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De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : ven. 27 nov. 2009 20:12
par Claude le Liseur
Le professeur Gottfried Schramm, dont j'ai eu l'occasion de présenter ici viewtopic.php?t=2253 la remarquable recherche sur les origines du christianisme albanais a par ailleurs consacré une partie de son livre Slawisch im Gottesdienst (R. Oldenbourg Verlag, Munich 2007, 208 pages) à un sujet rarement abordé: la manière dont saints Cyrille et Méthode et les premiers missionnaires orthodoxes auprès des Slaves se sont inspirés des alphabets arménien et géorgien pour mettre au point l'alphabet glagolitique, premier alphabet slave. Et, de fait, si l'actuel alphabet cyrillique ressemble pour l'essentiel à un mélange d'alphabet grec et d'alphabet hébreu (pour des lettres comme le ш très fortement inspiré du ש
hébraïque), les tableaux des pages 107 à 111 de l'ouvrage de Schramm montrent à quel point l'alphabet glagolitique était inspiré des alphabets arménien et surtout géorgien. La démarche était d'ailleurs logique: les Arméniens et les Géorgiens n'étaient-ils pas deux exemples prestigieux de peuples dont l'écriture avait précisément été inventée pour des raisons liturgiques et religieuses?

Le hasard d'une navigation sur Internet me fait découvrir qu'il pourrait subsister une influence inattendue de l'arménien même dans la graphie actuelle (cyrillique) du slavon. En effet, on sait qu'en slavon, le mot богъ, sans le titlo, signifie idole, tandis que le même mot бгъ avec le titlo (que je n'arrive naturellement pas à reproduire sur mon traitement de texte - j'enrage!) signifie Dieu (cf. Militsa Tsarenkov, Grammaire slavonne, Monastère de l'icône de la Mère de Dieu de Korssoun, Grassac 1994, p. 8).
Or, d'après le site suivant consacré au grabar (գրաբար =arménien classique) http://www.kepeklian.com/blog/category/armenien/grabar/ , le même système se retrouve en arménien; je reproduis en entier cette très intéressante contribution:

Le badiv est une notation spécifique de l’arménien classique qui ressemble à un trait horizontal placé au-dessus d’un mot ou d’une partie de mot. Il signifie que le mot a été abrévié. Le mot arménien badiv պատիւ se traduit par honneur (pour voir un exemple).

Dans la « Grammatica linguae armeniacae » que H. Petermann publie à Berlin en 1837, on peut lire ceci à la page 5 :

Image

La traduction du latin est : (Dieu) pour (Dieu), et j’inverse (a) (dieu) pour un dieu fictif.

Nulle part ailleurs je n’avais vu ce badiv inversé. Et Petermann ne cite malheureusement aucun exemple … Alors curiosité ou phantasme ?


De notre point de vue, l'important n'est pas qu'existe ou n'existe pas en arménien classique le badiv inversé de Petermann. Il n'y a pas, à ma connaissance, de titlo inversé en slavon. Ce qui est intéressant, c'est que le mot arménien pour "dieu" écrit avec le badiv signifie "Dieu", de même que le mot slavon pour "dieu" écrit avec le titlo signifie "Dieu". On voit que le badiv arménien et le titlo slavon jouent le rôle de la majuscule française. Je ne peux quand même pas m'empêcher de penser qu'il y a là une influence arménienne sur le slavon, ce qui irait dans le sens du livre du professeur Schramm.

Toutefois, il est possible que le titlo slavon ne découle pas du badiv arménien, mais que tous deux aient leur origine commune dans les nomina sacra rencontrés dans certains papyri grecs chrétiens du IIIe siècle, où Dieu était abrégé en ΘΣ (bon article sur Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Nomina_sacra ). Oui, mais voilà, les textes liturgiques en grec ne contiennent pas de telles abréviations (on écrit Θεός, et pas ΘΣ, dans les textes liturgiques), alors que les textes liturgiques en slavon ont toujours le titlo. Si l'usage s'est perdu depuis très longtemps en grec et qu'il existe en slavon, pourquoi serait-il absurde d'y voir une influence arménienne?

Il est intéressant de constater qu'en français classique, comme en arménien ou en slavon, l'abréviation (le professeur François Bluche préfère dire le sigle) pouvait aussi représenter la "nuance particulière de respect" que Mme Tsarenkov attribue à juste titre au titlo slavon:

"Le XXe siècle nous engloutit sous les sigles; le XVIIe en usait, lui, avec mesure. Les écrits pieux ou épitaphes, dans la tradition du vieux S.P.Q.R. latin (Senatus popolusque romanus), accueillaient des sigles vénérables: N.D. (Notre-Dame), A.D. (Anno Domini = En l'an du Seigneur), N.S.J.C. (Notre Seigneur Jésus-Christ), etc. La Cour et les chancelleries pratiquaient le V.M. (Votre Majesté), le S.M. (Sa Majesté), le R.T.C. (le roi très chrétien, ou roi de France), le S.M.C. (Sa Majesté Catholique, ou le roi d'Espagne), LL. HH. PP. ("Leurs hautes puissances" = les états généraux de la république des Provinces-Unies)." (François Bluche, in Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, Paris 1990, p. 1449).

Il est clair que, si un jour on se décide à faire enfin de vrais efforts pour que le français fleurisse comme langue liturgique, et pour tenir compte de notre héritage latin, tout en s'inspirant de l'arménien et du slavon liturgique, il faudra bien se décider à publier nos livres liturgiques en reprenant cette tradition d'écrire les noms les plus vénérables sous forme d'initiales. Je signale au passage que l'archimandrite Denis Guillaume d'éternelle mémoire, dans certaines de ses publications, s'inspirait du titlo slavon en imprimant "Sgr" sous titlo pour "Seigneur". Je n'ai rien contre cette pratique, mais je serais encore plus partisan de se mettre d'accord sur un certain nombre de nomina sacra qui ne seraient écrits dans nos textes liturgiques orthodoxes en français que sous formes d'initiales (J.C., etc.) Nous retrouverions ainsi notre héritage latin, notre héritage grec, notre héritage du français classique, tout en étant en ligne avec le grabar et le slavon.

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : mer. 02 déc. 2009 16:03
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit : (...)
Le hasard d'une navigation sur Internet me fait découvrir qu'il pourrait subsister une influence inattendue de l'arménien même dans la graphie actuelle (cyrillique) du slavon. En effet, on sait qu'en slavon, le mot богъ, sans le titlo, signifie idole, tandis que le même mot бгъ avec le titlo (que je n'arrive naturellement pas à reproduire sur mon traitement de texte - j'enrage!) signifie Dieu (cf. Militsa Tsarenkov, Grammaire slavonne, Monastère de l'icône de la Mère de Dieu de Korssoun, Grassac 1994, p. 8).
Or, d'après le site suivant consacré au grabar (գրաբար =arménien classique) http://www.kepeklian.com/blog/category/armenien/grabar/ , le même système se retrouve en arménien; je reproduis en entier cette très intéressante contribution:

Le badiv est une notation spécifique de l’arménien classique qui ressemble à un trait horizontal placé au-dessus d’un mot ou d’une partie de mot. Il signifie que le mot a été abrévié. Le mot arménien badiv պատիւ se traduit par honneur (pour voir un exemple).

Dans la « Grammatica linguae armeniacae » que H. Petermann publie à Berlin en 1837, on peut lire ceci à la page 5 :

Image

La traduction du latin est : (Dieu) pour (Dieu), et j’inverse (a) (dieu) pour un dieu fictif.

Nulle part ailleurs je n’avais vu ce badiv inversé. Et Petermann ne cite malheureusement aucun exemple … Alors curiosité ou phantasme ?


De notre point de vue, l'important n'est pas qu'existe ou n'existe pas en arménien classique le badiv inversé de Petermann. Il n'y a pas, à ma connaissance, de titlo inversé en slavon. Ce qui est intéressant, c'est que le mot arménien pour "dieu" écrit avec le badiv signifie "Dieu", de même que le mot slavon pour "dieu" écrit avec le titlo signifie "Dieu". On voit que le badiv arménien et le titlo slavon jouent le rôle de la majuscule française. Je ne peux quand même pas m'empêcher de penser qu'il y a là une influence arménienne sur le slavon, ce qui irait dans le sens du livre du professeur Schramm.

Toutefois, il est possible que le titlo slavon ne découle pas du badiv arménien, mais que tous deux aient leur origine commune dans les nomina sacra rencontrés dans certains papyri grecs chrétiens du IIIe siècle, où Dieu était abrégé en ΘΣ (bon article sur Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Nomina_sacra ). Oui, mais voilà, les textes liturgiques en grec ne contiennent pas de telles abréviations (on écrit Θεός, et pas ΘΣ, dans les textes liturgiques), alors que les textes liturgiques en slavon ont toujours le titlo. Si l'usage s'est perdu depuis très longtemps en grec et qu'il existe en slavon, pourquoi serait-il absurde d'y voir une influence arménienne?

(...)
J'aurais plutôt traduit le "diis fictitiis" du texte de Petermann (qui est de toute façon un pluriel) par "des idoles" plutôt que "un dieu fictif"... Ce qui nous ramène au coeur du sujet de ce fil, puisque богъ sans titlo, en slavon, veut précisément dire "idole"... Sans vouloir critiquer le moins du monde le site qui m'a fait découvrir le badiv arménien, d'où j'ai tiré l'extrait de la grammaire de Petermann et qui est une mine en arménologie.

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : mer. 02 déc. 2009 16:13
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit :
Claude le Liseur a écrit : (...)
Le hasard d'une navigation sur Internet me fait découvrir qu'il pourrait subsister une influence inattendue de l'arménien même dans la graphie actuelle (cyrillique) du slavon. En effet, on sait qu'en slavon, le mot богъ, sans le titlo, signifie idole, tandis que le même mot бгъ avec le titlo (que je n'arrive naturellement pas à reproduire sur mon traitement de texte - j'enrage!) signifie Dieu (cf. Militsa Tsarenkov, Grammaire slavonne, Monastère de l'icône de la Mère de Dieu de Korssoun, Grassac 1994, p. 8).
Or, d'après le site suivant consacré au grabar (գրաբար =arménien classique) http://www.kepeklian.com/blog/category/armenien/grabar/ , le même système se retrouve en arménien; je reproduis en entier cette très intéressante contribution:

Le badiv est une notation spécifique de l’arménien classique qui ressemble à un trait horizontal placé au-dessus d’un mot ou d’une partie de mot. Il signifie que le mot a été abrévié. Le mot arménien badiv պատիւ se traduit par honneur (pour voir un exemple).

Dans la « Grammatica linguae armeniacae » que H. Petermann publie à Berlin en 1837, on peut lire ceci à la page 5 :

Image

La traduction du latin est : (Dieu) pour (Dieu), et j’inverse (a) (dieu) pour un dieu fictif.

Nulle part ailleurs je n’avais vu ce badiv inversé. Et Petermann ne cite malheureusement aucun exemple … Alors curiosité ou phantasme ?


De notre point de vue, l'important n'est pas qu'existe ou n'existe pas en arménien classique le badiv inversé de Petermann. Il n'y a pas, à ma connaissance, de titlo inversé en slavon. Ce qui est intéressant, c'est que le mot arménien pour "dieu" écrit avec le badiv signifie "Dieu", de même que le mot slavon pour "dieu" écrit avec le titlo signifie "Dieu". On voit que le badiv arménien et le titlo slavon jouent le rôle de la majuscule française. Je ne peux quand même pas m'empêcher de penser qu'il y a là une influence arménienne sur le slavon, ce qui irait dans le sens du livre du professeur Schramm.

Toutefois, il est possible que le titlo slavon ne découle pas du badiv arménien, mais que tous deux aient leur origine commune dans les nomina sacra rencontrés dans certains papyri grecs chrétiens du IIIe siècle, où Dieu était abrégé en ΘΣ (bon article sur Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Nomina_sacra ). Oui, mais voilà, les textes liturgiques en grec ne contiennent pas de telles abréviations (on écrit Θεός, et pas ΘΣ, dans les textes liturgiques), alors que les textes liturgiques en slavon ont toujours le titlo. Si l'usage s'est perdu depuis très longtemps en grec et qu'il existe en slavon, pourquoi serait-il absurde d'y voir une influence arménienne?

(...)
J'aurais plutôt traduit le "diis fictitiis" du texte de Petermann (qui est de toute façon un pluriel) par "des idoles" plutôt que "un dieu fictif"... Ce qui nous ramène au coeur du sujet de ce fil, puisque богъ sans titlo, en slavon, veut précisément dire "idole"... Sans vouloir critiquer le moins du monde le site qui m'a fait découvrir le badiv arménien, d'où j'ai tiré l'extrait de la grammaire de Petermann et qui est une mine en arménologie.
En effet, un dictionnaire latin en ligne (en attendant que je consulte le Gaffiot que je n'ai pas sous la main ici) http://www.prima-elementa.fr/Dico-f03.html confirme que
fictīcĭus, a, um [fictus] : - 1 - artificiel, faux. - 2 - Ulp. simulé.
Un "dieu artificiel", c'est bien une "idole", et le fait de pouvoir défendre une telle traduction confirme cette analogie entre le badiv de l'arménien classique et le titlo du slavon - analogie dont je persiste à penser qu'elle vient au secours de la thèse de Schramm en montrant à quel point l'évangélisation de l'Arménie et de la Géorgie a servi de modèle pour l'évangélisation des Slaves.

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : mer. 02 déc. 2009 21:51
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit : J'aurais plutôt traduit le "diis fictitiis" du texte de Petermann (qui est de toute façon un pluriel) par "des idoles" plutôt que "un dieu fictif"... Ce qui nous ramène au coeur du sujet de ce fil, puisque богъ sans titlo, en slavon, veut précisément dire "idole"... Sans vouloir critiquer le moins du monde le site qui m'a fait découvrir le badiv arménien, d'où j'ai tiré l'extrait de la grammaire de Petermann et qui est une mine en arménologie.

En effet, un dictionnaire latin en ligne (en attendant que je consulte le Gaffiot que je n'ai pas sous la main ici) http://www.prima-elementa.fr/Dico-f03.html confirme que
fictīcĭus, a, um [fictus] : - 1 - artificiel, faux. - 2 - Ulp. simulé.
Un "dieu artificiel", c'est bien une "idole", et le fait de pouvoir défendre une telle traduction confirme cette analogie entre le badiv de l'arménien classique et le titlo du slavon - analogie dont je persiste à penser qu'elle vient au secours de la thèse de Schramm en montrant à quel point l'évangélisation de l'Arménie et de la Géorgie a servi de modèle pour l'évangélisation des Slaves.
A défaut du Gaffiot, voici ce que dit le dictionnaire que j'utilisais à l'école secondaire:

Henri Goelzer
Dictionnaire latin-français
GF Flammarion, Paris 1966

P. 265:
fictitius,a, um, adj. Voir FICTICIUS.
Ficticius, a, um, adj. Faux, postiche, artificiel. Falsifié.
Donc, ma traduction par "idoles" plutôt que par "faux dieux" peut se justifier: une idole, c'est bien un dieu artificiel. L'analogie entre l'arménien et le slavon est vraiment troublante.

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : sam. 05 déc. 2009 19:49
par Anne Geneviève
Le Goelzer est meilleur que le Gaffiot dès qu'on dépasse l'époque classique.

Excellente traduction, Claude. On pourrait pinailler et dire qu'un dieu artificiel n'est pas toujours une idole mais à l'inverse, une idole est toujours un dieu artificiel, reconstruit à lorgnette humaine.

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : dim. 06 déc. 2009 14:50
par Claude le Liseur
Anne Geneviève a écrit :Excellente traduction, Claude. On pourrait pinailler et dire qu'un dieu artificiel n'est pas toujours une idole mais à l'inverse, une idole est toujours un dieu artificiel, reconstruit à lorgnette humaine.

Merci de votre approbation. D'autant plus que trop de gens succombent à la tentation de s'improviser traducteur de latin parce que cette langue est proche du français. L'académicien Jean Dutourd soulignait un jour que les livres écrits dans d'autres langues que l'anglais sont en général bien traduits en français, tandis que les livres écrits en anglais sont souvent fort mal traduits en français, tout simplement parce que les traducteurs d'allemand connaissent vraiment l'allemand, tandis que tout le monde s'imagine connaître l'anglais. Je crois que le risque existe aussi avec le latin et l'italien où les faux amis abondent.

N.B.: Dommage que Dutourd ait lui-même complètement raté la traduction du Vieil Homme et la Mer (The Old Man and the Sea) de Hemingway...

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : lun. 07 déc. 2009 22:54
par Anne Geneviève
Le principal risque avec le latin, c'est que les lycéens ânonnent du latin classique, Cicéron, Virgile ou Tite Live, et devenus adultes s'imaginent qu'une traduction n'est qu'une version un peu plus longue et qu'il existe effectivement "le" latin. Mais entre Cicéron et disons Alcuin, on trouve autant de divergence qu'entre le français du XVIIe siècle et Alain Robbe-Grillet. Pour ma part, je me dépatouille assez bien avec le latin du haut moyen âge qui est une langue à part entière quoi qu'en pense Adalbert de Vogüe mais je ne me risquerais pas à traduire Virgile ou Horace !

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : mar. 08 déc. 2009 11:05
par Claude le Liseur
Anne Geneviève a écrit :Le principal risque avec le latin, c'est que les lycéens ânonnent du latin classique, Cicéron, Virgile ou Tite Live, et devenus adultes s'imaginent qu'une traduction n'est qu'une version un peu plus longue et qu'il existe effectivement "le" latin. Mais entre Cicéron et disons Alcuin, on trouve autant de divergence qu'entre le français du XVIIe siècle et Alain Robbe-Grillet. Pour ma part, je me dépatouille assez bien avec le latin du haut moyen âge qui est une langue à part entière quoi qu'en pense Adalbert de Vogüe mais je ne me risquerais pas à traduire Virgile ou Horace !
On oublie que le latin a survécu très longtemps à la mort de la dernière personne dont il était la langue maternelle:

- utilisation dans la liturgie catholique romaine jusqu'à nos jours;
- enseignement quasi-obligatoire du latin dans les écoles secondaires en Suisse jusqu'à nos jours (et en France jusqu'à la fin des années 1950);
- message radiodiffusé lu en latin par le président de la Lituanie au moment de l'invasion de son pays par les communistes alliés à Hitler en 1940;
- utilisation du latin dans les congrès de médecine dès lors qu'on abordait les questions sexologiques et vénériennes jusqu'au début du XXe siècle;
- utlisation du latin comme langue administrative dans certaines contrées de la couronne des Habsbourg jusqu'à son remplacement par l'allemand à la fin du XVIIIe siècle;
- utilisation du latin comme langue diplomatique de l'Europe jusqu'à son remplacement par le français en 1713;
- utilisation du latin comme langue de la science et de la philosophie jusqu'à la fin du XVIIe siècle (Descartes, Spinoza et Leibniz publièrent en latin);
- utilisation du latin comme langue administrative dans une partie de la France jusqu'à son interdiction définitive en 1539 (pour les autres pays d'Europe occidentale, le passage des chancelleries du latin aux langues vernaculaires se fait aussi au cours du XVIe siècle; exception, l'Angleterre qui eut comme langues administratives successives le vieil anglais, le français et l'anglais);
- utilisation du latin comme langue littéraire unique jusqu'au IXe siècle.

En réalité, cela ne fait qu'une quarantaine d'années que le latin est vraiment une langue morte. Auparavant, il était encore possible de rencontrer des personnes cultivées (surtout dans le clergé) qui étaient capables de tenir une conversation en latin. L'ancien Premier ministre français Raymond Barre (1924-2007) était l'une des dernières personnes à avoir acquis un tel maniement du latin: à la fin des années 1970, il lui arrivait encore de s'amuser à discuter en latin avec les plus cultivés de ses collaborateurs.
Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur ce déclin récent du latin, qui est en grande partie l'oeuvre des mêmes idéologues qui font la promotion pesante et insupportable de l'anglais. La disparition du latin au cours des cinquante dernières années (le latin conserve toutefois des positions solides dans l'enseignement en Suisse et en Allemagne) relève bien sûr du même phénomène que le déclin de l'allemand en France ou les difficultés de l'espéranto et on voit très bien quelle idéologie mondialiste et euro-mondialiste s'attaque aux vieilles langues de culture de l'Europe (grec, latin, français, allemand, italien...) et à l'espéranto, tous considérés comme des obstacles sur le chemin du lavage de cerveau anglophone qui fera de nous - qui fait déjà de nous - de purs consommateurs, sans passé et sans avenir, sans identité et sans religion (si ce n'est celle de l'oecuménisme, versant religieux du mondialisme et de la haine de soi), juste bons à renflouer les banquiers banqueroutiers, bref des esprits conditionnés à recevoir le message de la pub de Coca-Cola, comme le disait cyniquement M. Le Lay, patron de TF1, la chaîne de télévision qui aura mené le combat le plus constant et le plus acharné contre l'idée même de culture et de civilisation.

Toujours est-il que le latin est quand même une langue dans laquelle on a non seulement pensé et écrit, mais même parlé, pendant des siècles et des siècles après la mort de Cicéron, de Virgile, et même de Juvénal, est que je ne peux souscrire qu'à la remarque d'Anne-Geneviève.

Je signale à cet égard que, même si l'enseignement secondaire met exclusivement l'accent sur le latin classique (je me souviens qu'au cours de mes études, César, Cicéron, Tite-Live, Salluste, Virgile, Ovide et Horace étaient pour ainsi dire les seuls auteurs étudiés), il existe tout de même en français au moins un manuel très accessible pour l'étude du latin médiéval; il a été publié chez Picard:

http://www.amazon.fr/Apprendre-M%C3%A9d ... 295&sr=8-2

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : mer. 09 déc. 2009 19:30
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit : L'ancien Premier ministre français Raymond Barre (1924-2007) était l'une des dernières personnes à avoir acquis un tel maniement du latin: à la fin des années 1970, il lui arrivait encore de s'amuser à discuter en latin avec les plus cultivés de ses collaborateurs.
Je signale au passage que la dernière édition de son célèbre manuel d'économie politique (Presses universitaires de France, Paris 1997: 15e édition pour le tome 1, 11e édition pour le tome 2; édition de 1997 en collaboration avec Frédéric Teulon) est toujours disponible (le tirage, qui n'atteignait même pas 4'000 exemplaires, n'a toujours pas été épuisé en douze ans - sic transit gloria mundi) et que c'est une lecture stimulante à recommander à toute personne qui s'intéresse à l'économie et qui veut réfléchir.

Raymond Barre et Frédéric Teulon

Economie politique

Tome 1, 15e édition refondue, Presses universitaires de France, Paris 1997, 676 pages
Tome 2, 11e édition refondue, Presses universitaires de France, Paris 1997, 770 pages

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : sam. 19 déc. 2009 3:24
par Claude le Liseur
Dans le savant compte-rendu publié en 1997 sur le déchiffrement de l'alphabet caucaso-albanien (lien ici: viewtopic.php?f=1&t=2414 ), MM. Aleksidzé et Mahé nous indiquent l'existence de la pratique des nomina sacra dans l'écriture aghbanienne (page 526):
Sur les maigres copies dont nous disposons aujourd’hui le déchiffrement est très difficile. On a pu repérer un certain nombre de noms sacrés abrégés en deux ou trois lettres surmontées d’un trait d’abréviation. On croît reconnaître les abréviations qui pourraient correspondre à BG, c'est-à-dire *Bixajˇug, « Dieu », et à KS, « Christ ».
Les auteurs font des comparaisons avec le nom de Dieu dans les dialectes udi qui survivent encore aujourd'hui au nord de l'Azerbaïdjan. On ne peut qu'être frappé par la ressemblance. Ainsi, l'udi est bien ce qu'il reste de ce qui fut le prestigieux albanien, langue littéraire et liturgique du deuxième pays au monde à avoir embrassé le christianisme.

En tout cas, quant au sujet qui nous intéresse, l'existence de ces abréviations que MM. Alekisdzé et Mahé décrivent pratiquement comme un titlo slavon est évidemment due à une influence directe du badiv arménien. C'est un arguement supplémentaire en faveur de la thèse d'une influence des expériences caucasiennes sur l'évangélisation des Slaves au IXe siècle.

Re: De l'arménien au français via le slavon: badiv, titlo e.a.

Publié : mar. 22 déc. 2009 18:20
par Claude le Liseur
Claude le Liseur a écrit :
Claude le Liseur a écrit : J'aurais plutôt traduit le "diis fictitiis" du texte de Petermann (qui est de toute façon un pluriel) par "des idoles" plutôt que "un dieu fictif"... Ce qui nous ramène au coeur du sujet de ce fil, puisque богъ sans titlo, en slavon, veut précisément dire "idole"... Sans vouloir critiquer le moins du monde le site qui m'a fait découvrir le badiv arménien, d'où j'ai tiré l'extrait de la grammaire de Petermann et qui est une mine en arménologie.

En effet, un dictionnaire latin en ligne (en attendant que je consulte le Gaffiot que je n'ai pas sous la main ici) http://www.prima-elementa.fr/Dico-f03.html confirme que
fictīcĭus, a, um [fictus] : - 1 - artificiel, faux. - 2 - Ulp. simulé.
Un "dieu artificiel", c'est bien une "idole", et le fait de pouvoir défendre une telle traduction confirme cette analogie entre le badiv de l'arménien classique et le titlo du slavon - analogie dont je persiste à penser qu'elle vient au secours de la thèse de Schramm en montrant à quel point l'évangélisation de l'Arménie et de la Géorgie a servi de modèle pour l'évangélisation des Slaves.
A défaut du Gaffiot, voici ce que dit le dictionnaire que j'utilisais à l'école secondaire:

Henri Goelzer
Dictionnaire latin-français

GF Flammarion, Paris 1966

P. 265:
fictitius,a, um, adj. Voir FICTICIUS.
Ficticius, a, um, adj. Faux, postiche, artificiel. Falsifié.
Donc, ma traduction par "idoles" plutôt que par "faux dieux" peut se justifier: une idole, c'est bien un dieu artificiel. L'analogie entre l'arménien et le slavon est vraiment troublante.

Et voici maintenant, pour aller jusqu'au bout des recherches, la définition du Gaffiot.

Félix Gaffiot

Dictionnaire latin-français
3e édition revue et augmentée sous la direction de Pierre Flobert
Hachette, Paris 2000


Page 671:
ficticius, a, um (fictus), artificiel, qui n'est pas naturel: PLIN. 37, 199 // fondé sur une fiction: actiones ficticiae ULP. Reg 28, 12, actions fictices
Par conséquent, je persiste dans ma traduction: de diis fictitiis = "au sujet des idoles".