Oui, Marc Bloch et Lucien Febvre sont de ceux sur lesquels il est difficile aujourd’hui de porter un jugement critique. L’école des Annales, bien qu’elle se trouve à son tour reléguée au magasin des Antiquités, est un des piliers du consensus progressiste, de la lecture socio-économique, du primat de l’évolution des classes sociales, de la focalisation de l’Histoire sur les infrastructures, c’est-à-dire du primat des rapports économiques sur la vie des institutions et sur la personnalité des souverains. plus généralement de l’évolution des méthodes de production générant l’histoire des conceptions du monde. Il y avait là comme un écho du rejet de toute personnalisation du pouvoir, considéré comme un phénomène pathologique. Les personnalités et les événements doivent être reléguées dans l’obscurité des “tendances lourdes” qui occupent le devant de la scène.
Sur cette lancée une quantité colossale de travaux de grande valeur ont été produits, qui ont apporté une épaisseur nouvelle à notre représentation de l’histoire. Dans le domaine qui nous intéresse on n’oserait plus parler de la naissance du christianisme sans une longue enquête préalable sur les rapports sociaux de l’époque, sur la floraison des cités autonomes, sur la persistances d’un vieux fond archaïque dans les masses rurales, sur la dominance de la paideia grecque, sur le développement des échanges intra-bassin méditerranéen…
Et puisque les phénomènes de base doivent toujours déterminer les superstructures, et comme me le disait un excellent et vieil ami, étonné de constater que je m’intéressais à l’Orthodoxie non pas comme objet de curiosité, mais comme principe de vie, le schisme Orient-Occident ne peut avoir été qu’une querelle pour le pouvoir. Quel intérêt peut-il donc présenter pour une authentique recherche spirituelle ?
On ne peut pas s’en tenir à cette évolution sur le long terme des rapports de production et aux transformations qu’elle engendre dans les rapports sociaux, dont les cultures ne seraient que la couche la plus visible.
Les personnalités et les institutions montrent bien la part que prend la liberté de l’homme à la création de l’histoire. Les Évangélistes et les Pères soulignent que le Verbe et Fils unique de Dieu, désirant venir parmi nous pour retrouver sa propre image souillée par la boue de nos passions, suscita une première tentative d’unification des nations humaines sous un règne unique et plus précisément l’instant du recensement des habitants de l’Empire d’Auguste, pour naître du sein de la Toute-pure dans une grotte à Bethléem, ville de la tribu de Juda.
Et rendant à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu, l’Église ne craignit point d’obéir à la convocation de Constantin, qui souhaitait restaurer l’unité de l’Empire dont il avait hérité, mais cette fois avec la collaboration de l’Église. Et ce fut le Premier Concile de Nicée. Encore une fois la personne et l’événement s’inscrivaient dans l’histoire. À mesure que l'Empire gréco-romain s'addermissait et développait son droit et ses institutions, l'Église prit part à cette édification et l'adopta.
Chaque homme tente d’inscrire sa marque dans le déroulement de l’histoire. Bien rares sont ceux qui y parviennent. Mais est-ce nécessaire ?
L’Ecclésiaste nous répond :
Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout n’est que vanité
Quel profit y a-t-il pour l’homme de tout le travail qu’il se donne sous le soleil ?
Un âge s’en va, un autre vient, et la terre subsiste toujours.
Le soleil se lève et le soleil se couche, il aspire à ce lieu d’où il se lève.
Le vent va vers le midi et se tourne vers le nord, le vent tourne, et tourne et s’en va, et le vent reprend ses tours.
Tous les torrents vont vers la mer, et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents, là-bas ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire, l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit, et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera, ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera : rien de nouveau sous le soleil !
S’il est une chose dont on puisse dire : Voyez cela, c’est nouveau !
— cela existe déjà depuis les siècles qui nous ont précédés.
Il n’y a aucun souvenir des temps anciens, et quant aux suivants qui viendront, il ne restera d’eux aucun souvenir chez ceux qui viendront après.
Misère de l’homme sans Dieu dirait Pascal. Et pourtant si, il y a du nouveau, il y a eu un événement, et même un enchaînement d’événements. et le jour viendra de la consommation des siècles.
À la Création il n’y avait pas d’histoire, au sens où nous l’entendons : ni possibles, ni futuribles, ni ratages, ni conflits. Seule la volonté divine se déployait dans un perpétuel présent.
Puis le Diable, “Celui qui se met en travers”, le bàton qui se met dans les roues. est venu créer l'incident. Pour nous c'était une immense catastrophe, irréparable, pour le Créateur ce ne fut qu’un incident infime, mais il ne le négligea pas. Il aménagea la catastrophe pour en faire une histoire, celle du Mystère de notre salut, d’un salut qui est offert à tous, et auxquels nous devrons nécessairement tous apporter notre acquiescement. Quelques-uns seront même assez malins pour le refuser. C’est arrivé au minimum à Judas.
Puis un jour viendra où le monde, la Création tout entière, se transformera en Église, en un perpétuel présent, un présent sans histoire, mais non un présent d’immobilité. Ce sera celui où nous pourrons voir la parfaite perfection des parfaits, toiujours à parfaire, s’élevant de perfection en perfection., emportés en une spirale infinie vers l’étreinte réciproque (la
périchorèse des trois Personnes divines.
L’histoire existe, elle est likmitée à ce temps intermédiaire, provisoire, éphémère et transitoire, où nous pôuvons poser des œuvres de piété, ces humbles gestes si multiples que les visiteurs étrangers s’étonnent de ce ritualisme orthodoxe. Un modeste signe de croix est déjà une prière : les démons le voient et ils s’enfuient; Essayez donc de faire faire un signe de Croix à un musulman !
Car ce qu’exprime l’Ecclésiaste, c’est l’absolue vérité de l’homme qui cherche à imprimer la marque de sa volonté propre sur l’histoire. Il vient, il passe, il meurt et il constate : la trace que j’ai laissée est bien faible, et elle est autre que ce qu’il aurait voulu. De quelques hommes on pourrait dire en vérité qu’ils ont laissé un trace. Mais ils n’avaient pas tout prévu et qu’en reste-t-il ?
Et cependant si, il y a bien eu
du nouveau sous le soleil ! Mais ce n’est pas de la volonté ni du désir de l’homme. ne vierge d’Israël, la perle du peuple élu, a donné chair au Fils de Dieu. Même la sagesse et la philosophie des anges n’avait pas été capable de le prévoir, et Gabriel s’écrie : “Tout interdit j’exulte ! Aporô kai existamai !”
C’est le début de l’histoire absolue, l’histoire de l’économie de la condescendance divine. Les Anges proclament “Gloire à Dieu aux plus haut des cieux ! Paix sur terre ! Bienveillance parmi les hommes !”
Maintenant en effet ils peuvent apporter leur humble pierre à l’histoire de leur propre salut. Plongés par trois fois dans la piscine baptismale “au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit”, ils reçoivent de l’évêque “le sceau des dons du saint Esprit” et participent, s’incorporent à l’Assemblée des Saints du dernier Jour” en participant à l’offrande du Pain et du Vin pour que “Celui qui offre et qui est offert” les invite à goûter à son Corps et à boire son Sang en signe de vie éternelle, car c’est bien l’anticipation du jour de Gloire. C'est cela l'histoire véritable.
Mais ce n’est pas notre participation à l’histoire provisoirement présente qui nous assure notre salut. Pour tous ceux qui pensent militer pour un avenir meilleur, pour “changer le monde”, l’avertissement désabusé de l’Ecclésiaste reste toujours valable.
Et ne cherchons pas à "améliorer" l'Église.