à quel point l'alphabet glagolitique était inspiré des alphabets arménien et surtout géorgien. La démarche était d'ailleurs logique: les Arméniens et les Géorgiens n'étaient-ils pas deux exemples prestigieux de peuples dont l'écriture avait précisément été inventée pour des raisons liturgiques et religieuses?
Le hasard d'une navigation sur Internet me fait découvrir qu'il pourrait subsister une influence inattendue de l'arménien même dans la graphie actuelle (cyrillique) du slavon. En effet, on sait qu'en slavon, le mot богъ, sans le titlo, signifie idole, tandis que le même mot бгъ avec le titlo (que je n'arrive naturellement pas à reproduire sur mon traitement de texte - j'enrage!) signifie Dieu (cf. Militsa Tsarenkov, Grammaire slavonne, Monastère de l'icône de la Mère de Dieu de Korssoun, Grassac 1994, p. 8).
Or, d'après le site suivant consacré au grabar (գրաբար =arménien classique) http://www.kepeklian.com/blog/category/armenien/grabar/ , le même système se retrouve en arménien; je reproduis en entier cette très intéressante contribution:
Le badiv est une notation spécifique de l’arménien classique qui ressemble à un trait horizontal placé au-dessus d’un mot ou d’une partie de mot. Il signifie que le mot a été abrévié. Le mot arménien badiv պատիւ se traduit par honneur (pour voir un exemple).
Dans la « Grammatica linguae armeniacae » que H. Petermann publie à Berlin en 1837, on peut lire ceci à la page 5 :

La traduction du latin est : (Dieu) pour (Dieu), et j’inverse (a) (dieu) pour un dieu fictif.
Nulle part ailleurs je n’avais vu ce badiv inversé. Et Petermann ne cite malheureusement aucun exemple … Alors curiosité ou phantasme ?
De notre point de vue, l'important n'est pas qu'existe ou n'existe pas en arménien classique le badiv inversé de Petermann. Il n'y a pas, à ma connaissance, de titlo inversé en slavon. Ce qui est intéressant, c'est que le mot arménien pour "dieu" écrit avec le badiv signifie "Dieu", de même que le mot slavon pour "dieu" écrit avec le titlo signifie "Dieu". On voit que le badiv arménien et le titlo slavon jouent le rôle de la majuscule française. Je ne peux quand même pas m'empêcher de penser qu'il y a là une influence arménienne sur le slavon, ce qui irait dans le sens du livre du professeur Schramm.
Toutefois, il est possible que le titlo slavon ne découle pas du badiv arménien, mais que tous deux aient leur origine commune dans les nomina sacra rencontrés dans certains papyri grecs chrétiens du IIIe siècle, où Dieu était abrégé en ΘΣ (bon article sur Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Nomina_sacra ). Oui, mais voilà, les textes liturgiques en grec ne contiennent pas de telles abréviations (on écrit Θεός, et pas ΘΣ, dans les textes liturgiques), alors que les textes liturgiques en slavon ont toujours le titlo. Si l'usage s'est perdu depuis très longtemps en grec et qu'il existe en slavon, pourquoi serait-il absurde d'y voir une influence arménienne?
Il est intéressant de constater qu'en français classique, comme en arménien ou en slavon, l'abréviation (le professeur François Bluche préfère dire le sigle) pouvait aussi représenter la "nuance particulière de respect" que Mme Tsarenkov attribue à juste titre au titlo slavon:
"Le XXe siècle nous engloutit sous les sigles; le XVIIe en usait, lui, avec mesure. Les écrits pieux ou épitaphes, dans la tradition du vieux S.P.Q.R. latin (Senatus popolusque romanus), accueillaient des sigles vénérables: N.D. (Notre-Dame), A.D. (Anno Domini = En l'an du Seigneur), N.S.J.C. (Notre Seigneur Jésus-Christ), etc. La Cour et les chancelleries pratiquaient le V.M. (Votre Majesté), le S.M. (Sa Majesté), le R.T.C. (le roi très chrétien, ou roi de France), le S.M.C. (Sa Majesté Catholique, ou le roi d'Espagne), LL. HH. PP. ("Leurs hautes puissances" = les états généraux de la république des Provinces-Unies)." (François Bluche, in Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, Paris 1990, p. 1449).
Il est clair que, si un jour on se décide à faire enfin de vrais efforts pour que le français fleurisse comme langue liturgique, et pour tenir compte de notre héritage latin, tout en s'inspirant de l'arménien et du slavon liturgique, il faudra bien se décider à publier nos livres liturgiques en reprenant cette tradition d'écrire les noms les plus vénérables sous forme d'initiales. Je signale au passage que l'archimandrite Denis Guillaume d'éternelle mémoire, dans certaines de ses publications, s'inspirait du titlo slavon en imprimant "Sgr" sous titlo pour "Seigneur". Je n'ai rien contre cette pratique, mais je serais encore plus partisan de se mettre d'accord sur un certain nombre de nomina sacra qui ne seraient écrits dans nos textes liturgiques orthodoxes en français que sous formes d'initiales (J.C., etc.) Nous retrouverions ainsi notre héritage latin, notre héritage grec, notre héritage du français classique, tout en étant en ligne avec le grabar et le slavon.
hébraïque), les tableaux des pages 107 à 111 de l'ouvrage de Schramm montrent à quel point l'alphabet glagolitique était inspiré des alphabets arménien et surtout géorgien. La démarche était d'ailleurs logique: les Arméniens et les Géorgiens n'étaient-ils pas deux exemples prestigieux de peuples dont l'écriture avait précisément été inventée pour des raisons liturgiques et religieuses?
Le hasard d'une navigation sur Internet me fait découvrir qu'il pourrait subsister une influence inattendue de l'arménien même dans la graphie actuelle (cyrillique) du slavon. En effet, on sait qu'en slavon, le mot богъ, sans le titlo, signifie idole, tandis que le même mot бгъ avec le titlo (que je n'arrive naturellement pas à reproduire sur mon traitement de texte - j'enrage!) signifie Dieu (cf. Militsa Tsarenkov, Grammaire slavonne, Monastère de l'icône de la Mère de Dieu de Korssoun, Grassac 1994, p. 8).
Or, d'après le site suivant consacré au grabar (գրաբար =arménien classique) http://www.kepeklian.com/blog/category/armenien/grabar/ , le même système se retrouve en arménien; je reproduis en entier cette très intéressante contribution:
Le badiv est une notation spécifique de l’arménien classique qui ressemble à un trait horizontal placé au-dessus d’un mot ou d’une partie de mot. Il signifie que le mot a été abrévié. Le mot arménien badiv պատիւ se traduit par honneur (pour voir un exemple).
Dans la « Grammatica linguae armeniacae » que H. Petermann publie à Berlin en 1837, on peut lire ceci à la page 5 :

La traduction du latin est : (Dieu) pour (Dieu), et j’inverse (a) (dieu) pour un dieu fictif.
Nulle part ailleurs je n’avais vu ce badiv inversé. Et Petermann ne cite malheureusement aucun exemple … Alors curiosité ou phantasme ?
De notre point de vue, l'important n'est pas qu'existe ou n'existe pas en arménien classique le badiv inversé de Petermann. Il n'y a pas, à ma connaissance, de titlo inversé en slavon. Ce qui est intéressant, c'est que le mot arménien pour "dieu" écrit avec le badiv signifie "Dieu", de même que le mot slavon pour "dieu" écrit avec le titlo signifie "Dieu". On voit que le badiv arménien et le titlo slavon jouent le rôle de la majuscule française. Je ne peux quand même pas m'empêcher de penser qu'il y a là une influence arménienne sur le slavon, ce qui irait dans le sens du livre du professeur Schramm.
Toutefois, il est possible que le titlo slavon ne découle pas du badiv arménien, mais que tous deux aient leur origine commune dans les nomina sacra rencontrés dans certains papyri grecs chrétiens du IIIe siècle, où Dieu était abrégé en ΘΣ (bon article sur Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Nomina_sacra ). Oui, mais voilà, les textes liturgiques en grec ne contiennent pas de telles abréviations (on écrit Θεός, et pas ΘΣ, dans les textes liturgiques), alors que les textes liturgiques en slavon ont toujours le titlo. Si l'usage s'est perdu depuis très longtemps en grec et qu'il existe en slavon, pourquoi serait-il absurde d'y voir une influence arménienne?
Il est intéressant de constater qu'en français classique, comme en arménien ou en slavon, l'abréviation (le professeur François Bluche préfère dire le sigle) pouvait aussi représenter la "nuance particulière de respect" que Mme Tsarenkov attribue à juste titre au titlo slavon:
"Le XXe siècle nous engloutit sous les sigles; le XVIIe en usait, lui, avec mesure. Les écrits pieux ou épitaphes, dans la tradition du vieux S.P.Q.R. latin (Senatus popolusque romanus), accueillaient des sigles vénérables: N.D. (Notre-Dame), A.D. (Anno Domini = En l'an du Seigneur), N.S.J.C. (Notre Seigneur Jésus-Christ), etc. La Cour et les chancelleries pratiquaient le V.M. (Votre Majesté), le S.M. (Sa Majesté), le R.T.C. (le roi très chrétien, ou roi de France), le S.M.C. (Sa Majesté Catholique, ou le roi d'Espagne), LL. HH. PP. ("Leurs hautes puissances" = les états généraux de la république des Provinces-Unies)." (François Bluche, in Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, Paris 1990, p. 1449).
Il est clair que, si un jour on se décide à faire enfin de vrais efforts pour que le français fleurisse comme langue liturgique, et pour tenir compte de notre héritage latin, tout en s'inspirant de l'arménien et du slavon liturgique, il faudra bien se décider à publier nos livres liturgiques en reprenant cette tradition d'écrire les noms les plus vénérables sous forme d'initiales. Je signale au passage que l'archimandrite Denis Guillaume d'éternelle mémoire, dans certaines de ses publications, s'inspirait du titlo slavon en imprimant "Sgr" sous titlo pour "Seigneur". Je n'ai rien contre cette pratique, mais je serais encore plus partisan de se mettre d'accord sur un certain nombre de nomina sacra qui ne seraient écrits dans nos textes liturgiques orthodoxes en français que sous formes d'initiales (J.C., etc.) Nous retrouverions ainsi notre héritage latin, notre héritage grec, notre héritage du français classique, tout en étant en ligne avec le grabar et le slavon.