Sylvie a écrit :[Cher Lecteur Claude,
Je ne suis pas certaine de bien saisir votre message. Je sens quelques reproches d'un grand frère....
Lorsqu'un théologien catholique romain défend ses "hypothèses" théologiques, je pense que la connaissance du grec et du latin ne feraient qu'augmenter son prestige et l'admiration de ceux qui le suivent, sans rien changer à sa théologie.
La connaissance d'autres langues permet de lire les textes originaux des auteurs. C'est un grand avantage pour ceux qui cherchent la Vérité mais devient une arme redoutable pour ceux qui croient avoir la vérité et qui, par leur manipulation, font dire aux textes ce qu'ils veulent leur faire dire.
(...)
Sylvie-Madeleine
Chère Sylvie,
Je ne suis pas votre "grand frère", et de toute façon, le temps des "grands frères", soviétiques ou autres, est passé. De même qu'est passé le temps des tyrannies ecclésiastiques, sauf pour ceux qui ne peuvent se passer de la "servitude volontaire" qu'évoquait La Boétie.
Je n'ai fait que vous répondre quant au fait que vous sembliez vous étonner que je comprisse certaines langues que vous aviez énumérées. Comme la combinaison français-allemand-anglais est tout à fait fréquente dans ma région et ne présente rien de particulier, j'ai supposé que vous faisiez allusion au grec. Je me suis contenté de vous répondre qu'il me paraissait difficile de ne pas essayer d'acquérir ne serait-ce qu'un peu de grec si l'on veut aller un peu plus au fond des choses en matière de théologie. Bon, c'est très dur, c'est beaucoup d'efforts pour peu de progrès et je ne parlerai jamais le grec comme un Athénien. Mais ce n'est pas de ma faute si la langue de la théologie et la langue de l'Evangile, c'est le grec, et pas le français ou une langue plus proche... Mais l'Orthodoxie, ça ne consiste pas à faire ce qui nous plaît (cf. Romains 15,1). Si je voulais une Eglise facile, je n'aurais qu'à aller fonder la énième "confession" chrétienne (ou, pour parler comme les oecuménistes, rajouter un "poumon" à l'Eglise). Ou alors, je pourrais rejoindre les antoinistes, puisque pour eux, le français est la seule langue qui a le "fluide".
Je m'étonne en effet de ce que j'ai découvert récemment, à savoir qu'il existe maintenant des théologiens catholiques romains qui ne lisent pas un mot de latin, c'est-à-dire des professionnels ou proclamés tels qui n'ont même pas fait l'effort que font les amateurs dans leur domaine. Alors là, oui, je suis choqué. Vous me direz, ils sont issus d'un monde où cela fait longtemps que l'on n'a plus suivi l'exhortation de l'Apôtre que je rappelais plus haut.
Certes, le tableau n'est guère plus brillant de notre côté.
Vous savez, l'enseignement du grec - pourtant langue de base de la théologie chrétienne - a aussi été réduit à peu de chose dans la plupart des facultés de théologie et autres académies ecclésiastiques de la plupart des pays orthodoxes. Deux facteurs ont joué: dans une première phase, au XVIIe siècle, triompha l'idée naïve, répandue par saint Pierre Movila, qu'on ne pourrait répondre à l'uniatisme qu'en utilisant la langue du Vatican. D'où l'apparition dans l'Empire russe de facultés de théologie où la langue d'enseignement était le latin, coupant encore plus la caste sacerdotale de ses racines, de son peuple et de la foi traditionnelle, au profit d'une théologie purement académique où l'on se contentait de répondre aux uniates avec des arguments protestants et aux protestants avec des arguments vaticans, sans jamais rien développer ou rappeler qui fût proprement orthodoxe. Vous savez aussi qu'en Russie, comme dans les autres pays orthodoxes, il y a des noms de familles qui sont typiques pour les familles de prêtres. Or, en Russie, aux traditionnels Ouspensky ou Spassky, d'origine slavonne, sont venus s'ajouter des noms de famille sacerdotale forgés sur le latin, comme Benevolensky (forgé sur
benevolens, bienveillant en latin) - ce fut le nom de famille d'un évêque martyr du joug communiste -, tous noms apparus à partir du XVIIIe siècle, qui ne correspondaient en rien au génie propre de l'Orthodoxie russe et qui relevaient du snobisme lié à la fréquentation de ces écoles de langue latine. Les conséquences ont été catastrophiques et se faisaient encore sentir au début du XXe siècle. Vous pouvez vous référer au livre
Les voies de la théologie russe du RP Georges Florovsky, traduit par Jean-Louis Palierne. Encore à la fin du XIXe siècle, le catholique français Leroy-Beaulieu, dans
L'Empire des tsars et les Russes, écrivait qu'il était surprenant de voir à quel point la part de l'enseignement du grec était faible dans les séminaires orthodoxes russes (inférieure à celle de l'allemand dans bien des cas!).
Dans une deuxième vague, au XXe siècle, on a évacué ou réduit à peu de choses l'enseignement du grec dans bon nombre de séminaires ou de facultés de théologie de divers pays orthodoxes au nom du phylétisme, pour la même raison que certaines paroisses d'émigrés en arrivent à interdire de faire référence à des saints qui ne sont pas de leur nationalité. Le fait de supprimer le grec permettait de montrer qu'on allait faire du neuf, se libérer du poids de deux millénaires, fonder de nouvelles Eglises qui n'auraient plus eu pour but de mener leurs fidèles au Royaume de Dieu mais de guider leur nation vers les succès temporels, dépasser tout ce qui avait été fait jusqu'alors en matière de modernisme et d'oecuménisme, etc. Les conséquences commencent à se faire sentir, et ce n'est qu'un commencement. On va vers une pseudomorphose qui laissera loin derrière elle celle du XVIIe siècle.
Dans un contexte plus général, il ne faut pas oublier que tout le système théologique de la Papauté a été construit entre le XIe et le XIIIe siècles sur l'oubli du grec, l'ignorance des textes originaux, etc. La Vulgate est une traduction bourrée d'erreurs. Thomas d'Aquin écrivait sont traité anti-orthodoxe sur la base de textes tronqués et qu'il ne comprenait vraisemblablement pas. Encore aujourd'hui, au séminaire intégriste d'Ecône, le grec est matière purement facultative - comme si les textes de base nous avaient été transmis en latin... - tant demeure grande la peur que le séminariste ait accès au texte original et finisse par se rendre compte que ces grandes constructions de la scolastique ne reposent que sur du vent. Il y eut un temps où il fallait lire Azzo et Bartole plutôt que le Code de Justinien. Je constate que certains n'ont pas évolué et qu'ils préfèrent encore lire les commentaires scolastiques plutôt que l'Ecriture.
Je ne suis pas en train de succomber à une rage antilatine qui ne serait pas dans mes goûts, vu que je suis latiniste - bien que nettement sur le déclin - et convaincu que les choses ont commencé à mal tourner en Europe à partir du moment où le latin a cessé d'y être la langue internationale. Ce que je veux simplement dire, c'est que cette langue ne peut pas avoir, pour la théologie orthodoxe, la même portée que le grec.
Il y a dans l'Eglise orthodoxe russe aux Etats-Unis un ancien théologien baptiste qui avait autrefois appris fort sérieusement le grec en vue de traduire le Nouveau Testament à l'usage d'une peuplade amérindienne d'Amérique du Sud sur laquelle les baptistes voulaient faire porter leurs efforts. Or, au fur et à mesure qu'il se familiarisait avec le texte grec du Nouveau Testament, il se rendait compte que, dans sa propre confession baptiste, on avait fait des choix pour les éditions anglaises qui ne reflétaient pas ce qui était dans le texte original grec, mais bien les convictions propres de la communauté. Il trouva cette attitude étrange de la part de gens qui se réfèrent à l'Ecriture seule. De fil en aiguille, il arriva à la conviction que seule l'Eglise orthodoxe continuait à enseigner, dans les diverses langues qu'elle utilise, ce qui se trouvait dans le texte original.
Cet exemple illustre à merveille ce que vous dites que, si l'on recherche sincèrement la Vérité, l'étude des textes originaux peut être un grand avantage.
Mais allons un peu plus loin dans les généralités. Dans des buts qui furent d'abord d'assimilation des immigrants européens sur le continent nord-américain, puis ensuite de domination mondiale, les impérialistes ont réussi à faire accroire l'idée délirante que leur langue était "neutre" et si neutre qu'elle pouvait servir de passe-partout pour faire tout et n'importe quoi: que l'on pouvait avoir une vie communautaire dans l'émigration norvégienne sans garder l'usage des langues norvégiennes - exemple donné par le professseur Hagège dans
Halte à la mort des langues -, que l'on pouvait donner des analyses sur l'évolution du marché français sans lire un mot de français - exemple vécu -, etc., etc. Et bien, pour ma part, je ne marche pas dans la combine. Un spécialiste de Kant ou de Nietzsche qui ne lirait pas l'allemand est à mes yeux quelqu'un qui n'a pas les outils de base de sa discipline et il n'a qu'à se faire spécialiste de Sartre si ça lui chante.
Dans le même ordre d'idées, autant il me paraît utile pour un théologien - en employant ce mot dans un sens purement conventionnel et académique - orthodoxe de connaître le grec, autant la connaissance du latin me semble indispensable pour un théologien catholique romain, puisque là, la source est en fait la théologie scolastique dont le plus grand nom reste Thomas d'Aquin. Toujours en restant dans l'acception purement mondaine du terme "théologien", c'est-à-dire comme un grade universitaire, je ne comprends pas comment il est maintenant possible de rencontrer des théologiens catholiques romains qui se bardent de leurs titres et ne possèdent rien des instruments de base de leur discipline, c'est-à-dire au moins un vernis de latin. De même que je suis sceptique à l'égard de ces facultés de théologie orthodoxes qui, au nom du phylétisme, ont réduit l'enseignement du grec à pratiquement rien. Je vous signale au passage que, dans la plupart des facultés de théologie protestantes en Europe occidentale, l'enseignement du grec reste rigoureusement obligatoire. En revanche, je ne comprends pas comment on a pu en arriver là côté orthodoxe et côté romano-catholique. Cela me fait l'effet de facultés qui décerneraient des diplômes de chimie à des gens qui n'auraient jamais entendu parler de la table de Mendeleïev.
Il ne s'agit pas d'être pédant. Il s'agit d'être rigoureux. Et de ne pas tromper le public.
Je ne comprends pas comment on peut en arriver dans le domaine religieux à des aberrations qui seraient impossibles dans d'autres domaines: donner des titres universitaires sans exiger la connaissance au moins rudimentaire des bases de la discipline, affirmer que deux positions contradictoires et exclusives l'une de l'autre sur le même sujet puissent être également vraies (position à la base de l'oecuménisme contemporain), faire dire aux textes le contraire de ce qu'ils affirment, se vanter de connaître les intentions secrètes de tel ou tel patriarche, etc.
Bref, il est possible de s'affirmer n'importe quoi et d'affirmer aussi n'importe quoi sur n'importe quel sujet.
Mais, Dieu merci, il y aura toujours des gens qui prendront sur leur temps de loisir pour étudier, approfondir, gravir des pentes raides, même si cela implique l'apprentissage aride de plusieurs langues anciennes et modernes et la familiarité d'auteurs peu fréquentés en nos temps et sous nos latitudes, sans jouer à être quelque chose ou à se dire quelque chose, sans culte de la personnalité, sans en attendre aucune récompense mondaine, sans satisfaire aucune gloriole, et sans même bénéficier d'aucune gratitude ce ceux qu'ils ont aidés, plagiés et dénigrés par ceux-là mêmes qui ont fait appel à leur aide dans le passé. Dans le domaine orthodoxe, ils sont sans doute plusieurs dizaines dans les pays francophones, vivant à l'écart de la place publique - pour paraphraser Brassens. Jean-Louis Palierne les a évoqués dans
Mais où donc se cache l'Eglise orthodoxe?, et je leur rends hommage.
Notez que je veux bien être ouvert à tout. Je loue fort le métropolite Syméon de Budapest (Patriarcat de Bulgarie) lorsqu'il écrivait: "Là où l'israélite dispose de la Loi de Moïse pour découvrir le Christ, là où le bouddhiste demeure silencieux au seuil de l'ineffable, le musulman, au contraire, mêlant la transcendance sémitique au morcellement nestorien, profère le blasphème en réduisant le Dieu-Homme à l'avant-dernier prophète"(préface au tome 5 de la réédition de l'
Histoire de l'Eglise de l'archiprêtre Wladimir Guettée, Lavardac 1995), manière de dire que l'on peut en effet chercher des convergences avec ceux qui ne prennent pas position. Mais comment affirmer que l'accord existe sur un point quand les parties concernées, bien loin de demeurer silencieuses, ont fait à ce propos des affirmations incompatibles, inconciliables et diamétralement opposées?
En vérité, tout ceci reste pour moi un sujet d'étonnement permanent.